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Paegun et son siècle

Soutra d’Amitābha : scène de Paradis
Soutra d’Amitābha : scène de Paradis

© The Trustees of the British Museum

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Le Révérend bouddhiste Kyŏnghan (1298-1374), portant le titre de Paegun (ou « Blanc-Nuage »), est le compilateur du Jikji, une anthologie d’enseignements de l’école bouddhique du Chan. Cette anthologie est devenue célèbre car l’une de ses éditions est la plus ancienne connue (1377) à avoir été imprimée en typographie métallique. Paegun vécut à la fin de la période du royaume du Koryŏ (918-1392), et mourut juste avant le changement de dynastie qui affaiblit la position du bouddhisme dans la péninsule coréenne pendant cinq siècles. Le Jikji est son testament spirituel, et scelle son affiliation à la tradition du Sŏn des Patriarches ainsi qu’à l’école Chan de Linji.

Première biographie de Paegun

Le Jikji, ou Simyo (心要), édition xylographique de 1378 : début de la préface de Sŏng Sadal, à gauche
Le Jikji, ou Simyo (心要), édition xylographique de 1378 : début de la préface de Sŏng Sadal, à gauche |

© The Jangseogak Archives / Archives du Changsŏgak, Académie des Études coréennes (AKS), Sŏngnam, Corée

Autour de 1376, le religieux Sŏkch’an, disciple de Paegun, alla trouver le lettré fonctionnaire Sŏng Sadal (?-1380) pour lui demander de rédiger la préface d’un ouvrage rassemblant les enseignements de son maître, décédé trois ans plus tôt. Pour cela, Sŏkch’an l’informa de ce qu’il savait de l’itinéraire spirituel de Paegun. La 3e lune de 1378, le lettré rédigea une courte biographie en introduction de sa préface, apportant des informations inédites sur la vie du compilateur du Jikji :
« Il y eut un maître de Sŏn dont le nom taboué était Kyŏnghan, et le titre, Paegun, originaire de Kobu [de la province] du Chŏlla. Tôt, il fut lauréat du concours [de recrutement des fonctionnaires], puis changea d’orientation et se retira dans la montagne où il pratiqua l’essentiel des enseignements de manière exclusive. Parvenu à la profondeur de sa conviction, il se rendit dans les deux circuits de la province [chinoise] du Zhejiang en quête du sceau d’autorisation [d’un maître Chan]. »
Sŏng Sadal comble ainsi une importante lacune de la biographie de Paegun en révélant que ce dernier, alors âgé de 53 ans, partit en 1351 étudier la méditation auprès d’un maître Chan dans la Chine de la fin des Yuan (1271-1368). Comme pour les grands maîtres de sa génération, un séjour de pratique et d’études en Chine était le passage obligé pour une reconnaissance officielle auprès de la cour royale coréenne.

Une expérience fondatrice

Dans l’histoire du bouddhisme, le 15e siècle se caractérise au royaume du Koryŏ (918-1392)1 par la généralisation des pratiques du Sŏn (Chan, en chinois) au sein de la plupart des écoles bouddhiques, y compris celles où dominait la dimension savante et lettrée. Parmi les différentes branches du Chan issues de la vigoureuse école de Linji (?- ca. 866), l’enseignement de Mengshan Deyi (1232-ca. 1298), descendant de Linji par la branche de Yangqi (992-1049), particulièrement actif au Sud du fleuve chinois de Yangzi, connut une influence remarquable au Koryŏ. Or, celui-ci prônait la pratique de « l’observation des propos (des maîtres) » kanhwasŏn et l’attestation de l’Éveil par les maîtres expérimentés, consolidant ainsi la construction de généalogies officielles de transmission. De plus, il publia une nouvelle version du Soutra de L’Estrade du Sixième Patriarche dans l’ermitage Xiuxiu qui devint un lieu de passage des pratiquants coréens du Sŏn, religieux ou séculiers, souhaitant marcher sur ses traces. En définitive, l’authentification de l’Éveil des pratiquants du Koryŏ par les maîtres Chan chinois fut considérée comme la voie royale pour accéder à la position de maîtres du roi. Ce fut le cas des grands maîtres de la génération de Paegun.

Le livre sacré où Bouddha recommande de témoigner une reconnaissance profonde au père et à la mère
Le livre sacré où Bouddha recommande de témoigner une reconnaissance profonde au père et à la mère |

Bibliothèque nationale de France

Les grands maîtres de sa génération

La fin du Koryŏ est marquée par le grand règne de Kongmin (r. 1351-1374), qui vit le pouvoir de la dynastie coréenne des Wang restauré après un peu moins d’un siècle de domination des Yuan. Entre 1365 et 1371, Kongmin prit d’abord pour maître un obscur ascète itinérant, connu sous le nom de Sin Ton (?-1371), qui intrigua pour accaparer le pouvoir, et fut exécuté en 1371. Kongmin chercha ensuite à recomposer le clergé bouddhique autour de nouvelles figures spécialistes de la pratique du Sŏn, anciennement évincées par Sin Ton, ou bénéficiant d’une audience à la capitale des Yuan. Pour cela, il s’entoura des moines T’aego Po’u (1302-1381) et Na’ong Hyegŭn (1320-138) qu’il prit pour maîtres. Paegun fut aussi sollicité mais déclina toutefois l’invitation de se rendre à la cour (1357).

Séjour de Paegun dans la Chine des Yuan, 1351-1352
Séjour de Paegun dans la Chine des Yuan, 1351-1352 |

Yannick Bruneton / graphisme : Maylis Gerard. © BnF, Éditions multimédias, 2023


Ces trois maîtres ont partagé l’expérience d’un séjour d’étude en Chine auprès des mêmes maîtres descendant de la lignée de Linji : Zhikong (1289-1364), originaire du Magadha en Inde du Nord, et Shiwu Qinggong (1272-1352), originaire de la province du Jiangsu. Na’ong fut disciple de Zhikong. T’aego fut reconnu officiellement comme disciple de Shiwu. Paegun demanda à prendre pour maître Zhikong mais ce fut auprès de Shiwu qu’il pratiqua le Chan. Les trois grands maîtres de la fin du Koryŏ se connaissaient donc et correspondaient. Toutefois, le destin de leur lignée spirituelle fut inégal.

Le maître dit :
« La pensée est racine, le dharma est poussière, les deux choses sont comme traces à la surface d’un miroir.
Quand traces et impuretés sont entièrement retirées, la lumière commence à apparaître.
Quand pensée et dharma sont ensemble oubliés, la nature [de l’esprit apparaît] dans sa vérité absolue. »

Le Jikji : 44.2. Propos de Yongjia sur pensée et dharma

La fin d’un État protecteur du bouddhisme

Après avoir supprimé les concours mandarinaux, les dirigeants mongols des Yuan les restaurèrent au début du 14e siècle et officialisèrent par la même occasion l’école dite néoconfucéenne (« de la nature et du principe ») des Song qui avait renouvelé la lecture des textes canoniques, corpus fondamental des concours. Or, l’école néoconfucéenne se construisit en réaction contre le bouddhisme d’État flamboyant des Song, qu’il critiqua tout en intégrant certains de ses aspects tels que le questionnement métaphysique sur la nature de l’esprit humain. Une telle politique exerça une influence décisive sur les milieux lettrés coréens qui élaborèrent un discours anti-bouddhique radical. Les politiciens réformateurs envisagèrent ainsi une nouvelle forme d’État privée de sa dimension bouddhique, et agirent pour l’instauration d’une nouvelle dynastie. La dynastie des Yi fut proclamée en 1392, et, dès le début du 15e siècle, ses représentants prirent des mesures drastiques pour supprimer les institutions bouddhiques et ruiner l’économie monastique. Cinq siècles de répression étatique du bouddhisme s’ensuivirent, cas unique en Asie Orientale. Dans ce contexte, le travail de synthèse des enseignements du Sŏn effectué par Paegun revêt une signification particulière.

La Corée du Koryŏ, entre Chine et Japon
La Corée du Koryŏ, entre Chine et Japon |

© BnF, Éditions multimédias, 2023

La fin du parcours de Paegun (1351-1374)

Après son retour de la Chine des Yuan, l’itinéraire de Paegun est documenté, notamment grâce à la compilation posthume de son « recueil de propos », incluant ses archives personnelles. La fin de sa vie présente la particularité de coïncider avec le règne de Kongmin. Blanc-Nuage continua de pratiquer la méditation et correspondit sur une expérience d’Éveil avec son vieux maître Shiwu. Après avoir pérégriné, Blanc-Nuage se fixa dans des monastères de la région correspondant à l’actuelle province du Hwanghae, près de Haeju (monastère d’An’guk à partir de 1354), proche de la cour de Kaesong. Il fut nommé supérieur des monastères de Sin’gwang (1364) et de Hŭngsŏng (ca. 1365), mais démissionna à chaque fois peu après, fuyant les hautes fonctions sous prétexte de vieillesse et d’inutilité. Il fut cependant nommé assesseur du dernier concours d’État des religieux en 1370, présidé par Na’ong. Il semble que seules la pratique et la transmission de l’enseignement du Sŏn des patriarches le préoccupaient. Aussi, en 1372, répondit-il favorablement à la demande de l’un de ses disciples de compiler les propos qu’il considérait comme les plus efficaces pour guider les pratiquants jusqu’à l’Éveil.

Pensez à l’arbre devant la porte
Capable d’accueillir les oiseaux qui s’y posent ou s’envolent.
Ceux qui viennent appellent sans intention,
Les corps qui s’élèvent n’aspirent pas à y retourner.
Si l’esprit des hommes était comme cet arbre,
De la Voie, ils ne s’éloigneraient pas !

Le Jikji : 97.3. Stance de Jundun sur l’arbre devant la porte

Blanc Nuage acheva sa vie terrestre au monastère de Ch’wi’am près de Yŏju dans l’actuelle région du Kyŏnggi, dont la localisation est incertaine, mais où furent publiées ses œuvres grâce aux soins de ses disciples.

Sites liés à l’activité de Paegun dans la Corée du  Koryŏ
Sites liés à l’activité de Paegun dans la Corée du  Koryŏ |

Yannick Bruneton / graphisme : Maylis Gerard. © BnF, Éditions multimédias, 2023

Une postérité difficile

Propos recueillis du Révérend Paegun
Propos recueillis du Révérend Paegun |

© Kyujanggak Institute for Korean Studies

À l’instar des disciples des grands maîtres bouddhistes de la Corée médiévale, ceux de Paegun voulurent perpétuer sa mémoire et faire prospérer son enseignement en publiant à la fois la compilation du Jikji et son recueil de propos, le Paegunhwasang ŏrok, grâce à la générosité de la religieuse Myodŏk. Ce qui fut exécuté promptement entre 1377 et 1378.
Préfaces et postfaces existantes de ces éditions, ainsi que les informations relatives à leur impression, nous renseignent sur leur identité, leur nombre, et le rôle qu’ils jouèrent dans ces entreprises éditoriales. Si l’on ajoute à cela les éléments présents dans les Propos recueillis du Révérend Paegun, on s’aperçoit que le réseau formé par les disciples du compilateur du Jikji s’élève tout au plus à une trentaine de personnes, dont certaines étaient également disciples de Na’ong et de T’aego, qui en comptaient bien plus. Une partie des efforts des religieux tels que Sŏkch’an, Pŏmnin, Talcham ou Chŏnghye fut ainsi anéantie par le changement de dynastie et la répression du bouddhisme. Seuls les réseaux bouddhistes les plus étendus et les plus solides purent y résister.

Aux 17e et 18e siècles, les descendants dans le Dharma de la lignée de T’aego reconstruisirent la tradition, officialisant la lignée dont l’ordre bouddhique de Jogye se réclame aujourd’hui le dépositaire.

Notes

  1. L'histoire coréenne est généralement divisée comme suit :
    – Les Trois Royaumes (57 av. J.-C.–668 apr. J.-C.)
    – Le Grand Silla (668–918)
    – Le Koryŏ (918–1392)
    – Le Chosŏn (1392–1897)
    – L’Empire de Corée (1897–1910)
    – Annexion par le Japon (1910–1945)
    – Libération et Corée sous influence américaine et soviétique (1945–1948)
    – Fondation des deux Républiques coréennes du Sud et du Nord (depuis 1948)

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l’exposition « Imprimer ! » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 12 avril au 16 juillet 2023 

Lien permanent

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