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L’Afrique : entre histoire et poésie

Pétrarque
La continence de Scipion
La continence de Scipion

Domaine public / CC0

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L’Afrique (Africa) est l'œuvre sur laquelle Pétrarque a fondé le plus d'espoirs. Ce long poème dédié à Scipion l’Africain devait lui apporter la gloire et l’immortalité, en chantant des événements oubliés. Laissé de côté, repris puis abandonné, il fut surtout un échec littéraire… tout en étant très célèbre parmi ses contemporains.
 

Une composition chaotique

Fontaine-de-Vaucluse, 10 avril 1338 : Pétrarque vient d'acheter une maison dans le village. Il a pour projet de se tenir désormais à l’écart du bruit de la cour d'Avignon toute proche, de cultiver un laurier et d'écrire de la poésie. C'est un matin de printemps, le matin du Vendredi Saint (du moins selon ce qu'il affirme lui-même quelques années plus tard dans l'épître Ad Posteritatem) : une date symbolique car elle marque l'anniversaire de sa rencontre avec Laure. Il commence à écrire les vers d'une nouvelle œuvre. Son but ? Trouver la gloire et rappeler les muses d'un exil séculaire, en chantant des événements jamais entendu auparavant (« non audita procul »).

Au cours des trois années suivantes, Pétrarque se consacre à l'écriture avec beaucoup d'enthousiasme (« magno impetu »), bien conscient de « l'audace » du projet et de la grandeur ambitieuse de l’œuvre (« magna operis fundamenta »). Il compose bientôt les deux premiers livres, qu'il lit pendant le bref séjour qu’il passe à Naples au printemps 1341 avec Robert d'Anjou. Le roi, accueillant le poème, lui aurait demandé d'en être le dédicataire.

Carlin de Robert d'Anjou
Carlin de Robert d'Anjou |

Bibliothèque nationale de France

À Parme, où Pétrarque séjourna entre avril 1341 et l'hiver 1342, son travail est ravivé par l'enthousiasme pour la reconnaissance qu'il vient de recevoir sous forme d’une couronne de laurier qui lui est conférée solennellement à Rome. Mais dans les années suivantes, il devient moins intense, notamment en raison de la mort du souverain napolitain en 1343. Les corrections et les ajouts se poursuivent avec une énergie décroissante dans les années qui suivent. Alors que Pétrarque commence à concevoir des œuvres ascétiques et morales les plus exigeantes telles que le Secretum, avec l'intention de se présenter à ses lecteurs plus comme un philosophe que comme un poète, son intérêt pour les vers de l'Afrique s’effiloche. À partir des années 1350, il abandonne le poème.

En raison de sa longue histoire d'abandons et de renaissances soudaines, ainsi que de ses nombreuses lacunes, L’Afrique doit être considérée comme inachevée. Malgré l'insistance de ses amis, Pétrarque a toujours refusé de la publier et seule ladite « complainte de Mago » a circulé de son vivant.

L'intrigue

Scipion l’Africain
Scipion l’Africain |

© 2014 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Tony Querrec

Le poème, en hexamètres (vers de six syllabes), est dédié à la figure de Scipion l'Africain et à ses exploits victorieux au cours des dernières phases de la deuxième guerre punique (204-202 av. J.-C.). Grand général de la république romaine, il mena en effet campagne contre Carthage et Hannibal, avec l’aide du prince Massinissa. Mais Scipion n'est pas seulement un héros épique qui témoigne de la grandeur de Rome ; il est aussi un personnage important de l'Antiquité tardive et du Moyen Âge. Dans le Somnium Scipionis (le Songe de Scipion), une partie du De re publica de Cicéron, il apparaît en rêve à son petit-fils adoptif, Scipion Émilien, lui révélant son destin futur et la place de la Terre et de l'homme dans l'univers. Cet épisode est commenté au 5e siècle par Macrobe dans un ouvrage fondamental pour la philosophie morale, qui le désigne comme un exemple de vertu parce qu’il révèle les récompenses qui attendent l'homme vertueux dans une autre vie.

L’Afrique se divise en neuf livres. Le songe de Scipion, à qui son père apparaît pour lui révéler les gloires futures de Rome jusqu'à Auguste, est le sujet des livres I et II. Au livre III, l'action se déplace en Afrique, au palais de Syphax, où les vertus des Carthaginois et des Romains sont célébrées lors d'un banquet. Le livre IV, qui est en grande partie incomplet, contient un éloge de Scipion par son ami Lélius. Il manque la deuxième partie, qui aurait dû raconter le débarquement de Scipion en Afrique et la victoire de Lélius et de son allié, le prince berbère Massinissa, contre Syphax, allié de Carthage. Le livre V est consacré à l'histoire d'amour entre Sofonisba, la femme de Syphax, et Massinissa, qui est contraint de l'abandonner à son destin tragique. C'est au livre VI qu'intervient l'histoire, tirée de l'Ab urbe condita de Tite-Live, que Pétrarque venait de découvrir : elle raconte les campagnes victorieuses de Scipion en Afrique et la retraite d'Hannibal d'Italie, au cours de laquelle son frère Mago, mortellement blessé, prononce une célèbre complainte sur les illusions de la vie qui l'abandonne. Les livres VII et VIII sont consacrés aux victoires écrasantes de Scipion culminant avec le triomphe de Zama et la reddition de Carthage. Enfin, le livre IX raconte le retour de Scipion en vue du triomphe. Le poète Ennius est également sur le navire qui le ramène à Rome, voit apparaître en rêve l'âme d'Homère, qui désigne Pétrarque lui-même comme étant le poète destiné à mettre en lumière la gloire de Scipion et de Rome.

Trois épisodes du poème : l'amour, le mythe, la mort.

Dans la construction lourde du poème, certains épisodes se distinguent par leur richesse descriptive et leur pathos : la rencontre entre Massinissa et Sofonisba et leur histoire d'amour tragique; la description des peintures des anciens dieux dans le palais de Syphax ou encore la complainte de Magon mourant.

L'amour

Triomphe de la Chasteté
Triomphe de la Chasteté |

Bibliothèque nationale de France

Le portrait de Sofonisba par lequel s'ouvre le livre V est une description de femme (descriptio mulieris) inspirée des canons rhétoriques des arts médiévaux : la femme, belle dans sa blancheur neigeuse, avec des galons d'or et un teint d'ivoire, non sans une expression forte qui rappelle sa vertu, assume dans une description unique et compacte tous les traits extérieurs de Laura qui seront repris de manière éparse et fragmentaire dans le Canzoniere. Massinissa tombe éperdument amoureux d’elle, mais comme Énée Didon, il finit par la sacrifier à ses devoirs et à sa fidélité à Rome.

Portrait de Sofonisba

Pétrarque, L’Afrique, livre V, vers 28-34
[…] Mais la royale épouse
Par son rayonnement ces splendeurs effaçait.
Les astres n’eussent...
Lire l'extrait

Le mythe

Au début du troisième livre, le poète raconte l'arrivée de Lélius au palais de Syphax, où il a été envoyé par Scipion pour tenter de faire alliance avec le prince numide. La narration est interrompue pour décrire l'émerveillement ressenti par le général romain devant les murs du palais, décorés de fresques avec des images du zodiaque et des dieux païens. Pétrarque partage ces lignes avec son ami Pierre Bersuire qui le loue en le décrivant comme un instigateur de la culture antique après de nombreux siècles. C’est l'un des premiers et des plus enthousiastes témoignages du projet humaniste de Pétrarque qui le décrit comme « un excellent poète et orateur et expert en philosophie morale ainsi que dans les disciplines historiques et poétiques, le seul capable de décrire élégamment ces images ».

Lélius arrive dans un palais magnifique

Pétrarque, L’Afrique, livre III, v. 87-107
Il se rend chez le roi… Des colonnes de neige Soutenaient l’atrium. Orné du métal fauve
Le palais...
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La mort

La complainte de Magon, dans le sixième livre, a été lue à Barbato da Sulmona lors de son deuxième séjour napolitain en 1343, ce qui aurait conduit le texte à circuler largement et de manière autonome. Ces quelques vers, trente-quatre seulement, les seuls connus alors de l'ouvrage, auraient attiré beaucoup de critiques à l'auteur, auquel on aurait reproché d’avoir mis dans la bouche d'un païen, mourant, des paroles dignes d'un chrétien. Pétrarque aurait répondu, dans une lettre à Boccace, que l'âme humaine, au moment de la mort, à toutes les époques, dans toutes les cultures et sous toutes les religions, éprouve toujours les mêmes émotions. « Qu'y a-t-il de chrétien et de moins humain et commun à tous les peuples, que la douleur, les pleurs et le repentir au moment ultime ? »

La complainte de Magon

Pétrarque, L’Afrique, livre VI, vers 884-918
À présent qu’il peut voir la côte qui s’éloigne
La douleur qui s’accroît et la fin qui approche Lire l'extrait

Un projet raté

L'Afrique ne doit pas être considérée comme une œuvre inachevée parce qu'elle ne se compose que de neuf livres, et non de douze, nombre habituel des épopées : l’action est accomplie. Son inachèvement est du aux nombreuses imperfections et lacunes qu’elle présente, en particulier dans les quatrième et neuvième livres. L'humaniste Pier Paolo Vergerio, qui en 1396 disposait du manuscrit écrit de la main de l’auteur pour en faire une édition, déplorait la présence de phrases inachevées (« sententiae imperfectae »), signe de l'incomplétude du poème. Surtout, l'œuvre n'a jamais circulé du vivant de son auteur, à l'exception des deux courts passages du palais de Syphax et de la complainte de Magon.

C'est une œuvre qui n'a pas su suivre son temps : l'ambitieux projet de restaurer l'épopée classique en proposant un nouveau modèle virgilien, qui respecte la vérité des faits transmis par les sources historiques, était voué à l'échec, car étranger à la poésie. Malgré le désir de se conformer à la leçon des anciens, la poésie de l'Afrique est alourdie par la recherche de détails érudits : c'est une œuvre qui s'inspire plus de la prose historique antique que des antécédents poétiques, tournée plus vers le style de l'historien Tite-Live — dont Pétrarque fut un grand admirateur — que vers celui du poète Virgile. Des passages entiers de Tite-Live sont repris et contraints avec difficulté dans des hexamètres. Le résultat reste très souvent médiocre, avec une composition froide, apathique, dénuée de dynamisme et d'authentique maîtrise. Les humanistes eux-mêmes ne l'aimaient pas, parce qu'ils y voyaient la prégnance de modèles et d'auteurs médiévaux ; et pourtant l'Afrique demeure l'œuvre littéraire la plus célèbre produite par un auteur italien en latin. 

Les Romains conduits par Scipion traversent la mer en direction de l'Afrique
Les Romains conduits par Scipion traversent la mer en direction de l'Afrique |

Bibliothèque nationale de France

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition « L'Invention de la Renaissance. L'humaniste, le prince et l'artiste », présentée à la BnF du 20 février au 16 juin 2024.

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