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Extrait

La complainte de Magon

Pétrarque, L’Afrique, livre VI, vers 884-918
La complaine de Magon est le seul passage de l'Afrique de Pétrarque qui a circulé du vivant de son auteur. Magon, frère d'Hannibal, meurt en combattant Rome. Avant de rendre le dernier soupir, il se désole, se repent et confesse ses fautes, à la manière chrétienne. Un choix narratif qui entraîna de vives critiques.

À présent qu’il peut voir la côte qui s’éloigne
La douleur qui s’accroît et la fin qui approche
De poignants aiguillons époinçonnent Magon,
Qui, se voyant mourir, s’épanche tristement :
« Las ! quel triste épilogue à si haute fortune !
Le bonheur nous aveugle : ô folie des puissants,
Qui rient dessus l’abîme. Il n’est pas d’autre fond
À toutes ces tempêtes. Qui gagne les hauteurs
Est promis à la chute. Ô faite des honneurs
Si instable, espoir vain, fausse gloire, parée
De flatteuses promesses. Hélas ! vie incertaine,
Vouée toute au labeur, et mort aussi certaine
Qu’elle est imprévisible. Hélas, quel sort injuste
Est le nôtre sur terre. Les animaux reposent,
L’homme, sans reposer, dans l’angoisse des jours,
Se hâte vers la mort. Ô mort, toi, bienfaisante,
Seule, nous désabuses et dissipes nos songes.
À présent, malheureux, je vois la vanité
Des biens accumulés, des défis relevés,
Des hasards traversés. L’homme voudrait, mortel,
S’élever jusqu’aux astres : le Trépas lui enseigne
Sa vraie place. À quoi bon envahir le Latium
Et brûler ses maisons ? ruiner l’ordre du monde ?
Infliger aux cités le désastre et le deuil ?
À quoi bon élever en marbre des palais
Orgueilleux, s’il fallait qu’une mauvaise étoile
Me fît périr ainsi en mer ? Et toi, mon frère,
Quels projets ourdis-tu, ignorant ton destin
Et le mien ? » Il se tait, son âme libérée
S’élève dans les airs assez pour embrasser
À la même distance les deux villes rivales,
Heureuse de partir avant l’heure, sans voir
Les ultimes désastres et la honte jetés sur des armes illustres
Et, ajoutées aux siennes, les souffrances d’un frère, celles de la patrie.

Pétrarque, L’Afrique, tr. Pierre Laurens, Paris : Les Belles Lettres, 2006, vol. 2 p. 58-60.
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