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Le Canzoniere : un classique aux sources de la poésie moderne

Pétrarque
Laure
Laure

© KHM-Museumsverband / CC BY-NC-SA

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Le Canzoniere de Pétrarque est un chef-d’œuvre fondateur de la poésie lyrique européenne. Construit autour du mythe de Daphné, il a influencé de nombreuses générations de poètes italiens et européens, qui y ont appris la grammaire du lyrisme.

Sur le tronc encore vert de la tradition lyrique provençale, revivifée par le stil nuovo  style nouveau ») de Dante et Cavalcanti, se greffe la volonté de Pétrarque de renouveler la littérature dans une voie humaniste. De cette confluence entre la redécouverte des poètes antiques et l’heureux filon de la poésie lyrique vernaculaire naissent les poèmes du Canzoniere, classique par excellence de la littérature italienne.

L’œuvre d’une vie

Scène de naufrage
Scène de naufrage |

Bibliothèque nationale de France

Pétrarque a travaillé sur son recueil de poèmes lyriques pendant plus de quarante ans. La première rencontre avec Laure, la femme aimée et chantée dans l’œuvre, remonterait à 1327, alors que Pétrarque a 23 ans, tandis que les derniers poèmes expriment les sentiments d’un homme fatigué et proche de la mort.

La composition de l’œuvre a connu de nombreuses phases différentes. Elle est achevée, dans ses grandes lignes (premier sonnet, division en deux parties), en 1351. Mais après cette date, l’auteur a encore ajouté des compositions à la fin de la première et de la deuxième partie et a réarrangé les derniers poèmes.

Le manuscrit qui transmet le Canzionere dans sa version définitive appartient actuellement à la Bibliothèque Apostolique Vaticane. Il a été écrit d’abord par un copiste de confiance, puis personnellement par Pétrarque de 1368 à 1374, année de sa mort, et porte le titre original de l’œuvre, Rerum vulgarium fragmenta,  Fragments de choses vulgaires »). Pendant longtemps, le recueil a été désigné par le titre de Rime ou Rime sparse Rimes éparses »), selon une expression qui apparaît dans le premier vers de l’œuvre (« Voi ch’ascoltate in rime sparse il suono », « Ô vous qui recherchez dans mes rimes éparses / l’écho] », ou même simplement Il Petrarca Le Pétrarque »). Canzoniere est donc un titre générique, et non pas celui donné par l'auteur, mais il s’est imposé depuis le 16e siècle.

Les trois cent soixante-six poèmes qui le composent, pour la plupart des sonnets, peuvent se superposer à un calendrier idéal : si la date de la rencontre de l’amour est le 6 avril (comme l’indique ailleurs l’auteur), le passage à la deuxième partie (chanson 264) coïncide avec Noël, symbole de renouveau généré par la mutatio animi transformation de l’âme ») de l’auteur.

« Laura mia »

Jeune dame dessous un vert laurier
je vis, plus blanche et plus froide que neige
non touchée du soleil depuis maintes années

Pétrarque, Canzoniere, XXX 1-3 (tr. G. Genot)

L’amour pour Laure est le thème principal de l’œuvre, dans laquelle s’entremêlent aussi prises de position politiques, appels aux seigneurs de l’époque, chants pour les croisades, professions d’amitié envers la famille Colonna et prières (une invocation à la Vierge Marie clôt le Canzoniere).

Pétrarque et Laure dans un cœur
Pétrarque et Laure dans un cœur |

Bibliothèque nationale de France

Portrait de Laure
Portrait de Laure |

© Victoria and Albert Museum, London

Les plus anciennes compositions sont groupées autour de la figure de Laure, femme belle, vertueuse, silencieuse, indifférente à l’amour du poète. Son nom, exprimé sous la forme chère à la poésie provençale du senhal nom caché »), renvoie au mythe de la nymphe Daphné, dont le nom en grec signifie « laurier », et qui fut, dans les Métamorphoses d’Ovide aimée par Apollon dieu de la poésie. Il rappelle également le laurier dont les poètes sont couronnés, et doncla gloire poétique que Pétrarque recherchait dans sa jeunesse.

Quel désir de laurier ou de quel myrte ?

Pétrarque, Canzoniere, VII, 10 (tr. G. Genot)

Par la suite, le poète réalisant que l’amour ne peut être concilié avec l’âge mûr, ni l’ambition avec un chemin de perfection morale, la mort submerge Laure.  La deuxième partie du recueil est consacrée à des poèmes à sa mémoire et à une réflexion sur sa propre existence.

Beaucoup, depuis les contemporains de Pétrarque, ont essayé de donner un nom et un visage à Laure, mais les propositions d’identification se heurtent au peu de choses que le recueil rapporte d’elle. La légende de la rencontre entre le poète et la femme à Avignon dans l’église Sainte-Claire le 6 avril 1327, naît d’une note de la main de Pétrarque sur un manuscrit de Virgile de la Bibliothèque Ambrosienne de Milan (le Virgile Ambrosien) où le poète enregistre la mort de sa femme bien-aimée survenue en 1348, également un 6 avril. Cependant, le texte du Canzoniere, comme l’ont déjà noté les commentateurs de la Renaissance, porte des indications différentes sur l’occasion de leur première rencontre, ce qui laisse planer un doute sur la réalité de son existence.

Que dois-je faire ? amour, que me conseilles-tu ?
Temps est bien de mourir,
Et ai tardé plus que je ne voudrais.
Madame est morte, elle a avec elle mon cœur.

Pétrarque, Canzoniere, CCLXVIII 1-4 (tr. G. Genot)

Le miroir de l’âme

Le Cose volgari di messer Francesco Petrarcha
Le Cose volgari di messer Francesco Petrarcha |

Bibliothèque nationale de France

Dans le Canzoniere, Pétrarque expose à ses lecteurs sa propre intériorité, le spectacle de son âme :  non seulement son sentiment amoureux, mais aussi, sous l’influence des Confessions de saint Augustin) ses hésitations et ses incertitudes, ses désirs et ses erreurs, ses larmes amoureuses et son intention d’échapper à la paresse pour parvenir à l’élévation de son âme, afin de quitter la « prison mortelle » terrestre pour accéder au ciel.

Le premier sonnet, fait alterner la honte de son passé et la conscience présente « que ce qui plaît au monde est un songe éphémère ». Il invite le lecteur à lire dans l’œuvre un chemin de renoncement progressif aux passions terrestres – le désir sensuel, qui s’est d’abord manifesté dans la vie et l’écriture, puis l’amour pour les lauriers, incarnation d’undésir de gloire – afin de se destiner à la perfection morale.

Et d'avoir divagué la vergogne est le fruit,
et repentir, et connaissance claire
que ce qui plaît au monde est, sans durée, un songe

Pétrarque, Canzoniere, I 11-13 (tr. G. Génot)

Le poète fait également preuve d’un sens lucide, profond et cruel du temps. Celui-ci est exacerbé par le fait que l’écriture du Canzoniere a occupé une grande partie de sa vie, de sorte qu’il enregistre les changements subis au fil des ans à la fois par Pétrarque et par Laure. Le temps lui fait changer de style et transforme ses valeurs poétiques et philosophiques, dans le sens de la « paix », dernier mot de l’œuvre.

Ainsi j'ai pris le chant et la couleur du cygne

Pétrarque, Canzoniere, XXIII 60 (tr. G. Génot)

Un modèle de poésie pour l’Europe

Le Canzoniere de Pétrarque est d’abord une œuvre chère aux poètes, qui y voient l’expression d’un thème universel : la transformation de la personnalité du poète au fil du temps, qui crée une coexistence dans un même sujet de voix différentes, changeantes, inhomogènes et pourtant incluses dans une seule personnalité. Les lecteurs peuvent apprécier aussi sa précieuse mosaïque de souvenirs poétiques, la recherche d’une perfection et la maîtrise métrique et phonique.

Les cheveux d'or étaient à l'aure épars
Qui en mille doux nœuds les emmêlait

Pétrarque, Canzoniere, XC 1-2 (tr. G. Génot)

Parce qu’elle a fixé des formes poétiques exemplaires dans la tradition, l’œuvre a été souvent été imitée et traduite et continuellement réécrite, au moins jusqu’au début du 20e siècle. Dès le deuxième quart du 16e siècle,  Pietro Bembo, l’un des écrivains italiens les plus influents de tous les temps, la prend comme modèle normatif de langage et de poésie, fondant ainsi le pétrarquisme. Ce mouvement de grande ampleur inclut des poètes lyriques riches en idées originales comme Michel-Ange et Giovanni Della Casa, mais touche également des poètes épiques tels que l’Arioste et le Tasse, en particulier dans les scènes d’amour.

La fortune de Pétrarque ne concerne pas seulement la poésie : des portraits de jeunes et de dames tenant un « Petrarchino », une petite édition du Canzoniere, se répandent à partir de la première moitié du 15e siècle, témoignant de la façon dont la fortune du genre lyrique a été favorisée par la diffusion de l’imprimerie. Le pétrarquisme s’estompe au 17e siècle suivant, mais est ensuite relancé en réaction au « mauvais goût » baroque des poètes d’Arcadie, qui a inspiré le jeune Leopardi.

Homme tenant un volume de Pétrarque
Homme tenant un volume de Pétrarque |

Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2023

Laura Battiferri
Laura Battiferri |

Wikimédia Commons / Domaine public

L’imitation du Canzoniere s’est étendu dès le 16e siècle à toute l’Europe : en Espagne, un ami de Bembo, Andrea Navagero, convainc les poètes Garcilaso de la Vega et Juan Boscàn d’écrire à la manière de Pétrarque ; en France, il inspire les poètes de la Pléiade, comme Ronsard (qui fut aussi un chercheur passionné des reliques pétrarquiennes) et Maurice Scève ; en Angleterre, il est à l’origine de la grande période littéraire de l’époque élisabéthaine, influençant Thomas Wyatt, Philip Sidney, Edmund Spenser et, à travers eux, William Shakespeare ; en Allemagne, enfin, des centaines de poètes, de Martin Opitz à Goethe, se sont essayés à l’imitation de la poésie lyrique de Pétrarque et de son chef-d’œuvre.

Pietro Bembo
Pietro Bembo |

Domaine public

Pierre de Ronsard
Pierre de Ronsard |

Bibliothèque nationale de France

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition « L'Invention de la Renaissance. L'humaniste, le prince et l'artiste », présentée à la BnF du 20 février au 16 juin 2024.

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