Le monde, un et pluriel

Bibliothèque nationale de France
Carte d’Europe divisée en ses empires et royaumes, dressée par M. l’abbé Clouet, de l’Académie royale de Rouen
La pensée des Lumières est la plus prestigieuse contribution de l’Europe à l’histoire des civilisations. Elle n’aurait pu naître dans un seul pays : ses principaux acteurs profitent de leur familiarité avec les mœurs étrangères pour mieux analyser leurs propres institutions et coutumes ; ils sollicitent l’avis des autres Européens pour confirmer la justesse de leurs vues. Sans l’Europe, pas de Lumières ; mais sans les Lumières, pas d’Europe. C’est pour la première fois en effet que celle-ci ne sera plus pensée en tant qu’unité – celle de la religion, celle de l’empire – mais en tant que pluralité, ce qui est la condition d’une critique indépendante et constructive. L’Europe des Lumières est un espace à la fois un et multiple, où circulent librement les idées – et aussi quelques individus intrépides, lointains ancêtres des Européens d’aujourd’hui.
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Tout ce qui tient intimement à la nature humaine se ressemble d'un bout de l'univers à l'autre.
Tous les hommes participent d'une même nature, l'histoire et la géographie suffisent pour expliquer les différences entre eux. La tradition du droit naturel enseigne qu‘ils possèdent certains droits en tant que membres de l'espèce (ce qu'on appellera à la fin du siècle les « droits de l'homme »). Le bien et le juste, valeurs strictement humaines, se trouvent eux aussi fondés dans l'universalité et l'égalité.

Homme masqué de l’île Sandwich
Lors de son dernier voyage, de 1776 à 1779, James Cook découvre un archipel (les actuelles îles Hawaii) qu’il nomme Sandwich, du nom du Premier Lord de l’Amirauté. Il longe la côte ouest de l’Amérique du Nord et s’engage dans le détroit de Behring jusqu’à la banquise, à la recherche du passage du nord-ouest entre Atlantique et Pacifique, sans succès, et revient à Hawaii. L’expédition y est d’abord bien accueillie par les indigènes, qui rendent aux Anglais des honneurs quasi divins. Mais à la suite du vol d’un canot tandis qu’il se rendait à terre pour prendre des otages, Cook est tué par les insulaires au cours d’une embuscade.
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Famille Iroquoise
Les Iroquois, qui se répartissaient en cinq nations, habitaient les vallées du Saint-Laurent et de la Susquehanna, ainsi que les rives des lacs Érié, Ontario et Huron. L’arrivée des Européens au 17e siècle les mit en compétition notamment avec les Hurons, que soutenaient les Français, pour le commerce des fourrures. On lit dans l’Encyclopédie : « Ils ne reconnaissent ni roi, ni chef. Toutes leurs affaires générales se traitent dans des assemblées d’anciens et de jeunes gens […]. Chaque famille a son chef. Ils se peignent le visage de blanc, de noir, de jaune, de bleu et surtout de rouge. »
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Explorateurs et savants parcourent le monde pour mieux le connaître, les érudits composent des tableaux d'ensemble : l'unité universelle est faite de singularités. On découvre en même temps l'histoire : le passé n'est plus une incarnation de l'idéal ni un simple répertoire d'exemples, chaque époque historique possède sa cohérence et ses valeurs. La confrontation avec les autres incite à tourner un regard critique vers soi, les voyages imaginaires deviennent un moyen de découvrir ses propres tares.
L'ouverture aux autres n'est pourtant pas à l'abri des détournements : l'universalisme conduit parfois à l'ethnocentrisme, la reconnaissance des différences à un relativisme radical.
L'idée d'Europe
Après les coûteuses guerres de la fin du règne de Louis XIV, achevées avec les traités d'Utrecht, l'Europe aspire à retrouver une stabilité propice à la paix. Louis XV, sous l'influence de son précepteur et principal ministre, le cardinal de Fleury, qui meurt en 1743, est particulièrement soucieux de préserver cet équilibre, comme en témoigne sa renonciation aux conquêtes françaises lors de la paix d'Aix-la-Chapelle, qui clôt en 1748 la guerre de Succession d'Autriche.

Voltaire et Frédéric II le Grand, roi de Prusse
Affirmant la séparation du temporel et du spirituel, l’esprit des Lumières transforme profondément l’ordre politique. Les aspirations à plus de justice, d’égalité, de liberté s’expriment dans un premier temps à travers l’idée d’une nation gouvernée par un despote éclairé, au service des intérêts de son peuple : Frédéric II à Berlin, Catherine II à Saint-Pétersbourg ou Joseph II à Vienne.
Les relations entre Voltaire et Frédéric II furent longues et tourmentées, empruntes à la fois d’admiration et de méfiance réciproques. L’empereur se voyait davantage éclairé par le philosophe que lui-même éclairant son peuple. Dès 1736, Voltaire correspond avec celui qui n’est encore que le prince royal de Prusse, grand admirateur de la culture française. Fort de ses relations épistolaires amicales, Voltaire est chargé par le ministère français de missions officieuses auprès de l’empereur pendant la guerre de Succession d’Autriche, en 1742 et 1743. Ce n’est qu’en 1750, désemparé après la mort de Mme du Châtelet et par un public parisien qui, las de ses succès, siffle ses pièces, que Voltaire accepte l’offre de Frédéric II de se fixer à Berlin. Un cénacle de penseurs, parmi lesquels La Mettrie ou Maupertuis, est rassemblé à Postdam. Au souper de l’empereur, on dresse le plan d’un dictionnaire philosophique. Mais le projet n’aboutira pas, Frédéric II méprisant trop la canaille pour l’éclairer. Voltaire s’aperçoit qu’il est l’amuseur et non le conseiller de Sa Majesté dont le propos « on presse l’orange et on jette l’écorce » lui est rapporté. Tout se gâte à la fin de 1752 et bientôt Voltaire fuit Berlin. Mais l’empereur se venge en le laissant emprisonner à Francfort. Après ces péripéties, Voltaire décide de s’installer en Suisse où il reprendra sa correspondance avec Frédéric II lors de la guerre de Sept Ans, servant une nouvelle fois d’intermédiaire avec le ministère français pour le rétablissant de la paix entre la France et la Prusse.
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Ce précaire équilibre se trouve vite remis en cause avec la confirmation de la suprématie maritime de l'Angleterre et les arrivées sur la scène européenne de la Prusse, qui s'affirme comme une puissance militaire continentale avec laquelle il faut compter, et de la Russie, dotée de solides appétits territoriaux : les rivalités des grandes puissances continuent de déchirer l'Europe et leurs conflits s'exportent hors de l'Europe, « mondialisant » la guerre à l'échelle de leurs colonies. On peut comprendre qu'aux deux extrémités du siècle se trouvent des projets de paix perpétuelle, celui de l'abbé de Saint-Pierre et celui de Kant, et que les philosophes promeuvent l'idée qu'il est nécessaire d'encourager le commerce entre les nations pour apprendre aux Européens à se connaître et pour favoriser la paix. Le sentiment de l'unité de l'Europe ne réside donc ni dans la politique de ses États ni dans la religion, mais plutôt dans sa république des lettres, où s'élabore au cours du siècle la notion d'une civilisation européenne.
Le voyage imaginaire
Le 18e siècle fourmille de voyages et de voyageurs qui accumulent les connaissances et les expériences, des jeunes aristocrates anglais sacrifiant à la tradition du « Grand tour » jusqu'aux explorateurs célèbres comme Cook, Bougainville ou Humboldt. Les voyages imaginaires, topos de la littérature utopique de l'époque, ne cherchent pas à épuiser, eux, l'inventaire du monde ; ils tournent vers le voyageur lui-même le bénéfice du voyage. Il en revient éclairé sur lui-même et sur ses origines.

Vue de la Nouvelle-Cythère, découverte par M. de Bougainville en 1768
Au début du 18e siècle, l’océan Pacifique où les Européens n’ont qu’un seul comptoir, aux Philippines, reste en partie méconnu. Les débats sur l’existence d’un continent austral sont relancés, de nouvelles explorations engagées. En 1766, Bougainville embarque avec un cartographe, un astronome et le naturaliste Commerson pour le premier voyage scientifique français autour du monde. Terminé en 1769 après une abominable traversée du Pacifique, le voyage de Bougainville laisse entier le mystère des terres australes. Mais grâce à lui, la France a connu Tahiti.
Bougainville aborde à Tahiti le 6 avril 1768. Le lendemain, dans son journal de navigation, il s’extasie devant « la douceur du climat, la beauté du paysage, la fertilité du sol partout arrosé de rivières et de cascades, la pureté de l’air ». Tout, selon lui, « inspire la volupté ». Et de baptiser cette terre paradisiaque « Nouvelle Cythère », du nom de l’île grecque consacrée à Aphrodite qui passait pour le pays idyllique de l’amour et du plaisir.
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Mort tragique du Capitaine Cook le 15 février 1779 sur la côte d’Owhy-hee l’une des Isles Sandwich, découverte par ce Navigateur
Lors de son dernier voyage, de 1776 à 1779, James Cook découvre l’archipel qu’il nomme Sandwich, du nom du Premier Lord de l’Amirauté – les îles Hawaii –, longe la côte ouest de l’Amérique du Nord et s’engage dans le détroit de Behring jusqu’à la banquise à la recherche du passage du Nord-Ouest entre Atlantique et Pacifique, sans succès, et revient à Hawaii. L’expédition y est d’abord bien accueillie par les indigènes, qui rendent aux Anglais des honneurs quasi divins. Mais à la suite du vol d’un canot pendant qu’il s’est rendu à terre pour prendre des otages, Cook est tué par les insulaires au cours de l’échauffourée qui éclate lorsque les Anglais, se sentant menacés, tirent sur eux.
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Le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot offre à l'Européen nomade la possibilité de rencontrer, par-dessus le temps, les Tahitiens, ces hommes du commencement des temps. Les robinsonnades franchissent une étape supplémentaire et mettent le voyageur en situation d'éprouver lui-même, dans son corps, l'expérience des origines. Les Voyages de Gulliver organisent les variations d'échelles pour mieux faire percevoir la vanité de toute prétention à la centralité.
La découverte de l'histoire
Le 18e siècle renouvelle en profondeur la conception de l'histoire. Sans que l'on puisse identifier une philosophie de l'histoire constituée en tant que telle, les interrogations portées par la modernité scientifique fournissent un cadre inédit pour penser l'inscription dans le temps. Jusqu'alors, l'histoire avait été marquée par la vision antique d'un temps cyclique ou par la conception chrétienne d'un temps articulé sur la Révélation, développée notamment par Bossuet dans son Discours sur l'histoire universelle. Les savants du Siècle des lumières qui accumulent les connaissances, développent de nouvelles disciplines et améliorent les méthodes d'appréhension de la réalité font naître alors l'idée que cette augmentation des savoirs constitue une progression, un progrès. C'est le concept clé des Lumières, qui vont ainsi opposer à l'ordre fixe des perfections celui, changeant, de la perfectibilité.

Jean-Antoine-Nicolas de Caritat de Condorcet
Esquissé dès 1772, poursuivi dans les années 1780, le Tableau historique fut achevé sous la Terreur dans la clandestinité. Il fut publié en 1795 après la mort de son auteur, victime de cette Révolution qu’il avait préparée par ses travaux, visant à constituer une « science sociale » qui combine mathématiques, politique et économie, comme par ses engagements dans les grandes campagnes d’idées de la fin du siècle. Inspiré par le Tableau philosophique des progrès de l’esprit humain de Turgot, l’ouvrage de Condorcet (1743-1794) devait servir d’introduction à une grande histoire de la science considérée dans ses rapports avec la société. Les manuscrits de ce texte clef, à la fois testament des Lumières et manifeste de l’idéologie du progrès, sont dispersés entre la bibliothèque de l’Institut et la BNF, où cet ensemble d’esquisses, de notes et de fragments fut déposé en février 1812. Sur le premier feuillet figure le plan en neuf « époques » qui inspira à Auguste Comte sa loi des trois « états ». Une dixième époque, « tableau de nos espérances, celui des progrès réservés aux générations futures », sera ajoutée plus tardivement.
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La conscience du progrès dans les différents champs du savoir justifie l'historicisation de la connaissance scientifique. Les savants prennent soin désormais d'exposer, dans un même mouvement, et leurs théories et l'historique des causes qui y ont conduit. Les histoires des mathématiques, de l'astronomie, ou les histoires naturelles se multiplient. La même impulsion touche, mais avec plus de réserves, les belles-lettres et les sciences qu'on ne dit pas encore « humaines ». Comment peut-on imaginer, objectent ainsi certains, que la poésie, par exemple, puisse être prise dans un mouvement de perfectionnement permanent qui disqualifierait les Anciens et couronnerait les Modernes ? Cette histoire progressive des connaissances, débarrassée de l'hypothèque cyclique ou métaphysique, suppose aussi un « esprit humain » qui se construise dans le temps. Dans son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1794), Condorcet donne une des expressions les plus achevées de cette construction et livre ainsi un tableau, positiviste avant l'heure, de la marche de l'humanité vers le bonheur.
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