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Les textes fondateurs du christianisme

Tétraévangile
Tétraévangile

© Bibliothèque nationale de France

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Chronologiquement, le christianisme est le second des trois grands monothéïsmes. Fondé sur les Evangiles, il se singularise par sa focalisation autour de la personne de Jésus-Christ.

Les fondements du christianisme reposent sur l’enseignement, la vie et la personne de Jésus, centre de la doctrine chrétienne. Jésus accomplit par sa parole et par ses gestes les promesses annoncées par les Écritures. En son temps, le caractère révolutionnaire de son message provoque une lecture renouvelée de la Bible hébraïque, consignée quelques décennies plus tard dans les Évangiles ; débuts d’une articulation difficile du « christianisme » avec le judaïsme dont il est issu.

La simplicité des termes ne saurait faire oublier pour autant l’étonnante diversité des voix fédérées sous le titre de « textes fondateurs », ni la longue aventure des Écritures qui, au cours de deux millénaires, n’ont cessé d’advenir dans de nouvelles langues, de se « perdre » et de se retrouver dans de nouvelles traductions.

L’expression « textes fondateurs » a une signification complexe, voire ambiguë : elle peut viser des écrits supposés antérieurs à la religion qu’ils auraient engendrée, ou désigner le recueil officiel de ses documents les plus anciennement authentifiés, ou encore se restreindre à un choix de textes jugés plus fondamentaux. On peut envisager ces trois sens dans le cas du christianisme.

Une allégorie polémique : la Synagogue aux yeux voilés
Une allégorie polémique : la Synagogue aux yeux voilés |

© Bibliothèque nationale de France

Fondé sur ce qui passe

Il est probable que plusieurs religions attribuent leurs origines à des Écritures préexistantes ; la critique historique, quant à elle, ne connaît que des recueils assemblés pièces par pièces dans le cours des temps au prix de multiples réécritures. Dans le cas du christianisme, dont les origines, relativement récentes, sont assez aisément contrôlables, la discussion n’a pas lieu d’être. Celui qui est couramment désigné comme son fondateur n’a lui-même rien écrit, hormis quelques signes sur le sable, rapporte une tradition, ni dicté ou inspiré directement quoi que ce soit, puisque le premier écrivain chrétien, Paul, n’a pas connu Jésus et que les Évangiles, qui rapportent ses paroles et ses faits et gestes, sont postérieurs à sa mort d’un demi-siècle environ sans être tous l’œuvre de témoins directs.

La Prédication de saint Paul à Athènes
La Prédication de saint Paul à Athènes |

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Résurrection de Lazare
Résurrection de Lazare |

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Jésus n’a pas laissé non plus un enseignement susceptible d’être communiqué sous une forme orale quelque peu systématique ni un ensemble doctrinal, un credo – il parlait en paraboles, est-il dit de lui – ni un code législatif, mais le seul précepte d’aimer son prochain, au témoignage de Paul et de Jean, ni un rituel, hormis le baptême, signe de conversion usité dans plusieurs « courants » dissidents du judaïsme de son temps, et quelques paroles prononcées au cours de son dernier repas, qui ne pourront être comprises qu’après sa mort comme le signe de sa présence autrement maintenue. Aussi paraît-il plus juste de dire que le christianisme s’est fondé sur lui qu’il n’a été fondé par lui. Faut-il s’en étonner ? Jésus attendait le règne de Dieu, il ne rêvait pas d’institutions destinées à durer dans le temps ; et l’essentiel de la foi chrétienne, qui consiste à croire que sa mort et son élévation auprès de Dieu ouvrent aux hommes l’accès à son royaume, ne pouvait prendre sens et effectivité qu’après sa disparition. Or, cette foi s’est longtemps répandue uniquement par la voie orale de la prédication de ses apôtres – ou envoyés – relayée par le témoignage des chrétiens.

La Cène, le lavement des pieds, l'institution de l'eucharistie
La Cène, le lavement des pieds, l'institution de l'eucharistie |

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Les épîtres de Paul (ou d’autres) sont des lettres adressées à des communautés, le plus souvent fondées par lui, à qui il rappelle tel ou tel enseignement qu’il leur avait donné, en fonction des circonstances qui motivaient cette correspondance, et ces lettres n’étaient pas destinées au départ à être lues partout. Les Évangiles, dont l’objectif est plus exhaustif et normatif, voient le jour pareillement dans des communautés particulières qui croyaient au Christ longtemps avant qu’ils n’aient été rédigés. On ne sait pas par quel cheminement ils se sont répandus, puis ont été joints les uns aux autres, pas plus qu’on ne sait comment les épîtres ont fini par être rassemblées en codex.

Il faudra attendre un bon siècle pour que la plupart de ces écrits soient connus dans la plupart des lieux où vivaient des chrétiens, après avoir été authentifiés par leur provenance et leur consonance avec la « tradition des apôtres », c’est-à-dire avec leur enseignement retransmis par la prédication orale des Églises, qui est donc le vrai et le seul lieu d’origine du christianisme. L’évêque de Lyon saint Irénée en porte témoignage vers 180 : les « Barbares », dit-il, n’ont pas eu besoin d’écritures, qu’ils n’auraient d’ailleurs pas su lire, pour apprendre tout ce qu’il est nécessaire de croire, et il le résume en quelques phrases qui sont la première formulation de ce qui sera appelé le « symbole des Apôtres. » Jusque-là donc le christianisme relève formellement de l’oralité : c’est la raison de dire qu’il n’est pas une religion du livre, qu’il n’est pas fondé sur une collection d’écrits, mais sur des témoignages échangés, des souvenirs recueillis, des lettres qui circulent, des paroles colportées, fondé sur ce qui passe : sur le passage d’un homme en route vers la maison de son Père à travers les vies humaines qu’il entraîne à sa suite.

Fondé sur ce qui devait arriver

Autour de 200, il est attesté que de nombreuses Églises ont reçu la plupart des Écritures qui constituent aujourd’hui ce qu’on appelait déjà l’Ancien et le Nouveau Testament. Même en l’absence d’un catalogue officiel et définitif, il est juste de dire que le christianisme repose désormais sur des textes fondateurs. Mais voyons en quel sens.

Tétraévangile
Tétraévangile |

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Les textes les plus originaux, même s’ils ne sont pas les plus anciens, sont les quatre Évangiles de Matthieu, Marc, Luc et Jean, qui racontent, en substance, la vie de Jésus, sa naissance, sa mission publique, son procès, sa mort et sa sortie de l’histoire qui fut sa montée vers Dieu. Ils sont, certes, pleins de ses enseignements, mais ceux-ci consistent le plus souvent en paroles brèves (l’Évangile de Jean mis à part), circonstanciées et situées : réponses à des gens de rencontre, conversations de table, entretiens avec ses disciples, paraboles inspirées par des événements fortuits, discussions avec des adversaires, instructions dispersées au cours de ses déplacements de bourgade en bourgade et entrecoupées de séances de guérisons ; bref, toutes ces paroles sont enchâssées dans du récit, elles sont du récit, elles appartiennent à la rumeur qui le précédait et le suivait, elles tracent son portrait, elles expliquent ce qui lui arrivait et annoncent ce qui allait se passer à l’heure décisive où il serait enchaîné et se tairait. Les Évangiles retournent donc le regard des lecteurs vers la personne et l’événement de Jésus, pour leur donner à voir l’invisible de ce qui se passait, à savoir que Dieu était avec lui en acte de sauver le monde, afin qu’ils croient en lui et décident de le suivre à leur tour.

Le Baptême du Christ
Le Baptême du Christ |

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Le Christ en croix
Le Christ en croix |

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L’autre bloc d’écrits du Nouveau Testament, les lettres de Paul, Jacques, Pierre, Jean et Jude, répond pareillement au même double but d’éclairer le sens de la vie et de la mort de Jésus et d’inciter les chrétiens à le reproduire en eux. Ainsi que le montre l’épisode final de l’Évangile de Luc – l’aventure de deux disciples en fuite après la mort de Jésus et ramenés par lui là où se tenaient les apôtres –, les Épîtres s’enchaînent aux Évangiles pour inviter les chrétiens à accueillir le Christ dans leur histoire et à faire l’histoire avec lui, celle de l’humanité nouvelle réconciliée avec Dieu, dont les Actes des Apôtres racontent le début dans les persécutions, et l’Apocalypse la fin triomphale dans le royaume de Dieu. Pris dans son ensemble, le Nouveau Testament est donc un récit, celui de l’histoire énigmatique et inachevée de Jésus, qui prend sens dans le prolongement qu’elle se donne en ceux qui le suivent, jusqu’au terme de l’aventure humaine.

Mais il y a d’autres écrits chrétiens, ceux qui viennent de la Bible des juifs (dans sa version grecque) : peut-on les ranger parmi les « textes fondateurs » du christianisme ? Cela paraît risqué, sous peine de nier leur appartenance originelle au peuple juif et d’oublier que les chrétiens ont rejeté la Loi qui constitue pour lui l’essentiel de la révélation. Or, les chrétiens n’ont pas accueilli ces écrits pour s’approprier l’histoire de ce peuple, mais pour autant que Jésus les avait réécrits dans sa mémoire, en y déchiffrant, jour après jour, le destin qui l’attendait. Ils les lisent au futur antérieur, comme sa préhistoire, la préparation de sa venue au monde depuis les origines de l’humanité, le récit anticipé de ce qui devait lui arriver et doit arriver aux hommes à travers lui. Relu à partir du Nouveau Testament où il se projette, l’Ancien Testament est moins un fondement qu’un passé sans fond qui ouvre à Jésus un avenir illimité dans l’histoire humaine.

Fondé sur ce qui vient

Parmi tous ces textes fondateurs, quelques-uns, quelques passages ou récits, peuvent être choisis comme plus « fondamentaux » que d’autres, parce qu’ils caractérisent mieux la singularité du christianisme, son esprit ou sa visée globale. J’en ai retenu trois, qui appartiennent sans conteste à sa fondation historique, mais pour le motif qui vient d’être dit : ils le propulsent vers un futur incertain plus qu’ils ne l’affermissent sur son passé.

Le premier texte sera le récit de la Passion de Jésus (par exemple, en Matthieu 26-27), lu dans l’esprit de saint Paul : « Ce que nous annonçons, c’est un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les Grecs, mais pour les élus, tant Juifs que Grecs, puissance et sagesse de Dieu. » (Corinthiens, 1, 23-24.) En ces quelques mots est pointée la singularité du christianisme, entre religion et philosophie, dans son double affrontement historique à la pensée juive et à la pensée grecque. Religion déstabilisante, qui réclame la foi sans donner de garanties, promet le salut dans l’échec d’un prétendant rejeté, et montre Dieu se révélant dans le supplice d’un blasphémateur, dont le tombeau sera trouvé ouvert et vide. Défi lancé à la philosophie de penser un Dieu sans évidence ni puissance, mais capable de s’anéantir par amour, dont la justice est pardon inconditionné, qui n’intervient pas avec éclat dans les affaires des hommes, ni n’attend d’eux sa gloire, mais se met à leur recherche pour qu’ils puissent le trouver. Une telle fondation, hors lieu, dans un suspens du temps, ne donne pas au christianisme l’assise sécurisante d’un passé riche et glorieux, mais le jette dans un avenir risqué qu’il devra s’inventer au jour le jour, à la poursuite épuisante d’un Dieu qui passe, voilé, au milieu des hommes.

Le deuxième texte sélectionné est le discours inaugural de la mission de Jésus appelé « Sermon sur la montagne » (Matthieu, 5-7). Texte programmatif mais déconcertant, car on s’attendrait à y trouver un condensé de la religion chrétienne, dogme, culte et morale, et on y trouve tout autre chose, ou cela tout autrement qu’on l’imaginait. Le culte consiste à prier Dieu en tant qu’il est « notre Père », dans le secret, avec confiance, mais sans le traiter en pourvoyeur de tous nos besoins ; le dogme, à « chercher d’abord le royaume de Dieu et sa justice » ; le salut se résume dans l’impossible exigence de « devenir parfaits comme votre Père céleste est parfait », par l’amour des ennemis et le pardon des offenses ; et la morale, dans ce seul précepte : « Faites pour les autres ce que vous souhaiteriez qu’ils fassent pour vous. » Et Jésus de conclure : « Voilà la Loi et les prophètes. » Voilà comment le christianisme est « religion du Livre », religion d’un texte global qui n’est pas écrit, si ce n’est dans notre désir, et qui est toujours à écrire, dans le tissu de la relation aux autres. Il est Évangile et religion, mais l’Évangile, qui est désir, attente et travail d’altérité, y passe infiniment la religion.

Le choix, plus personnel, du troisième texte est motivé par une vue historique : il s’agit de l’interprétation par Paul, dans deux de ses lettres (Galates, 3 et Romains, 4), de la promesse d’une descendance faite par Dieu à Abraham, où il voit une annonce du salut par la seule foi au Christ sans les œuvres de la Loi. Cette interprétation met en effet, entre le christianisme et le judaïsme ancien, un lien dialectique de filiation – car la descendance promise, dit Paul, c’est le Christ – en même temps que de séparation – car Abraham a plu à Dieu par la foi, explique-t-il, non par l’obéissance à la Loi, venue beaucoup plus tard. La libération de la loi religieuse, dans la pensée de Paul, est requise par l’universalisme du salut accompli sur la Croix, qui n’est pas réservé à un seul peuple et interdit d’en exclure les païens ; il érige ainsi l’Évangile en lieu de réconciliation du Juif et du Grec et de rassemblement des peuples. Cette libération – cette lecture de texte – a été l’acte de fondation historique du christianisme dès lors séparé du judaïsme, et demeure en lui comme un principe structurant, qui lui interdit de devenir loi aliénante et de se refermer sur soi – tentation précisément « fondamentaliste » de toute religion du Livre – et qui, lui retirant son passé, lui donne pour espace de vie et pour raison d’être un avenir à se créer avec les autres. C’est ainsi que le christianisme est fondé sur ce qui vient : sur la rencontre à venir du même et de l’autre, sur l’unité à faire entre tous les hommes, sur le royaume de Dieu qui est tout cela, qui vient en tout cela.

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