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Anthologie

L’Espace du rêve

Extraits choisis
Participant du mystère de la création, « la peinture chinoise classique figure à elle seule l’une des plus hautes spiritualités que l’humanité ait engendrées ». C’est ainsi que François Cheng introduit mille ans de peinture chinoise dans son livre L’Espace du rêve aux éditions Phébus.

Quelques extraits du livre sont ici proposés avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.

La peinture participe du mystère de la Création

François Cheng, L’Espace du rêve, 1981

Du 8e jusqu’aux alentours du 18e siècle, durant un millier d’années, les peintres chinois se sont assigné la tâche de réaliser, par, le truchement du Pinceau, leur rêve de communion totale avec la Nature. La peinture, participant du mystère de la Création, jouissait alors en Chine d’un statut quasi divin. Ainsi, par un effort aussi intense que constant, les peintres s’employèrent-ils à intérioriser les aspects infiniment variés du monde créé qui correspondaient aux mouvements secrets de leur âme, cherchant à fixer par des traits essentiels les visions qui les habitaient. L’ensemble des œuvres issues de cette tradition, d’une exigence extrême, constitue ce qu’il est convenu d’appeler la peinture chinoise classique : elle figure à elle seule l’une des plus hautes spiritualités que l’humanité ait engendrées.
Non tant peinture à sujets religieux que pratique se révélant elle-même comme spiritualité : sa visée suprême dépasse en effet le simple désir de créer des objets esthétiques ou quelques beaux paysages que l’on peut admirer à loisir. Mise en œuvre d’une conception fondamentale de l’univers et de la destinée humaine, elle propose une philosophie de vie, dans la mesure où elle tend à créer un espace animé par les Souffles vitaux, au sein duquel la vraie vie est possible. Bien qu’infiniment fidèle au Réel, cette peinture a très tôt transcendé l’illusionnisme réaliste ou la représentation théâtrale. Fruit de siècles de patientes observations, de mûres méditations et d’expériences pratiques, elle offre une forme de plénitude dans laquelle l’homme peut s’engager tout entier.
Engagé, le peintre l’est dans l’acte même de peindre. Techniquement, dès lors qu’un peintre chinois se met au travail, ses gestes ne sont jamais d’imitation ou de description face à l’objet ; ils relèvent de la projection d’un monde intérieur où les éléments du monde extérieur sont déjà pleinement assimilés. « Avant de peindre un bambou, laisse-le d’abord pousser en toi-même », conseille Su Tung-po ; « Que les monts et les fleuves jaillissent de l’infini du cœur ! », exhorte Wang Yü.
Pour qu’une telle pratique soit possible, la tradition exige que la vraie création soit précédée d’une longue période d’apprentissage au cours de laquelle le peintre assimile, dans toutes leurs nuances, formes et figures offertes par la Nature. Ainsi, quand vient le moment réel de peindre, la composition du tableau une fois pré-tracée, l’exécution s’effectue de façon instantanée et rythmique – traits de pinceau qui par leurs pleins et leurs déliés impliquent à la fois forme et volume, mouvement et lumière –, comme si l’artiste avait peur d’interrompre les Souffles qui animent l’univers et relient toutes choses. C’est là la condition d’une vraie liberté, dans laquelle l’artiste se livre « corps et âme », et dont la tradition picturale chinoise a fait sa quête constante. Liberté qui permet toutes les formes d’expression, mais toujours en vue d’une totale réalisation. Qu’un Kuo Hsi ne prenne son pinceau qu’après avoir brûlé de l’encens et médité jusqu’à être littéralement possédé par le Sacré, qu’un Wang Mo ne puisse peindre qu’en état de complète ivresse, qu’un Wu Tao-tzu finisse par « disparaître » dans l’ultime espace qu’il vient de dessiner : il s’agit du même rêve, celui de l’Homme qui, à travers les phénomènes intériorisés et les Souffles domptés, s’accomplit lui-même et, du même coup, réalise son ardent désir de rejoindre l’invisible Origine. Regarder un tableau chinois, ce n’est jamais regarder un objet fini, posé en face ; bien au contraire, le spectateur est invité à participer au moment secret où, poussé par l’Esprit, l’artiste projette trait à trait son monde intérieur, et par là, à collaborer aux gestes mêmes de la Création.

François Cheng, L’Espace du rêve, éditions Phébus, 1981.

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Le Vide, espace de Création

François Cheng, L’Espace du rêve, 1981

En simplifiant beaucoup : le Tao d’origine est conçu comme le Vide suprême d’où émane l’Un, qui n’est autre que le Souffle primordial. Celui-ci engendre le Deux, incarné par les deux Souffles vitaux que sont le Yin et le Yang, lesquels par leur interaction régissent et animent les Dix mille êtres. Toutefois, entre le Deux et cosmique et celui de la destinée humaine. […]

Toute cette conception d’un univers dynamique engendré par le Souffle primordial, mû par les Souffles vitaux, et sans cesse en devenir puisque perpétuellement « travaillé » par le Vide, la peinture chinoise, va la reprendre à son compte, en fera même son fondement. Ainsi établit-elle des rapports proprement organiques avec la pensée philosophique, dans la mesure où elle conçoit la soie ou le papier blanc comme figure du Vide originel ; le Pinceau qui tire de l’Encre le premier Trait comme symbole du Souffle primordial ; les Traits multiples qui s’ensuivent comme autant d’émanations des Soufflesvitaux ; le Ciel et la Terre, ou la Montagne et l’Eau, comme figurations privilégiées du Yang et du Yin ; enfin l’Homme au sein du paysage (ou même absent du paysage : car il y est d’autant plus présent en esprit) comme Troisième Entité qui exerce un regard chargé de désir et de nostalgie et qui, par son action, visiblement ou invisiblement participante, permet à toutes choses créées de s’accomplir.

Dès lors s’explique-t-on l’importance quasi ontologique du Vide dans la peinture chinoise. Au sein d’un tableau, il n’est jamais une présence inerte ; c’est lui qui anime tout l’ensemble, lui qui est à l’œuvre dans l’espace évoqué par le moindre trait de pinceau comme par les grandes lignes de la composition générale. Car le Vide est Souffle : il traverse tous les traits, se love au creux des déliés, rend manifeste la tension qui court d’un trait à l’autre sans jamais se relâcher. Mais il est aussi Transformation, puisque c’est seulement à travers lui que peut circuler l’indispensable courant d’interaction qui rapproche ou oppose les différentes figures peintes, dans ce processus de devenir réciproque qu’est forcément toute représentation picturale soumise à la double influence du couple Yin-Yang. Ainsi entre la Montagne et l’Eau, le Vide est-il traditionnellement représenté par le nuage. État intermédiaire entre deux pôles apparemment antinomiques (né de la condensation de l’eau, il épouse en même temps la forme de la montagne), le nuage est là pour nous donner l’impression que virtuellement la Montagne peut, aspirée par le Vide, se fondre en vagues, et qu’inversement l’Eau, toujours par l’entremise du Vide, peut s’ériger en Montagne. L’artiste part en fait du présupposé que notre regard ne nous livre jamais qu’une vision incomplète des choses. L’art d’apprivoiser le Vide, d’en capter l’impalpable présence, va donc mobiliser par priorité le geste du peintre, ce nostalgique de l’invisible, soucieux désormais de faire « voir », à travers le moins que figure apparemment le Vide, ce plus inaccessible que la perception ordinaire persiste à nous refuser. Ainsi le Vide est-il enfin Totalité (ou Unité) : grâce à lui chaque pan de la nature représenté sur le papier, même séparé du reste, même tronqué, se trouve relié aux flux invisibles qui animent l’univers tout entier.

François Cheng, L’Espace du rêve, éditions Phébus, 1981.

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Capter la structure interne des choses

François Cheng, L’Espace du rêve, 1981

L’art du trait et toute la peinture chinoise – s’est assurément vu influencé au départ par la calligraphie si particulière imposée par l’écriture idéographique. Sans entrer outre mesure dans les détails, disons seulement que la formation des idéogrammes a habitué très tôt les Chinois à cerner les objets et les concepts à l’aide de quelques traits essentiels. De même, au lieu de poursuivre la ressemblance extérieure, l’artiste chinois cherchera-t-il d’abord à capter les lignes internes des objets qu’il se propose d’évoquer. Cette notion de lignes, de structure interne (li) des choses revêtira, notamment à partir des Sung, une importance capitale aux yeux des peintres – ainsi que s’en explique entre autres Su Tung-po : « Montagne, rocher, bambou, arbre, rides sur l’eau, brumes et nuages, toutes ces choses de la nature n’ont pas de forme fixe ; en revanche elles ont chacune une ligne interne constante. » C’est cela seul qui doit guider l’esprit du peintre.

François Cheng, L’Espace du rêve, éditions Phébus, 1981.

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L’absence de repentir

François Cheng, L’Espace du rêve, 1981

L’impératif de rapidité – il faudrait plutôt dire de vivacité, ou de spontanéité – auquel les peintres chinois se soumettront jusqu’à nos jours semble donc largement emprunté à l’art d’écrire. Dès l’époque des T’ang, notamment à partir de Wu Tao-tzu, l’exécution d’un tableau se fait de façon presque instantanée, sans la moindre retouche.

François Cheng, L’Espace du rêve, éditions Phébus, 1981.

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Une conception philosophique de l’espace peint

François Cheng, L’Espace du rêve, 1981

Ce qui importe, bien évidemment, n’est pas ici la mesure quantitative de l’espace, mais la conception philosophique qui sous-tend en fait toute l’organisation de la surface peinte, et qui implique avant toute chose la prise en compte par l’artiste de la relation ternaire fondamentale Homme-Terre-Ciel. Le rapport de proportion parfaitement dialectique qu’entretiennent le Ciel et la Terre est au fait celui même que l’homme tente d’établir en lui – puisqu’il se trouve lui-même dépositaire, des vertus terrestres et célestes de l’univers entier. Ainsi le tableau est-il destiné à concrétiser le désir ultime de l’Homme qui, ayant assumé la Terre, tend de toute son âme vers le Ciel, impatient d’atteindre à ce Vide parfait qui se trouve être l’unique moteur du mouvement vivifiant du Tao.
Dans cette perspective, l’artiste chinois, tout en restant fidèle au Réel, concevra sa composition comme le reflet exact d’une organisation mentale préalable parfaitement rigoureuse. Les questions d’équilibre, de contraste et de proportions sont envisagées selon l’esprit, et non simplement selon le regard. Les règles de la perspective vont s’en trouver singulièrement bouleversées – c’est-à-dire étrangement enrichies. Fondamentalement différente de la perspective linéaire qui suppose un point de vue privilégié et une ligne de fuite, la perspective chinoise est généralement qualifiée de « cavalière » (ou d’ « aérienne » – ce qui confère au regard un singulier pouvoir d’ubiquité). Il s’agit en effet d’une double perspective : le peintre, en général, est censé se tenir sur une hauteur, jouissant ainsi d’une large vision d’ensemble ; mais il semble en même temps se mouvoir à travers le tableau, épousant le rythme d’un paysage dynamique, et contemplant les choses tour à tour de loin, de tout près et de différents côtés. Le tableau, plus qu’un objet à regarder, est véritablement à vivre.

François Cheng, L’Espace du rêve, éditions Phébus, 1981.

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La plus haute aspiration

François Cheng, L’Espace du rêve, 1981

« Par-delà le Vide, il y a l’autre Vide, qui nous rapproche toujours davantage de l’Origine. Par-delà l’Espace-Temps, il y a cette Cinquième dimension dans laquelle l’artiste chinois situe sa plus haute aspiration. Pour juger de la valeur d’une œuvre, les esthètes chinois ont recours, eux aussi, à de multiples expressions qui relèvent de la notion du Beau. Mais le critère suprême, c’est le Vrai. »
Le souffle qui doit animer les différents éléments constitutifs de l’œuvre doit rejoindre le Souffle primordial qui relie toutes choses à l’Origine et de qui émanent tous les autres Souffles vitaux.
« C’est lui et lui seul qui, par sa présence impalpable et pourtant parfaitement évidente, permettra au regard de reconnaître à coup sûr dans l’œuvre les qualités qui la transcendent. Si par le Pinceau l’artiste arrive à s’identifier à ce Souffle, s’il parvient à atteindre enfin à ce degré extrême de tension grâce auquel il « s’abîme soudain dans le Vide éclaté », il aura créé une œuvre qui ne se contente pas de décrire le Mystère : elle est elle-même Mystère. »

François Cheng, L’Espace du rêve, éditions Phébus, 1981.

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