Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

Marcel Proust : une vie retrouvée

Portrait de Robert et Marcel Proust enfants
Portrait de Robert et Marcel Proust enfants

Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
À première vue, la vie de Marcel Proust peut sembler peu inspirante. L’auteur d’À la recherche du temps perdu (1913-1927) voyage peu, n’exerce jamais de responsabilités et n’arrive pas à former des relations amoureuses épanouies. Au cours de sa jeunesse, il se passionne pour la vie mondaine, acquérant la réputation d’un dilettante quelque peu maladroit qui a du mal à trouver son chemin. Puis, tourmenté par diverses affections physiques et par la névrose, Proust mène une existence de plus en plus nocturne, restant au lit souvent jusqu’à dix heures du soir et s’adonnant à la drogue.

Héritier d’une fortune considérable qu’il dilapide au jeu et en spéculations boursières imprudentes, l’écrivain paraît à la fois obsédé par l’argent et ignorant des réalités financières. Proust a le profil d’un fils de famille rongé par un excès de loisirs et de gâteries. Or, ce sont les déceptions et les errements de cette vie inconstante qui deviennent la matière de l'un des plus grands romans français du 20e siècle, où l’auteur nous incite à regarder au-delà des apparences pour saisir la vraie vie, celle du « moi profond1 », d’après sa propre formule, tel qu’il se révèle dans la littérature.

Une enfance bourgeoise entre Paris et Illiers

Né à Auteuil aux marges de Paris le 10 juillet 1871, un court temps après la répression de la Commune, Proust grandit parmi la grande bourgeoisie de la rive droite. Son père Adrien est un médecin brillant qui se marie en 1870 avec Jeanne Weil, jeune femme issue d’une famille juive ayant fait fortune dans le commerce et la finance. Elle noue une relation intense avec son fils aîné, lui transmettant son amour de l’art, de la musique et de la littérature. Bien que Proust soit baptisé et ne se considère pas comme juif, son ascendance maternelle occupe une place importante dans son identité d’auteur, lui qui fera de la judéité et de l’antisémitisme des thèmes clés de son roman.

Portrait de Madame Adrien Proust
Portrait de Madame Adrien Proust |

© Société des amis de Marcel Proust

Portrait du Professeur Adrien Proust
Portrait du Professeur Adrien Proust |

© Société des amis de Marcel Proust

Au printemps et en été, la famille fait des séjours chez l’oncle de Jeanne, à Auteuil, qui garde à l’époque une ambiance villageoise, et chez la sœur d’Adrien, à Illiers, en Eure-et-Loir, où le jeune Proust s’éprend des plaisirs de la nature. Ces deux lieux de villégiature deviendront les principaux modèles de Combray, le cadre éponyme de la première partie du premier volume de la Recherche, Du côté de chez Swann. L’enfance de Proust peut paraître paisible, même idyllique. Sa dépendance marquée à l’égard de sa mère crée néanmoins des tensions, et dès l’âge de neuf ans Proust commence à souffrir d’un asthme qui l’accablera pour le reste de sa vie.

En 1882, Proust entre au lycée Condorcet à Paris, où il se lie avec d’autres futurs hommes de lettres comme Robert Dreyfus et Daniel Halévy. L’absence d’une discipline trop rigide dans cet établissement convient au tempérament du jeune homme, dont les devoirs d’écolier annoncent les talents littéraires naissants. C’est également durant ses années au lycée qu’il commence à se rendre compte de son homosexualité, tout en ressentant de l’attraction pour des femmes.

Après avoir effectué son service militaire en 1889-1890, Proust entreprend, sans grand enthousiasme, des études de droit et de science politique. Il fait en même temps ses premiers pas dans le monde littéraire, publiant de la poésie, des articles et des nouvelles dans des petites revues comme Le Banquet (1892-1893), fondé par des camarades de Condorcet, et La Revue blanche (1889-1903). Ces écrits témoignent de la fascination que Proust éprouve pour le beau monde parisien, dont il brosse le portrait avec une ironie sympathique. À partir de la fin des années 1880, l’écrivain en herbe fait la connaissance de grandes salonnières, mondaines, comme Geneviève Straus, Madeleine Lemaire, Mme Arman de Caillavet et la comtesse Greffulhe ainsi que le cousin de cette dernière, le légendaire dandy Robert de Montesquiou. Chez Mme de Caillavet, il rencontre également son écrivain préféré, Anatole France. Plus tard, ces fréquentations lui serviront de modèles dans la Recherche.

Premiers pas dans le monde littéraire

Délaissant ses études de droit, voire toute perspective de carrière professionnelle, au désespoir de ses parents, Proust décroche enfin une licence de philosophie en 1895. Il est pourtant loin d’être un simple oisif mondain. Il se met déjà à écrire avec un relatif acharnement et publie en 1896 Les Plaisirs et les Jours, un recueil de nouvelles et de poèmes en prose qui reçoit une critique généralement favorable. Il rédige également un long roman autobiographique, Jean Santeuil, resté inachevé, qui fait preuve de son talent d’observation sociale bien que Proust n’arrive pas encore à le placer dans une structure romanesque cohérente.

Même si sa déclaration d’avoir été le « premier dreyfusard2 » relève de l’hyperbole, Proust fait bien partie des défenseurs d’Alfred Dreyfus et récolte les signatures d’autres hommes de lettres en faveur de la campagne menée par Émile Zola pour faire libérer le capitaine juif, faussement condamné pour trahison en 1894 et emprisonné sur l’île du Diable. Ces expériences nourriront le portrait acerbe qu’il donne dans la Recherche des clivages créés par l’affaire Dreyfus au sein de la haute société parisienne.

Les plaisirs et les jours
Les plaisirs et les jours |

BnF

Sur la lecture
Sur la lecture |

Bibliothèque nationale de France

Ayant abandonné Jean Santeuil, Proust se passionne pour le critique et philosophe anglais John Ruskin, dont il traduit deux ouvrages, La Bible d’Amiens (1904) et Sésame et les lys (1906). Comme il ne maîtrise pas l’anglais, le traducteur est aidé par sa mère et par la jeune artiste Marie Nordlinger, cousine du compositeur Reynaldo Hahn, avec lequel Proust avait vécu une intense relation intime et qui restera son ami le plus fidèle jusqu’à sa mort. En 1900, ces trois personnes accompagnent Proust lors d’un séjour marquant à Venise sur les traces de Ruskin.

Le décès de Jeanne Proust en 1905, deux ans après celui d’Adrien, attriste profondément son fils, qui, adolescent, avait répondu dans un questionnaire que son plus grand malheur serait d’« être séparé de maman3». Proust aurait même songé à se suicider. Pourtant, cette disparition – dont les échos se font entendre dans le récit bouleversant de la mort de la grand-mère dans la Recherche – semble en même temps desserrer le nœud d’une intimité étouffante, ouvrant un espace psychologique pour la création de l’œuvre d’art qu’il ambitionne depuis longtemps.

Rédaction d'À la recherche du temps perdu

En 1907, Proust publie plusieurs articles dans Le Figaro, dont le récit d’un voyage en automobile qui sera en partie repris dans la Recherche, où ce « petit morceau » journalistique sert de pivot dans la réalisation de la vocation artistique du héros. L’année suivante sera « capitalissime » (pour employer un mot fétiche de l’auteur) : Proust écrit d’abord une première version de la Recherche, récemment redécouverte et éditée sous le titre des Soixante-quinze feuillets (2021) ; puis il entreprend un essai romanesque critiquant la méthode biographique du critique Sainte-Beuve, où il développe le thème de la mémoire comme élément structurant de son écriture.

Ayant échoué à faire publier son Contre Sainte-Beuve, édité à titre posthume en 1954, Proust s’investit dans la rédaction de son roman de la mémoire dont le premier volume est édité, à compte d’auteur, chez Grasset en 1913. Porté par une critique généralement favorable (qui comprend plusieurs articles écrits par des proches de l’habile publicitaire qu’est son auteur), Du côté de chez Swann atteint des ventes respectables et établit Proust comme un écrivain d’une remarquable originalité aux yeux du public lettré. Ce succès est néanmoins troublé par un nouveau deuil. L'année suivante, son amant et ancien chauffeur Alfred Agostinelli se noie après avoir perdu le contrôle de l’avion qu’il pilotait au large d’Antibes. Comme la mort de sa mère, ce trépas laisse de fortes traces dans la Recherche, où l’amante du héros, Albertine, emprunte beaucoup à Agostinelli.

Alfred Agostinelli (1888-1914), chauffeur et secrétaire de Marcel Proust
Alfred Agostinelli (1888-1914), chauffeur et secrétaire de Marcel Proust |

Bibliothèque nationale de France

Réformé, Proust reste à Paris pendant la quasi-totalité de la Première Guerre mondiale, qui interrompt la publication de la Recherche. Entre de fréquentes visites nocturnes à l’hôtel Ritz, l’auteur transforme et élargit considérablement son roman, initialement prévu en trois volumes, y ajoutant notamment des scènes révélatrices sur la guerre à l’arrière qui paraîtront dans le septième et dernier volume, Le Temps retrouvé. Le deuxième volume, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, paraît en juin 1919 et obtient le prix Goncourt. Tout en marquant la consécration de l’œuvre proustienne, il s’agit d’une récompense controversée, vu l’âge relativement avancé de l'auteur et le fait qu'il n'a pas participé aux combats. Elle doit, en outre, beaucoup aux manœuvres de son ami Léon Daudet, membre de l’académie Goncourt.

Une fin douloureuse

Soigné par sa servante Céleste Albaret, qui écrit certains passages de la Recherche sous sa dictée, Proust ne relâche pas ses efforts d’écriture malgré une santé de plus en plus abîmée. La Recherche, un des plus longs romans de l’histoire, s’écrit finalement vite. Ayant publié Le Côté de Guermantes en 1920-1921 et les deux premières parties de Sodome et Gomorrhe en 1921-1922, Proust, maniaque des révisions, ne pourra parachever les derniers volumes de son œuvre, qui seront édités sous la direction de son frère Robert à partir des manuscrits. Atteint d’une pneumonie et ayant refusé tout traitement médical, l’écrivain meurt l’après-midi du 18 novembre 1922 dans son appartement au 44 rue de l’Amiral-Hamelin.

En contraste avec cette fin douloureuse, le roman de Proust se conclut sur un ton jubilatoire. Son héros se rend enfin compte de la nécessité de transformer le temps perdu occulté au sein de sa mémoire en un livre qui rachètera les malheurs qu’il a connus. Ainsi Proust atteint-il, à travers son œuvre, une forme d’épanouissement qui semble lui échapper dans la vie.

Notes

  1. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges, et suivi de Essais et articles, éd. Pierre Clarac et Yves Sandre, Bibliothèque de la Pléiade, Paris : Gallimard, 1971, p. 224
  2. Lettre de Proust à Paul Souday, le 17 décembre 1919, dans Marcel Proust, Correspondance, éd. Philip Kolb, 21 tomes, Paris: Plon, 1970-1993, t. XVIII, p. 535.
  3. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 335.

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition Marcel Proust : la fabrique de l'œuvre, présentée à la BnF du 11 octobre 2022 au 22 janvier 2023.

Lien permanent

ark:/12148/mmssw7kw58j37