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S’engager : Proust face à l’affaire Dreyfus

Affaire Dreyfus
Affaire Dreyfus

© Bibliothèque nationale de France

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De la réalité historique qu’il a traversée, Proust retient deux événements majeurs : l’un lié au 19e siècle finissant, l’affaire Dreyfus ; l’autre ancré dans le 20e siècle, la guerre de 1914-1918. Il formule explicitement ce raccourci historique dans une lettre à Geneviève Straus, veuve de Georges Bizet : « La vie a beau être courte, que de choses nous aurons vécues, l’Affaire Dreyfus, la Guerre, pendant la durée de ce que je ne peux pas me permettre d’appeler notre amitié, mais que vous voulez bien nommer ainsi. »

Engagé dans la défense de l’innocence de Dreyfus, il n’hésite pas à signer et faire signer les pétitions en faveur de la révision du procès, se considérant volontiers comme « le premier dreyfusard ». Cependant, il maintient le dialogue avec certaines de ses fréquentations antidreyfusardes. L’événement le ramène à son rapport à ses origines : catholiques du côté de son père et juives du côté de sa mère.

Lettre de Marcel Proust à Yves Guyot
Lettre de Marcel Proust à Yves Guyot |

Bibliothèque nationale de France

Défendre un innocent

Plus que ses origines juives maternelles, les relations de Proust avec les milieux intellectuels l’amènent à s’engager très tôt du côté des défenseurs de l’innocence du capitaine Alfred Dreyfus. En 1919, il n’hésitera pas à écrire : « Je crois bien avoir été le premier dreyfusard ». Dès le début de l’affaire, lors des premières révélations sur la machination montée contre Dreyfus, Proust milite pour la révision du procès, recueillant avec ses anciens condisciples de Condorcet des signatures pour une pétition.

Je crois bien avoir été le premier dreyfusard

Marcel Proust, 1919

L’arrêt du conseil de Rennes, en septembre 1899, qui maintient la reconnaissance de la culpabilité de Dreyfus, l’indigne et il s’acharne à défendre auprès de ses relations antidreyfusardes « l’innocence que l’on accuse injustement ». La correspondance, tout comme l’œuvre romanesque – particulièrement Jean Santeuil, qui comporte une dizaine de fragments autour de l’affaire, puis Le Côté de Guermantes – témoignent de la ferveur de son engagement et restituent le contexte de cette affaire qui divisa l’opinion française. Dans Jean Santeuil, le lieutenant-colonel Picquart est, à côté du général Boisdeffre, la figure majeure des fragments consacrés à l’affaire Dreyfus. Jean voue un véritable culte à cet « homme dont toute la vie, bien qu’il portât un uniforme bleu ciel, s’était passée […] à chercher à extraire la vérité, à l’aide de raisonnements, de toutes choses qui se présentaient un peu vivement à l’examen de sa conscience ». En 1896, dans le cadre de ses fonctions de chef du service des renseignements, Georges Picquart avait entrepris de reprendre l’enquête sur Alfred Dreyfus. Sa découverte des agissements douteux d’Estherazy a lancé la campagne de révision du procès. Proust s’est beaucoup intéressé au sort de celui qui devient le héros des dreyfusards. Il lui a d’ailleurs fait parvenir un exemplaire dédicacé des Plaisirs et les Jours lors de son incarcération.  

Le prisme des origines religieuses

Marcel Proust ne reniera jamais le « côté Weil » de sa famille. Il écrit ainsi à Robert de Montesquiou, modèle du très antisémite Charlus : « Je n’ai pas répondu hier à ce que vous m’avez demandé des juifs. C’est pour cette raison très simple : si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est juive. Vous comprenez que c’est une raison assez forte pour que je m’abstienne de ce genre de discussions. » La réponse de Montesquiou montre qu’il ne lui en tient pas rigueur : « Vous avez eu raison de mettre fin à cette discussion en la nommant par son nom : la sincérité ».

De fait Marcel est baptisé, mais il éprouve un sentiment de solidarité avec la religion de sa mère, ce qui le plonge parfois dans des situations insolubles. Il écrit ainsi à Robert Dreyfus le 29 mai 1905 : « La Libre Parole avait dit qu’un certain nombre de jeunes juifs entre lesquels M. Marcel Proust etc. honnissaient Barrès. Pour rectifier, il aurait fallu dire que je n’étais pas juif et je ne le voulais pas. Alors j’ai laissé dire aussi que j’avais manifesté contre Barrès ce qui n’était pas vrai. L’ayant rencontré je lui ai dit : "J’ai trouvé inutile de démentir". Mais j’ai bien senti qu’il ne trouvait pas que ç’aurait été inutile ».

Le comte Robert de Montesquiou-Fezensac
Le comte Robert de Montesquiou-Fezensac |

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Portrait de Maurice Barrès
Portrait de Maurice Barrès |

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La « question juive » est par conséquent souvent débattue dans son œuvre comme dans son temps. Le Narrateur de la Recherche n’est pas juif, et les personnages juifs n’y sont pas plus positifs que les personnages antisémites : le ridicule et caricatural Bloch voisine avec Swann ; la femme juive renvoie à la fois à la figure mythologique et presque sacrée d’Esther, et à celle, mondaine et prostituée, de Rachel. Sans doute ce tableau assez noir du milieu juif est-il lié à un désir de profanation dans la relation complexe à la mère. Dans Sodome et Gomorrhe, enfin, Proust rapproche la malédiction d’être juif de celle d’être homosexuel, (on parle alors d’« inverti »), se rangeant de ce fait du côté des opprimés.

Mondanités et prise de position

Après l’acquittement d’Esterhazy par le conseil de guerre, le 11 janvier 1898, Émile Zola publie dans l’Aurore daté du 13 janvier son article « J’accuse » pour témoigner de son indignation devant l’injustice commise à l’égard d’Alfred Dreyfus.

Je sais que mon nom n’ajoutera rien à la liste. Mais le fait d’avoir figuré sur la liste ajoutera à mon nom : on ne laisse pas passer une occasion d’inscrire son nom sur un piédestal. 

Marcel Proust dans une lettre à Yves Guyot, directeur du Siècle, le 26 ou 27 novembre 1898

Le « Manifeste des Intellectuels », préparé depuis le début de janvier, paraît le lendemain : du 14 janvier au 4 février, l’Aurore publiera 1500 noms. De la dégradation solennelle de Dreyfus en 1894 à sa réhabilitation en 1906, l’Affaire porte la discorde dans les familles, les salons, la rue, les journaux, divise la société en deux partis inconciliables.

« J’accuse…! »
« J’accuse…! » |

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Marcel Proust, même s’il reste toujours assez nuancé, tentant d’arrondir les angles durant les altercations, et de comprendre la position de certains antidreyfusards de ses amis, est d’emblée favorable à la révision, signe et fait signer des pétitions, ce qui ne va pas complétement de soi. En effet, sa mère est dreyfusarde, de même que le cercle de ses amis du Banquet, mais son père Adrien (ami intime du président Félix Faure, il appartient à l’establishment de la République) ne parle pas de huit jours à ses deux fils après leur signature. En outre, la prise de position de Proust est contraire à ses intérêts à un moment où il commence à se faire une place dans le monde, où le milieu qu’il fréquente est globalement antidreyfusard. Même si son rôle ne fut pas celui d’un Zola, il faut donc lui reconnaître courage et lucidité, qui firent alors défaut à beaucoup.

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