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Des pilules pour dormir

L'Assiette au beurre
L'Assiette au beurre

Bibliothèque nationale de France

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En grand consommateur de psychotropes, Marcel Proust est particulièrement représentatif des usages de son époque. Pour son plaisir, de manière expérimentale ou en automédication, l’écrivain tire parti de la multitude de ces substances synthétisées par les chimistes du 19e siècle et produites à grande échelle par l’industrie pharmaceutique naissante.

Avec l’augmentation des rythmes de travail, les individus se tournent vers la caféine ou la coca de manière à soutenir ces nouvelles cadences, puis vers l’opium et les barbituriques pour lutter contre l’insomnie. Des historiens ont ainsi montré combien les stimulants et les narcotiques en particulier avaient accompagné le développement du capitalisme au 19e siècle. Le café ou la fumerie d’opium deviennent également de nouveaux lieux de sociabilité.

Du café et de la coca pour se doper

Différentes sources témoignent de la consommation de psychotropes de Proust : sa correspondance regorge d’indications, souvent très précises, sur ses pratiques d’automédications. La Recherche atteste de ses expérimentations sur le sommeil provoqué par les narcotiques. L’usage hédoniste, en revanche, n’est jamais abordé directement par l’écrivain : son œuvre, écrite principalement après la Première Guerre mondiale, est produite dans un contexte de crispation à l’égard de certaines substances psychotropes suite à la première loi française sur les stupéfiants, en 1916. Il n’est alors plus question de témoigner de telles pratiques sans subir une forte réprobation morale.

Jeune adulte, Proust est un adepte des stimulants ; le café d’abord, qu’il consomme à haute dose toute la journée, ce qui lui cause quelques désagréments, comme il l’écrit à sa mère : « Je vais en ce moment extrêmement bien, de toutes les façons. Seulement avec ce café pris si tard à quelle heure pourrais-je me coucher ? » Il en prend parfois jusqu’à dix-sept tasses par jour, ce qui lui provoque des « trépidation » et fait trembler ses mains si fort qu’il ne peut plus écrire.  

L’écrivain est également friand de la boisson la plus célèbre à l’époque, le fameux Vin Mariani à la coca, qui inspirera le Coca-Cola. Ce vin additionné d’extrait de coca, la plante aux effets stimulants dont est tirée la cocaïne, était très consommé pour ses propriétés toniques ; son inventeur, le pharmacien corse Angelo Mariani, était en outre à l’avant-garde de la publicité moderne et faisait envoyer une caisse de vin à toutes les célébrités qui acceptaient de lui écrire quelques mots pour vanter son produit, des autographes qui étaient ensuite largement diffusés dans la presse ainsi que dans des « Albums Mariani » luxueux. Dans une lettre de 1911, Proust écrit à un ami pour regretter de n’être pas assez connu pour être ainsi sollicité, et déclare avec humour qu’au lieu de vanter sa santé retrouvée, il leur décrirait plutôt son délabrement pour en recevoir de plus grandes quantités 

« S’ils me demandaient ma photographie, si je n’étais pas si inconnu, je ne leur écrirais pas : ‘‘je bois du vin Mariani et je suis fort, gai, jeune et bien portant’’ comme tous font. Mais leur écrirais : ‘‘je suis faible, triste, vieux et malade, mais rassurez-vous je n’ai jamais bu de vin Mariani’’ ». 

Le type d’usage de psychotropes le plus connu pour Proust est bien sûr sa consommation excessive de médicaments destinés à faciliter le sommeil. Dans Le Côté de Guermantes, il énumère plusieurs de ces substances, évoquant :

le jardin réservé où croissent comme des fleurs inconnues les sommeils si différents les uns des autres, sommeil du datura, du chanvre indien, des multiples extraits de l'éther, sommeil de la belladone, de l'opium, de la valériane, fleurs qui restent closes jusqu'au jour où l'inconnu prédestiné viendra les toucher, les épanouir, et pour de longues heures dégager l’arôme de leurs rêves particuliers en un être émerveillé et surpris.

Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, 1920

Le « chanvre indien », c’est-à-dire le cannabis, était un des composés essentiels des cigarettes antiasthmatiques qu’utilisait Marcel Proust, qui contenaient également de la belladone ou du datura ainsi que de l’opium. On trouvait dans la presse populaire de nombreuses publicités pour ces produits, qu’il était possible d’acheter sans ordonnance. Proust disposait d’ailleurs d’un fumoir dans son appartement.

Le Petit journal, 24 février 1902, page 6
Le Petit journal, 24 février 1902, page 6 |

Bibliothèque nationale de France

Calmer l'insomnie

Il consomme également tous les produits somnifères mis sur le marché à son époque, un usage qui débute aux alentours de ses dix-huit ans. Les troubles du sommeil sont en effet l’un des aspects les plus insupportables de son existence marquée par la maladie. Cette consommation, d’abord ponctuelle, devient de plus en plus fréquente, au point d’inquiéter sa famille et ses médecins. Il fera plusieurs cures pour tenter de se désintoxiquer de ces médicaments, sans succès. Plus son rythme de vie se dérègle (il dort le jour pour travailler la nuit), plus il doit faire appel aux psychotropes pour l’aider à dormir. Mais lorsqu’il abuse de ces mélanges le résultat est pire que le mal, comme il le raconte dans une lettre à Nathalie Clifford-Barney, une amie :

Je me suis empoisonné (pas par désir de la mort, aimant beaucoup l'affreuse vie à laquelle je ne tiens plus que par un fil, mais par une rage de ne plus dormir qui m'a fait prendre en une fois une boîte entière de cachets de véronal, en même temps de dial et d'opium), je n’ai pas dormi mais horriblement souffert.

Marcel Proust, Correspondances

Cette surconsommation a des conséquences fâcheuses sur sa santé mais surtout sur sa mémoire, ce qui est pour lui bien plus alarmant. On trouve ainsi à de nombreuses reprises dans sa correspondance des allusions à des difficultés à se souvenir, par exemple, du nom de sa rue ; on sait également que son écriture devient progressivement illisible à cause des tremblements causés par ces médicaments.

Enfin, le sommeil provoqué par les somnifères induit des réveils épaissis par l’engourdissement. Dans La prisonnière, Proust décrit sa confusion alors qu’il reprend conscience, ne sachant pas s’il a appelé sa domestique, ou si celle-ci est déjà venu le réveiller. Il lui faut alors toutes les forces de sa volonté pour se « réintegr[er] dans le réel ». Mais ces réveils brumeux sont aussi l’occasion pour l’écrivain d’expérimenter l’infinie variété des formes de sommeil, en fonction des substances absorbées « ou au contraire en revenant pour un jour au sommeil naturel ». Pour Proust, cette variété des « débris du sommeil » est créatrice de moment de pure beauté. Dans ses mémoires, sa domestique témoigne des expériences menées par l’écrivain notamment pour « expérimenter la sensation la plus grande de la perte de conscience... ; il avait mûrement calculé la dose, probablement de Véronal, pour être sûr de conserver toute la lucidité de l’analyse. »

Si l’usage de psychotropes a fortement nuit à sa santé, il est donc intéressant d’en considérer aussi l’impact sur son processus de création littéraire.