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L’opinion, la presse et les revues

Revue Esprit
Revue Esprit

https://esprit.presse.fr/ / 2022

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Le travail d’une revue se distingue à la fois de l’approche journalistique – destinée à informer en continu sur ce qui se passe – et de l’approche universitaire – destinée à fournir des grilles d’interprétation. Si la revue partage avec la presse le souci politique et citoyen, elle ne bénéficie pas du même statut.

À la différence des revues, la PIPG, « presse d’information politique et générale », est reconnue d’intérêt général et reçoit à ce titre des aides directes de la puissance publique. Cette presse d’opinion, celle-là même qui est actuellement en difficulté, n’est pas régie par la même temporalité qu’une revue : cette dernière n’est pas en prise permanente sur la nouvelle ni captée par l’actualité. Son rôle consiste plutôt à comprendre ce qui fait ou non événement.

Ainsi la revue Esprit a-t-elle constamment été relancée par des événements qui ont inauguré des séquences plus ou moins longues : la fin de la colonisation, Mai 68, la critique des totalitarismes entre 1975 et 1989, les guerres en ex-Yougoslavie (avec la création d’un comité Kosovo à Esprit), l’attentat contre les Twin Towers de septembre 2001 dont la conséquence est la guerre en Irak déclenchée en 2003 par les États-Unis, ou, aujourd’hui, les printemps arabes, particulièrement suivis dans les revues en raison des liens noués avec des acteurs dans les pays du Maghreb et du Machrek. Autant de façons d’être troublé de manière inattendue par l’histoire en train de se faire.

Alors même qu’Esprit publiait au début des années 1980 les textes de Michel Seurat sur « l’État de barbarie » syrien, qui eût cru au début de l’année 2011 que la tyrannie du pouvoir serait bravée dans la rue et que la chape de plomb de la peur serait soulevée ?

Selon les historiens de la vie intellectuelle, l’absence d’un débat public suffisant au sein de l’Université durant l’entre-deux-guerres puis dans l’après-guerre explique en partie le rôle des revues en France. Celles-ci, même si elles entretiennent des liens étroits avec la recherche, obéissent à des visées très différentes : elles n’ont pas à respecter les règles et contraintes de l’excellence et du savoir universitaire.

Une revue généraliste échappe à la compétence de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), qui évalue uniquement des revues spécialisées ; la même revue généraliste n’est pas non plus reconnue comme « presse d’information politique et générale » parce qu’elle n’a pas le même rythme de parution.

À travers ces évolutions et ces normes qui différencient les outils de l’intelligence et de la communication, à travers cette distorsion entre opinion, expertise et prolifération de l’information, c’est le devenir de la démocratie même qui se joue. Et plus particulièrement celui de la démocratie représentative qui se contente trop de jouer dans la cour de la démocratie d’opinion.

Il est intéressant pour la revue Esprit, née en 1932 et soucieuse de trouver à l’époque une « troisième voie » entre capitalisme et communisme, de faire le lien entre les années 1930 et la crise inaugurée en 2007-2008 par une succession de dettes et de faillites (individuelles, bancaires puis étatiques). Si les revues demeurent toujours à la merci d’événements qui donnent à penser dans un sens péguyste (l’affaire Dreyfus, la guerre de 1914-1918, la crise de 1929, la montée des totalitarismes, la Deuxième Guerre mondiale…), elles jouent cependant un rôle désormais à la marge, comme la presse d’opinion, pour des raisons liées à l’évolution des espaces d’excellence intellectuelle et à la métamorphose rapide des médias à l’heure du virtuel et de la multiplication des écrans.

Les mutations en cours

Une revue, ce sont des événements qui ponctuent une histoire, mais ce sont aussi des auteurs, des réseaux et une internationale susceptible de faire lien, c’est-à-dire médiation, entre l’interprétation et l’histoire en train de se faire, entre l’analyse, le décryptage et l’actualité.
Aujourd’hui, les conditions de l’interprétation ont profondément changé pour au moins deux raisons : la spécialisation des savoirs universitaires d’un côté et la démultiplication de l’information de l’autre.

Tel est le paradoxe : on observe simultanément une surcharge de l’actualité et une réduction des modes d’interprétation, liée au poids de la spécialisation et à une vision strictement économiste de ce qui se passe – celle qui réduit l’actualité au CAC 40 décliné rituellement en fin de journal à la radio. Parallèlement, les figures de référence ont disparu, alors qu’au milieu des années 1970, on rencontrait facilement Paul Ricoeur, Michel de Certeau, Cornelius Castoriadis, Claude Lefort… Cela conduit à s’interroger sur la sociabilité de la vie intellectuelle et sur les contraintes qui s’y exercent. Prenons les auteurs : il y a des auteurs de revue comme il y a des lecteurs de revue ; c’est un mode spécifique d’écriture et de lecture. Un auteur de revue se caractérisait par un parcours atypique, une forte indépendance d’esprit, une capacité à croiser les disciplines, et le souci d’accorder toute sa place à la fiction. Dans les décennies 1960-1980, les revues accueillaient des auteurs venus d’autres horizons que l’Université et toujours soucieux de l’action politique. Ce qui n’empêchait pas les désaccords, brouilles, ruptures et polémiques : celle de Merleau-Ponty et de Sartre aux Temps modernes après-guerre est la plus symbolique.

En raison d’un tropisme profondément politique, indissociable de l’après-guerre et d’un débat public longtemps structuré par le gaullisme et le communisme en France, les revues étaient qualifiées de « généralistes » et elles étaient liées à des milieux qui se démarquaient de la recherche et de l’hyperspécialisation, voire de ce que l’on appelle maintenant le monde de l’expertise. Un tournant critique, qui visait à la fois les idéologies totalitaires et le façonnage de la société par l’État, a été pris dans les années 1970. Puis la mondialisation – qui ne se résume pas à l’ouverture économique – a inauguré un changement de paradigme de nature historique. Comprendre le devenir de la presse exige de saisir la difficulté qui est désormais la sienne de « faire médiation » dans un univers qui est tiré par la démultiplication réelle et virtuelle des informations et des communications d’une part, et par l’hyperspécialisation des savoirs d’autre part. Alors que la démocratie virtuelle est l’apanage de tout internaute soucieux de discuter, d’échanger, d’informer sur la Toile et d’avoir des opinions, l’expertise est devenue l’arrière-plan indispensable au débat public. Mais il est difficile de trouver une parole qui articule ces deux sphères, une sphère de démocratisation exponentielle et élargie, et une sphère de repli dans des spécialisations qui puisent dans les chiffres et le quantitatif.

Retrouver des balises et refaire du sens

Si les revues constituent, semble-t-il, un exemple intéressant pour suivre l’oscillation entre un tout-à-l’information et un tout-à-l’expertise, il serait faux de conclure que le journalisme se réduit à peau de chagrin dans la sphère médiatique. D’un côté, on saisit bien que la démocratie virtuelle exige de reprendre pied dans la réalité. C’est ce que l’on nomme déjà le syndrome de la place Tahrir : tous les réseaux sociaux du monde n’empêchent pas que « ce qui fait événement » se passe finalement sur une place, dans l’agora, dans un lieu physique et de confrontation. De l’autre, la vision strictement quantitative ou spécialisée à outrance souffre de ne plus disposer de prises conceptuelles susceptibles de donner une représentation intelligible des réalités du monde contemporain. Dans un ouvrage récent1, André Orléan propose une critique de la théorie de l’homo oeconomicus qui ne connaît que des échanges entre des individus séparés et repousse toute considération d’ordre politique ou collective. Il invite à inverser la formule de Marx : il ne s’agit pas de transformer et d’interpréter moins, mais d’interpréter plus pour ne pas être prisonnier d’un processus économique de transformation de la réalité.

Aussi la crise est-elle d’abord celle de l’esprit européen, à laquelle les années 1930 étaient déjà sensibles – Husserl écrivait alors la Krisis. Mais la crise contemporaine est différente de celle des années 1930 en ce que l’Europe, pourtant confrontée au nihilisme des valeurs depuis Nietzsche, n’est plus le référentiel d’un monde globalisé et interdépendant, l’aboutissement géographique et historique obligé du « devenir monde » sur un mode hégélien. Le monde se conjugue au pluriel et ne se résume pas à la seule mondialisation économique, en dépit de la crise vécue au quotidien.

On assiste à une inversion de nos modes d’appropriation du réel et de pensée qui n’est pas sans influencer la manière d’informer et d’analyser : on ne peut plus penser sur un mode « verticaliste ». La mondialisation immerge chacun dans un univers de flux de tous ordres qu’il faut territorialiser, inscrire dans une réalité commune. Certains parlent de mondialisation par le bas ou de « glocal » pour souligner cet entremêlement des échelles et des niveaux.

Créer des espaces intermédiaires

Prendre acte de ces changements n’est pas une invitation à se passer des nouvelles technologies qui intensifient et élargissent les échanges dans le temps et dans l’espace – au risque de laisser planer à l’excès un sentiment permanent d’ubiquité et d’instantanéité. Il faut au contraire partir de cette prolifération des possibles dans l’ordre du virtuel et du réel, et s’efforcer de retrouver des prises individuelles et collectives dans un univers de flux. C’est le but de toutes les tentatives consistant à créer des espaces intermédiaires se situant entre l’expertise spécialisée (convoquée jour et nuit dans les médias pour tenter de comprendre les mécanismes du CAC 402) et la prolifération illimitée des informations et des opinions. N’oublions pas que le choix de la démocratie d’opinion en France, qui date de 19833, a tenu à la difficulté pour la classe politique d’argumenter ses décisions (absence d’idéologie porteuse) et de s’appuyer sur des institutions ou des médiations aptes au compromis (faiblesse des syndicats). Le sens de la démocratie délibérative est de contribuer à la formation d’une opinion distincte de la doxa (l’opinion qui peut être signe d’ignorance) comme de l’épistémè (le savoir de l’expert qui peut être signe de faux savoir). Entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, il y a un monde commun et public qui est aujourd’hui en grande partie déserté. Ce qui oblige la presse d’information à se départir de ce double tropisme de l’information en continu et de l’expertise, pour aller voir et enquêter, pour rendre visible ce qui ne l’est pas, ou insuffisamment.

L’intérêt suscité par la création récente de magazines ou de revues d’information multipliant des enquêtes en est l’expression et témoigne de la difficulté de se représenter une société très éclatée. Cette difficulté touche les extrêmes (les plus riches et les plus pauvres) mais concerne plus globalement la société dans son ensemble. Dans la mesure où la presse d’opinion, attirée par l’État, les sphères du pouvoir et les partis, ne regarde que le politique et les élections présidentielles (désormais précédées de primaires), le citoyen consommateur n’a plus le choix qu’entre un flot continu d’informations, l’expertise, ou bien le travail au long cours – fort coûteux – d’enquêteurs qui sont peut-être les derniers journalistes. Le paradoxe est que la presse d’opinion se fait plus discrète, plus modeste par manque de moyens – en dépit de la séduction que le métier continue à exercer, le nombre de journalistes tend à décroître dans la presse écrite – et perd du terrain alors même que le pouvoir économique et politique s’intéresse de nouveau à elle. Signe des temps très significatif : la structuration financière du journal Le Monde, longtemps considéré comme le journal de référence, associe maintenant sur le plan de l’actionnariat majoritaire une grande fortune du luxe et de la mode, un financier lié à la banque Lazard et le patron de Free. Certes, son indépendance rédactionnelle semble respectée, mais la donne économique n’est plus la même. La presse écrite à dimension citoyenne doit ruser et passer des compromis avec un monde qui lui échappe en grande partie, un monde qui n’est plus façonné par la classe politique et les hautes sphères de l’État. La crise de la presse est une crise intellectuelle et politique, une double crise de représentation.

Notes

  1. André Orléan, L’Empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2011
  2. Voir Olivier Mongin, « Le grand bazar des commentateurs politiques », Esprit, novembre 2011
  3. La gauche ayant pris à cette époque le tournant économique qualifié rétrospectivement de néo-libéral ne disposait ni d'un discours idéologique, ni des appuis syndicaux et politiques susceptibles de justifier cette décision. C'est pourquoi elle a recouru à ce qu'on appelle la démocratie d'opinion, qui renvoie aux divers outils du monde de la communication. Ce qui n'est pas sans expliquer le rôle des médias dans l'Hexagone qui ont désormais pour charge de faire médiation.

Provenance

Cet article provient du site Presse à la Une (2012), réalisé en partenariat avec le CLEMI et l’AFP.

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