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La mappemonde d’Ebstorf

Mappemonde d’Ebstorf
Mappemonde d’Ebstorf

Bibliothèque nationale de France

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Trente peaux de chèvres, douze mètre carrés d’envergure : exposée dans le chœur de l’abbaye d’Ebstorf, la mappemonde attirait tous les yeux des pèlerins. Ils pouvaient y parcourir l’ensemble du monde connu, depuis son cœur, Jérusalem, jusqu’à ses marges peuplés d’anthropophages et des monstres maléfiques.

Comment la mappemonde nous est-elle parvenue ?

La tour de Babel et Babylone en Mésopotamie
La tour de Babel et Babylone en Mésopotamie |

Bibliothèque nationale de France

Dédié à saint Maurice, le couvent des bénédictines d’Ebstorf se trouve en Allemagne, à 25 km au sud de Lunebourg. C’est là qu’en 1830, une des religieuses, Charlotte von Lasperg, trouve un grand parchemin roulé et couvert de poussière sur une étagère d’un débarras humide et sans fenêtre où sont entreposés des objets liturgiques au rebut.
Peinte sur trente peaux de chèvres cousues ensemble, cette grande mappemonde circulaire de 3,58 x 3,56 mètres de diamètre est tout d’abord déployée dans le chœur du cloître des moniales, avant d’être envoyée à Hanovre vers 1833-1834, puis à Berlin, en 1888, pour y être restaurée. Les trente parties, démontées pour les besoins de la restauration, sont ensuite conservées dans les tiroirs des Archives de l’État à Hanovre, où elles sont détruites lors d’un bombardement en 1943.

Heureusement, avant sa disparition, deux fac-similés avaient été réalisés à partir de l’original : l’un par Ernst Sommerbrodt, à Hanovre, en 1891, un autre par Konrad Miller, à Stuttgart, en 1896. La Bibliothèque nationale de France en possède actuellement deux reproductions. De son côté, l’université de Lunebourg, conserve également un fac-similé aux dimensions réelles.

Quand et par qui la mappemonde fut-elle réalisée ?

La dame du château de l’Épervier enlevée par un esprit diabolique
La dame du château de l’Épervier enlevée par un esprit diabolique |

Bibliothèque nationale de France

La datation de la mappemonde demeure incertaine, comprise entre 1213 et 1373. Dans les années 1930, Richard Ühden avançait la date de 1235 et en attribuait la paternité à Gervais, un prévôt du monastère d’Ebstorf entre 1223 et 1234, assimilé au clerc anglais Gervais de Tilbury. Sa datation et son attribution sont encore aujourd’hui largement reprises et souvent acceptées. Deux arguments militent en leur faveur : les liens entre l’image de la mappemonde et le texte des Divertissements pour un empereur, rédigé par Gervais de Tilbury, et les sources auxquelles Gervais a pu puiser : Isidore de Séville, Aethicus Ister et Honorius Augustodunensis notamment. Néanmoins, elles restent soumises à caution.

La mappemonde des Divertissements pour un empereur

Gervais de Tilbury, Divertissements
Afin de donner satisfaction aux oreilles assoiffées et aux esprits avides de connaissance par le témoignage...
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Quel que soit l’auteur et quels que soient ses liens, directs ou indirects, avec Gervais de Tilbury, il s’agit en tout cas d’un érudit – les légendes sont en latin –, certainement un clerc, pétri de la culture issue des écoles parisiennes qui rayonnait alors en Europe, en Angleterre comme sur le continent. En même temps, il s’avère connaître remarquablement, comme en témoigne la mappemonde, le milieu local, tant sur le plan politique qu’économique, autour de Brunswick, Lunebourg et Ebstorf.

Que voit-on sur la mappemonde d’Ebstorf ?

La mappemonde d’Ebstorf représente la terre habitée (l’œkoumène des Grecs, la nostra habitatio des auteurs médiévaux) inscrite dans un cercle. Un long texte écrit à l’encre noire l’encadre, scandé par des titres et des majuscules mis en valeur. Il exploite notamment les Étymologies d’Isidore de Séville, véritable best seller médiéval.

Comme sur toutes les mappemondes médiévales, la terre est séparée en trois régions – l’Asie, l’Europe et l’Afrique – telle que les fils de Noé se la sont partagée.

Cette représentation traditionnelle, orientée est-ouest, en forme de T inscrit dans un O, est quelque peu estompée par le foisonnement des représentations. La mappemonde permet d’embrasser d’un seul coup d’œil, ramassés sur une seule page, les régions, les îles, les villes, les montagnes, les océans et les fleuves.

Aux marges des terres connues habitées par les hommes, des zones mystérieuses sont peuplées de monstruosités animales ou humaines : au nord, un froid perpétuel où vivent les Panoti aux grandes oreilles, les anthropophages et les peuples maudits de Gog et Magog ; au sud, un désert peuplé de bêtes féroces et de serpents.

En haut de la carte, à l’Orient, rayonne le visage d’un Christ dont les mains et les pieds cernent l’ensemble de la création toute entière, centrée autour de Jérusalem.

À quoi sert une telle mappemonde ?

Le long de la Mappemonde d’Ebstorf, une légende qui court à la gauche du Christ. C’est un véritable mode d’emploi qu’elle nous décrit : « Une mappemonde est la “forme du monde”, telle que Jules César, le premier, en fit prendre la mesure par des émissaires envoyés à travers toute la terre. Elle permet d’embrasser d’un seul coup d’œil, ramassés sur une seule page : les régions, les provinces, les îles, les villes, les déserts, les marais, les mers, les montagnes, les fleuves ; ce qui n’est pas d’une mince utilité pour ceux qui la regardent. Elle indique aux voyageurs la direction à prendre et les dirige vers une réflexion plus haute. Tu y trouveras également, si tu la lis attentivement, des enseignements sur la nature peu commune de certains animaux et [la représentation] de quelques-uns parmi les plus remarquables. »

Elle permet d'embrasser d'un seul coup d'œil, ramassés sur une seule page : les régions, les provinces, les îles, les villes, les déserts, les marais, les mers, les montagnes, les fleuves ; ce qui n'est pas d'une mince utilité pour ceux qui la regardent.

Déployée aux yeux des fidèles, cette mappemonde d’environ 12m² sert donc bien sûr à indiquer l’emplacement des lieux. Mais elle est aussi une invite à la méditation et un guide vers le salut pour tous ceux qui la contemplent, notamment les religieuses du couvent d’Ebstorf et leurs visiteurs venus en pèlerinage sur le « tombeau des martyrs », une pratique qui se développe à partir du 13e siècle.

La mémoire du savoir

Les indications topographiques servent de base à une explication littérale des textes alors utilisés pour étudier la grammaire aussi bien que l’histoire. En même temps, l’image permet d’en conserver et d’entretenir la mémoire.

La mémoire sauvegarde en rassemblant. Il convient donc que nous rassemblions, pour le confier à la mémoire, ce que nous avons divisé au moment où nous l’apprenons. Rassembler, c’est résumer de façon brève et ramassée ce dont on a écrit et discuté plus abondamment.

Hugues de Saint-Victor, L’Art de lire (Didascalicon), III, 2, début du 12e siècle.

En récapitulant, de façon ordonnée et cohérente, les connaissances sur la disposition des lieux, mais aussi sur les hommes et les animaux qui peuplent la terre, la mappemonde fonctionne en effet comme un immense « lieu de mémoire » : ce que Hugues de Saint-Victor appelle le « coffret » ou le « ventre » de la mémoire, c’est-à-dire un espace – dans le texte ou dans l’image – où se trouve rassemblé « quelque chose de bref et d’assuré [...] d’où ensuite, si le sujet l’exige, tout le reste découle ». Cet espace doit être souvent parcouru, « pour qu’une longue interruption ne l’efface pas ». Et comme la mémoire possède « deux portes » – la vue et l’ouïe –, il est important de fournir à la fois au regard et à l’oreille, par l’intermédiaire de l’image et de textes lus à haute voix, la nourriture nécessaire.

La mémoire et la parole

Richard de Fournival, Le Bestiaire d’amour
Cette mémoire possède deux portes, la vue et l’ouïe, et à chacune de ces deux portes conduit un chemin...
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La source d’une réflexion plus haute

Mais la mappemonde n’est pas seulement le « coffret » ou le « ventre » de la mémoire, une sorte d’entrepôt de connaissances faciles à réactiver. Comme le rappelle sa courte définition : « Elle indique aux voyageurs la direction à prendre et les dirige vers une réflexion plus haute. » Lieu de rassemblement de la création dans les mains de son Créateur depuis le commencement du temps et de l’espace jusqu’à sa fin qui ne saurait être qu’imminente, tout entière centrée autour de Jérusalem, l’« ombilic de la terre », ouverture béante du tombeau, lieu de communication entre les espaces terrestres, célestes et souterrains, la mappemonde est une invite à la méditation et, au-delà, à la contemplation.

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