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L'écriture élamite linéaire

Trois noms propres en écriture élamite linéaire : Shilhaha, Eparti et Napiresha
Trois noms propres en écriture élamite linéaire : Shilhaha, Eparti et Napiresha

© François Desset

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Souvent méconnue, l’écriture élamite linéaire est l'un des plus anciens systèmes d’écriture de l’Iran, contemporaine du cunéiforme et des hiéroglyphes. Récemment déchiffrée par une équipe scientifique menée par l’archéologue et linguiste François Desset, elle livre peu à peu ses secrets.

L’origine de l’écriture élamite linéaire : une écriture proto-iranienne ?

Deux hypothèses s’opposent sur l’origine de l’écriture élamite linéaire. Certains estiment que ce système est apparu soudainement, vers 2300 av. J.-C., ex nihilo, alors que d’autres ont proposé de voir une relation de parenté entre l’élamite linéaire et les tablettes proto-élamites datées entre 3300 et 3000 av. J.-C.

Le travail sur le déchiffrement laisse à penser que cette deuxième hypothèse est la plus probable. La grille alpha-syllabique élamite linéaire ne serait pas apparue soudainement vers 2300 av. J.-C., et le proto-élamite et l’élamite linéaire ne seraient pas deux systèmes d’écriture à part entière, mais la même écriture à deux phases différentes de son histoire. On pourrait donc renommer ce système « écriture proto-iranienne », et la diviser en une phase ancienne (proto-élamite, vers 3300-3000/2900 av. J.-C.) et une phase récente (élamite linéaire, vers 2300-1850 av. J.-C.) avec une phase intermédiaire ou moyenne toujours mal documentée à l’heure actuelle (vers 3000/2900-2300 av. J.-C.). Il aurait par conséquent existé une tradition locale de l’écriture en Iran ininterrompue entre 3300 et 1850 av. J.-C.

Les deux principes de l’écriture

Tous les systèmes d’écriture fonctionnent selon deux principes : ils enregistrent soit des informations phonétiques (les sons de la langue parlée), soit des informations non-phonétiques (fréquemment qualifiées de logogrammatiquesidéogrammatiques ou bien encore morphèmiques).

Ainsi « 1000  » (chiffres arabes) est une notation logogrammatique, alors que « mille euros » (langue française/alphabet latin), est une notation phonétique ou phonogrammatique.

Les notations phonétiques peuvent de plus être divisées en deux catégories :

  • les signes représentent des syllabes et constituent un syllabaire, tel le syllabaire cherokee ou les hiragana et katakana japonais ;
  • les signes représentent la plus petite unité de la langue, les phonèmes, et constituent un alphabet, tels les alphabets grec ou latin.

Les systèmes d’écriture sont généralement mixtes, présentant des notations logogrammatiques et phonogrammatiques. Le développement de l’écriture dans le monde est souvent considéré comme marqué par une phonéticité croissante, ou un phénomène de phonétisation progressive : une augmentation des notations phonogrammatiques par rapport aux notations logogrammatiques.

En effet, en dehors de l’écriture proto-iranienne, les plus anciens systèmes d’écriture au monde au 3e millénaire av. J.-C. sont les écritures hiéroglyphique et hiératique égyptiennes, l’écriture cunéiforme mésopotamienne et l’écriture de l’Indus, toujours indéchiffrée à l’heure actuelle. Les hiéroglyphes égyptiens et le cunéiforme mésopotamien fonctionnent avec plusieurs centaines de signes et des notations mixtes (comme c’est probablement le cas aussi de l’écriture de l’Indus en raison du nombre élevé de signes attestés), vraisemblablement avec une importante composante logogrammatique dans leur phase la plus ancienne à la fin du 4e millénaire av. J.-C. D’un autre côté, les systèmes purement phonétiques n’étaient jusqu’ici attestés qu’à partir du milieu du 2e millénaire av. J.-C., avec le plus ancien d’entre eux, l’alphabet protosinaïtique.

Les quatre systèmes d'écriture attestés au 3e millénaire av. J.-C.
Les quatre systèmes d'écriture attestés au 3e millénaire av. J.-C. |

Bibliothèque nationale de France

La plus ancienne écriture phonétique au monde

Grilles des valeurs phonétiques des signes de l’élamite linéaire
Grilles des valeurs phonétiques des signes de l’élamite linéaire |

© François Desset

Attesté à l’heure actuelle entre 2300 et 1850 av. J.-C., l'écriture proto-iranienne récente ne s’inscrit clairement pas dans le cadre théorique de cette phonétisation progressive. Parmi les quarante-trois inscriptions en écriture proto-iranienne récente connues actuellement, 1901 (96,05%) des 1979 occurrences de signes peuvent maintenant être lues, alors que seuls quatre signes rares et trente-trois hapax legomena (signes n’apparaissant qu’une fois dans le corpus) restent encore à déchiffrer. Notre connaissance du système de l’écriture proto-iranienne récente peut donc être qualifiée a minima de très avancée.

Étant données sa datation et contemporanéité avec les hiéroglyphes égyptiens et le cunéiforme mésopotamien, l’écriture proto-iranienne récente a longtemps été considérée comme fonctionnant de manière mixte, avec une composante logogrammatique et une composante phonogrammatique. Le déchiffrement a cependant bousculé cette hypothèse. Les 1901 occurrences de signes lues correspondent en effet à soixante-douze signes déchiffrés qui se sont avérés être tous phonogrammatiques. Aucun logogramme n’est attesté pour l’instant ! Ces 72 signes notent 67 valeurs phonétiques distinctes car il existe des variantes graphiques d’un même signe, ainsi que des signes qui notent le même son. Un même signe peut également noter deux valeurs phonétiques différentes, comme /ou/ et /w/.

Sur la base de ces 72 signes déchiffrés, l’écriture proto-iranienne récente est donc un alpha-syllabaire fonctionnant selon une grille phonétique  structurée selon cinq valeurs vocaliques (/a/, /e/, /i/, /o/ et /ou/) et douze valeurs consonantiques (/h/, /k/, /l/, /m/, /n/, /p/, /r/, /s/, /sh/, /t/, /w/ et /z/). Cette grille est remplie par les soixante (5×12) valeurs syllabiques correspondantes (/ha/, /he/, /hi/, /ho/, /hou/ ; /ka/, /ke/, /ki/, /ko/, /kou/…). Si le système est logique, il devrait comprendre théoriquement 77 (5+12+60) valeurs phonétiques distinctes, parmi lesquelles 10 n’auraient pas encore été identifiées.

Le système alpha-syllabique proto-iranien récent implique donc une importante modification dans notre vision de l’évolution de l’écriture dans le monde selon une phonétisation progressive. Le Plateau iranien suit ainsi une voie originale en disposant dès le 3e millénaire av. J.-C. d’un système purement phonogrammatique, que l’on ne pensait auparavant voir apparaître que vers 1500 av. J.-C.

La grille alpha-syllabique de l’écriture proto-iranienne récente

La grille phonétique n’est pas une reconstruction moderne. Il semble bel et bien que l’écriture proto-iranienne récente ait été conçue, pensée et enseignée ainsi par les scribes en Iran au 3e millénaire av. J.-C., comme l’indique une tablette lenticulaire fragmentaire trouvé à Suse. Il s’agit probablement d’un texte scolaire conservant une partie de cette grille avec d’un côté les signes correspondant aux valeurs vocaliques /e, ou, o, a, i/, déclinés de l’autre selon deux séries consonantiques /p, pe, pou, [po, pa,] pi/ et /m, me, mou, mo, ma, mi/.

Tablette scolaire en élamite linéaire
Tablette scolaire en élamite linéaire |

© Musée du Louvre, department des Antiquités orientales / © François Desset. Avec l’aimable autorisation du musée du Louvre.

Un syllabaire parmi d’autres ?

Comme l'écriture proto-iranienne récente, la plupart des systèmes d’écriture syllabiques connus à l’heure actuelle fonctionnent avec de quarante à quatre-vingt-dix signes. Avec ses 77 valeurs phonétiques théoriques organisées en grille, l’alpha-syllabaire proto-iranien récent rappelle en particulier, tant du point de vue de la structure que du nombre de signes, le syllabaire de base du linéaire B mycénien ou le syllabaire cherokee, inventé au début du 19e siècle.

Principaux syllabaires connus
Principaux syllabaires connus |

Bibliothèque nationale de France

En particulier, le syllabaire linéaire B mycénien, fonctionne également selon une grille phonétique composée de signes vocaliques et syllabiques déclinés selon 5 valeurs vocaliques (/a/, /e/, /i/, /o/ et /ou/) et 12 valeurs consonantiques (/d/, /j/, /k/, /m/, /n/, /p/, /q/, /r⁓l/, /s/, /t/, /w/ et /z/), correspondant donc théoriquement à 65 signes (5 signes vocaliques et 12×5 signes syllabiques). À l’heure actuelle, seuls 60 signes ont pu être déterminés. Comme pour le proto-iranien récent, il n’est pas certain toutefois que toutes les combinaisons aient donné lieu à un signe spécifique.

Les alpha-syllabaires proto-iranien récent et linéaire B mycénien sont par conséquent très proches dans leur structure. Le linéaire B se distingue cependant par l’absence de signes consonantiques spécifiques. Certaines consonnes pouvaient être exprimées soit par un signe syllabique où la voyelle aurait été considérée comme muette ou bien tout simplement éludées à la fin d’un mot (ko-no-so = /knosos/, Cnossos).

Tablette écrite en écriture linéaire B mycénienne
Tablette écrite en écriture linéaire B mycénienne |

Photographie Gary Todd / Domaine public

Syllabaire linéaire B
Syllabaire linéaire B |

Bibliothèque nationale de France / Wikimedia commons, Ch1902, Domaine public

La fin de l’écriture proto-iranienne

À l’heure actuelle, où simplicité et alphabétisation de masse sont des priorités, il serait tentant de considérer l’écriture alpha-syllabique iranienne, avec son nombre restreint de signes, sa grande logique et sa précision phonétique, comme étant plus efficace et par conséquent plus avancée que ses contemporaines, les écritures égyptiennes hiéroglyphique et hiératique et le cunéiforme mésopotamien, qui fonctionnent chacune avec plusieurs centaines de signes. Les scribes égyptiens et mésopotamiens disposaient pourtant de tous les outils nécessaires (tel le fameux « alphabet » consonantique égyptien) pour écrire de manière complètement phonétique, ce qu’ils n’ont jamais pensé ou voulu faire.

Les systèmes d’écriture ne doivent pas être envisagés anachroniquement selon nos critères actuels, mais plutôt en fonction de leur capacité à répondre aux besoins de leurs utilisateurs de l’époque. Dans cette perspective, il faut reconnaître que le cunéiforme (utilisé de la fin du 4e millénaire av. J.-C. au 1er siècle de notre ère au moins) et les écritures égyptiennes (utilisées de la fin du 4e millénaire av. J.-C. au 4e siècle de notre ère au moins) ont connu un succès beaucoup plus important que l’écriture iranienne, apparemment abandonnée vers 1850 av. J.-C.

Deux raisons pourraient expliquer cette disparition. Tout d’abord, la partie orientale du Proche-Orient ancien connaît au tout début du 2e millénaire av. J.-C. un phénomène d’effondrement urbain sans précédent à la fois en Asie Centrale, autour de l’Indus et dans l’est de l’Iran. Cette situation explique très probablement les disparitions de l’écriture proto-iranienne dans le sud-est de l’Iran et de l’écriture de l’Indus dans la vallée de l’Indus.

Approximativement au même moment, le cunéiforme mésopotamien a commencé à être diffusé dans le sud-ouest de l’Iran. Après une brève période de chevauchement, entre 2100/2000 et 1850 av. J.-C., (phénomène dit de « digraphie synchronique »), l’écriture locale a finalement été abandonnée au profit de l’écriture cunéiforme importée. Le prestige culturel du cunéiforme peut expliquer cela, un peu comme le statut de l’alphabet latin aux 20e et 21e siècles a entraîné un processus de romanisation de nombreuses langues. Mais l’écriture proto-iranienne récente a pu également être, paradoxalement, en partie victime de son efficience : très précise et très adaptée aux caractéristiques phonologiques particulières de la langue élamite, elle semble n’avoir jamais été diffusée en dehors de son berceau pour noter d’autres langues.

Entre 2100/2000 et 1850 av. J.-C., les scribes du sud-ouest de l’Iran sont donc passés de leur écriture traditionnelle à la nouvelle écriture étrangère importée. Ce faisant, ils ont adapté l’écriture mésopotamienne à leur propre tradition scribale basée sur un phonétisme strict, rejetant initialement les logogrammes et les signes syllabiques complexes  du cunéiforme. Seul un répertoire limité de signes cunéiforme a été utilisé, correspondant plus ou moins à leur grille phonétique conceptuelle, et rappelant l’usage de l’écriture proto-iranienne récente.

Ayant mis fin à une époque où des écritures différentes étaient utilisées au Proche et au Moyen-Orient, le cunéiforme a prévalu dans le sud-ouest de l’Iran durant les mille années suivantes. La diffusion de cette écriture inaugure la série de systèmes d’écriture occidentaux qui se sont succédé sur le plateau iranien par la suite. Ainsi, après 1850 av. J.-C., aucun système d’écriture attesté en Iran ne peut plus être considéré comme indigène.

Langues et écritures utilisées au cours de l'histoire en Iran
Langues et écritures utilisées au cours de l'histoire en Iran |

Bibliothèque nationale de France

Provenance

Cet article a été écrit en 2023.

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