Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

La langue élamite

Brique votive de Shilhak-Inshoushinak
Brique votive de Shilhak-Inshoushinak

© 2010 GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Franck Raux

Le format de l'image est incompatible
Attestée au moins dans le sud de l’Iran et parlée pendant plusieurs millénaires jusqu’à la période islamique, la langue élamite garde une grande part de mystère. Difficile à rattacher à une famille linguistique connue, elle est encore mal comprise des spécialistes. Que sait-on de son histoire et de son fonctionnement ?

Une langue à la longue histoire parlée sur le Plateau iranien

Distribution géographique des textes en langue élamite
Distribution géographique des textes en langue élamite |

© François Desset

La langue élamite était parlée au 3e millénaire av. J.-C. dans la moitié sud du Plateau iranien, où elle se déclinait probablement avec des variantes dialectales régionales. Son extension géographique exacte, au nord et à l’est notamment, n’est pas connue, alors que la Susiane et le golfe Persique peuvent être considérés comme ses limites occidentales et méridionales.

Dans la région de Suse, ville proche de la Mésopotamie, étaient parlées d’autres langues : le sumérien, un isolat linguistique, et l’akkadien, une langue sémitique proche de l’hébreu ou l’arabe. L’étude des noms propres montre la coexistence dans la population de Suse d’une majorité akkadienne et d’une minorité élamite au moins jusque vers 1000 av. J.-C. C’est pourtant de cette zone que proviennent paradoxalement l’immense majorité des textes rédigés en élamite actuellement à notre disposition. Les deux langues, akkadienne et élamite, s’y sont par ailleurs mutuellement influencées.

Les textes attestent de l’existence de la langue élamite entre le 3e millénaire av. J.-C. et les années 340-330 av. J.-C. Mais  il est vraisemblable qu’elle ait été parlée bien avant cela, peut-être dès les 5e-4e millénaire av. J.-C., alors que ses derniers locuteurs ont dû disparaître vers 1000 ap. J.-C. Durant cette longue existence, la langue a beaucoup évolué, subissant notamment au 1er millénaire av. J.-C. une importante influence des langues vieux-perse et, dans une moindre mesure, araméenne.

Une langue morte et isolée

En l’état actuel des données, l’élamite est considéré comme un isolat linguistique, ou langue isolée. Cela signifie qu’elle ne peut être rapprochée d’aucune autre langue connue actuellement, passée ou présente. Des rapprochements ont été faits dès 1855 avec les langues dites dravidiennes, parlées de nos jours dans le Balouchistan pakistanais (brahoui) et le sud de l’Inde (dont le tamoul), ou plus récemment avec des langues caucasiennes, mais ils ne font pas l’unanimité actuellement parmi les chercheurs.

Un problème de sources

Notre connaissance de la langue élamite dépend donc exclusivement des textes écrits, et son caractère isolé s’explique donc sans doute par l’état lacunaire de notre documentation écrite, qui n'éclaire pas des régions encore plus à l'est ou au nord. Comme le basque, l’élamite était parlé sur une partie du Plateau iranien avant l’arrivée dans cette région à la fin du 2e et début du 1er millénaire av. J.-C. de nouvelles populations de langue indo-européenne/iranienne. Mais contrairement au basque, il n’a pas réussi à survivre à cet impact jusqu’à aujourd’hui.

Au caractère isolé et disparu de la langue s’ajoute la nature des sources connues, généralement des inscriptions royales standardisées et répétitives. Ceci explique la méconnaissance du lexique, de la grammaire, de la syntaxe et par conséquent les problèmes liés à la traduction de l’élamite.

Inscription trilingue de Pasargades
Inscription trilingue de Pasargades |

Wikimedia Commons / Turth Seeker & Dmk121 / CC BY-SA 3.0

Nos quelques connaissances sur l’élamite proviennent principalement des inscriptions royales trilingues achéménides (vers 550-330 av. J.-C.), relativement récentes dans l’histoire de cette langue, où des versions élamites sont présentes à côté de traductions dans deux langues beaucoup mieux comprises : le vieux-perse, une langue indo-européenne, ancêtre du persan moderne, et l’akkadien, une langue sémitique, proche de l’hébreu et de l’arabe. Ces inscriptions multilingues ne permettent toutefois pas de saisir l’ensemble de la langue ; mieux la comprendre nécessiterait de nouveaux textes multilingues, idéalement plus anciens que l’époque achéménide, où des versions élamites seraient accompagnées de traductions dans des langues mieux comprises.

Les apports du déchiffrement de l’écriture proto-iranienne récente

Face à ce tableau guère satisfaisant, d’importants progrès dans la phonologie de l’élamite ont pu néanmoins être récemment réalisés grâce au déchiffrement de l’écriture proto-iranienne récente, dite aussi élamite linéaire.

video |

© Bibliothèque nationale de France

Votre déchiffrement a-t-il aidé à comprendre la langue élamite ?

Probablement développée spécialement pour la langue élamite, l’écriture proto-iranienne récente est particulièrement précise dans la notation des voyelles, distinguant systématiquement les phonèmes e et i d’un côté et o et ou de l’autre. Elle révèle ainsi de nouveaux détails, qui semblaient jusqu’alors comme « floutés » derrière le voile de l’écriture cunéiforme, également utilisée pour écrire l’élamite, mais peu adaptée aux sons de cette langue.

L’exemple du mot signifiant « roi, seigneur » illustre bien ce point. En cunéiforme, il peut être écrit te-im-ti, si-im-ti ou she-im-ti, alors qu’il est écrit en écriture proto-iranienne récente ze-m-t. Pourquoi cette différence ? Premièrement parce que parmi les signes cunéiformes utilisés sur le plateau iranien à cette époque, aucun ne note spécifiquement la syllabe ze ; les scribes ont donc dû composer avec les signes à disposition qu’ils estimaient les plus proches de la prononciation d’origine : te, si ou she. Deuxièmement, tous les signes phonétiques cunéiformes notent soit des voyelles soit des syllabes et non des consonnes seules. Les scribes étaient ainsi obligés de noter les phonèmes m et t du mot avec des signes syllabiques où les voyelles auraient alors été considérées comme muettes ou silencieuses, [i]m et t[i]. La prononciation zemt (ou tzemt ou tsemt), retrouvée grâce au déchiffrement de l’écriture spécifique à la langue élamite, est sans doute la plus proche de la prononciation originelle de ce terme par les habitants du Plateau iranien au 3e millénaire av. J.-C.

Le mot élamite zemt, « roi, seigneur », en écriture proto-iranienne récente et en écriture cunéiforme
Le mot élamite zemt, « roi, seigneur », en écriture proto-iranienne récente et en écriture cunéiforme |

© François Desset

Parlez-vous élamite ? Quelques éléments de grammaire…

Une langue agglutinante

Suffixes classificateurs attestés en élamite
Suffixes classificateurs attestés en élamite |

© François Desset

L’élamite est une langue dite agglutinante, comme le turc ou le basque. Cette agglutination procède par ajout de suffixes ne modifiant pas la racine.

Certains de ces suffixes sont dits « classificateurs » : ils sont accolés à certains mots afin d’indiquer leur classe et permettent notamment de distinguer les mots animés et inanimés. Ainsi, un mot animé se terminera par -k, -t, -r ou -p selon qu’il est pluriel ou singulier, et selon qu’il relève de la première, deuxième ou troisième personne. Par exemple : zana Marapša(y)i-r  signifie « elle, la dame de Marapša(y)i ». Au contraire, les termes inanimés se termineront par -me ou -we pour les notions abstraites, -n pour les noms de lieux, et -t dans d’autres cas. Par exemple, « ma vie » (« la vie de moi ») s’écrira tak-me o-me. Il n’existe pas de distinction de genre entre féminin, masculin ou neutre.

Ces suffixes classificateurs peuvent être « empilés » afin d’indiquer une relation syntaxique entre deux éléments (noms, pronoms, adjectifs), souvent de possession. Ils s’adaptent aussi à la voyelle ou consonne placée avant eux.

Une langue positionnelle

L’élamite est également une langue positionnelle, comme le français, et non pas une langue casuelle, comme le latin : c’est la position du mot dans la proposition qui indique sa fonction, et non pas sa forme.

L’ordre des mots est pour cette raison très important, bien que des ambiguïtés demeurent toujours dans les traductions. En général, il respecte la séquence : sujet (ou agent) / objet indirect (ou bénéficiaire) / objet direct (ou patient) / pronom(s) résomptif(s) / adverbe / verbe.

Un exemple de phrase en élamite
Un exemple de phrase en élamite

Les pronoms personnels ont de ce fait de nombreuses fonctions. Ils peuvent servir de sujet, être utilisés dans des constructions exprimant la possession (exemple : napi-r o-re : « le dieu de moi » > « mon dieu ») ou bien rappeler un mot devant le verbe à la fin de la proposition afin de clarifier sa fonction dans la proposition (pronoms dits résomptifs).

Le verbe est généralement placé à la fin de la proposition. Trois conjugaisons principales sont attestées, l’une verbale, les deux autres être basées sur des formes de participe (passif/passé et actif/présent).

Les valeurs générales de chacune des conjugaisons sont communément acceptées, mais de nombreux doutes demeurent dans les détails.

  • La première conjugaison est principalement active, transitive (parfois elle est intransitive avec des verbes de déplacement et d’élocution), renvoyant généralement à une action passée et/ou accomplie ; elle peut souvent être traduite par un passé composé actif (« il/elle a fait »).
  • La seconde conjugaison est principalement passive, intransitive et renvoie généralement à une action passée et/ou accomplie. Elle peut souvent être traduite par un passé composé passif en français (« il/elle a été/est fait »).
  • La troisième conjugaison est principalement active, transitive ou intransitive, et renvoie généralement à une action présente et/ou inaccomplie. Elle peut être rendu par un présent ou un futur actif en français (« il/elle fait/fera »).

Quelques libertés avec la langue…

Les pronoms personnels résomptifs subissent souvent un phénomène de sandhi dans leur notation en écriture cunéiforme, c’est-à-dire une assimilation phonétique subie par un phonème au contact d’un phonème voisin, tendant à réduire les différences entre les deux (« je ne sais pas » devient « chais pas »).

Exemple d'assimilation phonétique (sandhi) dans une phrase élamite écrite en cunéiforme
Exemple d'assimilation phonétique (sandhi) dans une phrase élamite écrite en cunéiforme |

© François Desset

Une langue sans descendance

Drachme du roi Kamnaskirès IV
Drachme du roi Kamnaskirès IV |

Bibliothèque nationale de France

À partir du 1er millénaire av. J.-C., l’élamite se transforme fortement au contact de la langue vieux-perse, parlée par les populations alors dominantes, puis commence à disparaître. Les dernières inscriptions dans cette langue datent du 4e siècle av. J.-C.

La langue, pourtant, continue visiblement d’être parlée pendant longtemps dans le sud-ouest de l’Iran. À la période parthe, qui commence vers 200 av. J.-C et s’achève en 224 ap. J.-C., les noms de certains des dirigeants de l’Elymaïs, vassaux des rois parthes, ont été conservés sur des légendes de monnaies en alphabet grec. Certains de ces noms étaient vraisemblablement élamites, tel Kamnaskirès, porté par trois différents rois des 2e et 1er siècle av. J.-C., et qui dérive probablement du mot élamite kapnishkir, « trésorier ».

Entre les 8e et 10e siècles ap. J.-C., des auteurs persans s’exprimant en arabe, tels Ibn al-Mouqaffa, al-Jahiz, al-Istakhri et al-Mouqaddasi, mentionnent dans le sud-ouest de l’Iran la langue des Khouz, le khouzi. Le terme dérive sans doute d’un toponyme attesté à l’époque achéménide qui désignait probablement la région de Suse. Cette langue n’est selon eux ni de l’arabe, ni du persan, ni du syriaque et ni de l’hébreu. Réputée très dure à apprendre (« la langue du diable »), elle correspond probablement à une forme récente d’élamite. Le terme Khouz a donné son nom à la région du Khouzestan, ainsi qu’à sa capitale Ahwaz (de suq al-Ahwaz, « le marché des Khouzs »).

Concernant leur langue : la plupart d’entre eux parlent le persan et l’arabe, mais ils ont une langue propre, le khouzi, qui n’est ni de l’hébreu, ni du syriaque, ni du persan.

Istakhri, Masalik al-Mamalik, 10e siècle

Il est probable que le dernier locuteur de l’élamite a dû mourir vers 1000 ap. J.-C., peut-être dans la région de Ram Hormoz. Il faudra attendre presque mille ans et le milieu du 19e siècle ap. J.-C. avant de commencer à redécouvrir cette langue grâce au le déchiffrement de l’écriture cunéiforme. L’élamite n’a par ailleurs laissé que peu de traces dans les formes ancienne du persan (vieux-perse et moyen-perse), et quasiment aucune dans la langue persane actuelle.

Provenance

Cet article a été écrit en 2023.

Lien permanent

ark:/12148/mmj0d6qvcchp