La mer en Amérique

© Bibliothèque nationale de France
La tempête sublime et terrifiante
Bel exemple des illustrations de Gustave Doré pour cette complainte fantastique d’un vieux marin composée par Coleridge en 1798. L’artiste y excelle dans le rendu du sublime et du terrifiant.
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Chaque Américain venu d’Europe a dû une fois, lui ou un ancêtre, faire la traversée de l’Atlantique. L'océan devrait alors figurer dès l’origine dans la littérature américaine. La réalité est très différente et demande à refaire le trajet vers l'Ancien Monde et l'Angleterre, là où est née la littérature maritime. À partir du 18e siècle et de manière progressive, la mer entre dans le paysage littéraire de langue anglaise. Elle est dorénavant envisagée en tant que telle, suscitant à la fois un mélange d'émerveillement et de terreur (William Falconer, The Shipwreck (Le Naufrage). Le Dit du Vieux Marin (1798) de Coleridge (1772-1834), ballade archaïsante médiévale d'un vieux marin condamné à errer de par le monde pour expier l'assassinat gratuit d'un albatros, rassemble des images à la lisière du fantastique sans s'éloigner totalement de la mer. Ce récit devient au 19e siècle une sorte de matrice pour la littérature américaine.
La prairie océane américaine

Quand la mort gagne
« Ses lèvres étaient rouges, ses regards hardis ; elle avait les cheveux jaunes comme de l’or, et la peau blanche comme celle d’un lépreux. C’était ce cauchemar qui gèle et ralentit le sang de l’homme, Vie-dans-la-mort. Le navire squelette passa près de notre bord, et nous vîmes le couple jouant aux dés. Le jeu est fini, j’ai gagné, j’ai gagné ! » dit Vie-dans-la-mort ; « et nous l’entendîmes siffler trois fois. »
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L’intervention des esprits
Le Dit du Vieux Marin met en scène une forme d’enfer maritime où les esprits personnifient désastre et naufrage. Il s’agit de les respecter, de se les concilier. Coleridge raconte l’étrange aventure d’un vieux navire, sur lequel le meurtre d’un albatros fait tomber une malédiction. S’ensuit une longue errance pour le bateau et son équipage : soif, délire et mort, sauf pour le marin coupable qui doit expier le meurtre de l’innocent oiseau. La délivrance viendra d’un saint ermite rencontré lors du retour miraculeux au pays natal.
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L'image d'une vaste prairie océane, le romancier James Fenimore Cooper (1789-1851), plus que tout autre, l'a révélée avec sa saga de Bas-de-Cuir. L'écrivain avait dans sa jeunesse servi comme midship sur la « mer intérieure » des Grands Lacs. La « Prairie » telle qu’il la déploie à partir de 1823 dans ce récit, suit le trajet de la « traversée » inaugurale du pays, la remontée par les explorateurs Lewis et Clark de Saint-Louis à la côte ouest en 1803.
Une littérature entre terre et mer
L’Amérique est un empire continental, massif telle une peau de bison écartelée entre quatre pieux. La principale empreinte laissée sur sa littérature est celle du grand trek. Pourtant, son « lieu » par excellence est le seuil, la « Frontière », la mouvante ligne de démarcation entre un espace au-delà, sauvage et un en-deçà défriché, essarté. Et ce « lieu », classique lui aussi, le retourne en sa version marine.
C'est Thoreau par exemple, arpentant, à l’est de l’Est, les dunes et les grèves du cap Cod, vers 1850. La première « Frontière » dont il parle, est la frange du rivage (le strand) que le reflux laisse à découvert. Il s'agit de l’estran, à mi-chemin entre le familier et l’étrange.
Les écrivains d’Amérique y sont revenus jusqu’à l’obsession. Au premier chapitre de Moby Dick, Ismaël voit les gens de Manhattan le dimanche, postés tels des sentinelles à la lisière de l’eau. Dans le troisième des Quatre Quatuors de T. S. Eliot, « The Dry Salvages » (1939), son quatuor marin, la mer se retire et laisse ses débris. On trouve des casiers fracassés, des avirons brisés, des fragments de gréements défunts. Mais aussi les vestiges d’une « création plus ancienne » : os de seiche, étoiles de mer, vertèbres de cachalot. Ce lieu est la fin des terres, mais aussi des temps.
Une littérature naturaliste
Très tôt, la littérature américaine a entrepris de faire concurrence à l’histoire naturelle. En 1726, Benjamin Franklin (1706-1790) – qui dessinera plus tard la carte du Gulf Stream – est encore sujet de la couronne anglaise mais son journal sur sa traversée de Philadelphie à Liverpool montre déjà cette inflexion « américaine » dans sa manière d’observer les algues, les crabes. Ce regard « naturaliste », on le retrouve chez Melville, chez Thoreau…
Mais, réciproquement, on voit plus d’un traité scientifique américain venir rôder dans les parages de la littérature : la biologiste Rachel Carson (1951) décrivant « la couleur de la mer » ; l’ingénieur Willard Bascom (1980) scrutant la « dynamique de la surface de l’océan »…
Edgar Allan Poe (1809-1849)

Les Aventures d’Arthur Gordon Pym
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Ses fabuleuses extrapolations sont narrées sur le ton du reportage. Dans Une descente dans le Maelstrom, l'une de ses Histoires extraordinaires, l'action se situe loin de l’Amérique, dans l’archipel de Lofoten, en Norvège. Un homme raconte sa descente dans le « Moskoe-Strom ». L’embarcation démâtée entraînée, dans une inexorable chute en tourbillon le long de la paroi à 45º du vaste cône qui s’est creusé à la surface de l’eau. Il s’agrippe à un tonneau et échappe in extremis à l'aspiration. Il est remonté de profundis, revenu, tel un spectre, de l’au-delà.
Herman Melville (1819-1891)

Le Capitaine Achab et Moby Dick
Le roman d’Herman Melville a immortalisé la lutte du capitaine Achab et de la baleine blanche. Ce récit a donné lieu jusqu’à aujourd’hui à de multiples adaptations au cinéma et au théâtre.
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Moby Dick, ce livre-somme est une encyclopédie des dits et des savoirs sur le monstrueux Léviathan, une anatomie – une autopsie – de son corps et cadavre, une réflexion sur le monstre. Celui-ci ne se laisse ni englober ni capturer. Il s’échappe, fait « brèche » parfois vers le large.
Une autre séquence et une autre atmosphère de chasse sont proposées par Melville dans Benito Cereno (1855). Le moment choisi est celle d'une aube grise quelque part sur la côte du Chili. De son bord, le capitaine d’un phoquier yankee observe à la lunette la voile étrangère manœuvrant bizarrement vers les hauts-fonds. Dans la lueur équivoque du petit matin, il essaie – ce qu’on appelle aussi navigation – de déchiffrer sur la mer changeante des signes lointains, incertains.

Affiche pour Moby Dick de Herman Melville
Le roman d’Herman Melville a immortalisé la lutte du capitaine Achab et de la baleine blanche. Ce récit a donné lieu jusqu’à aujourd’hui à de multiples adaptations au cinéma et au théâtre.
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The Open Boat
Aucun texte américain ne donne sans doute autant l’impression d’« y être » que le court récit The Open Boat. Le reporter Stephen Crane (1871-1900) part à Cuba en 1897 pour y couvrir la guerre. Son navire sombre au large des côtes de Floride. Trente-six heures durant, quatre rescapés se relaient aux avirons d’un canot de dix pieds, non ponté.
Leur horizon se réduit aux vagues qui déferlent sur eux, couleur ardoise, sauf la crête, blanche d’écume. On en escalade une, et chaque fois, derrière, il y en a une autre. Il faut sans cesse écoper. Quand le jour se lève, on a le sentiment irréel de voir là-bas, tout près croirait-on un joli tableau. C'est comme contempler « une vue de Bretagne ou d’Alger la Blanche » en rêve ; des silhouettes qui se promènent sur la grève ; et vous, chahutés par le ressac, personne ne vous voit !
Ce récit est un chef-d’œuvre « impressionniste », à l’égal de ceux de Joseph Conrad (1857-1924), dont Stephen Crane, deux ans plus tard, au terme de sa brève vie, va devenir le voisin et l’ami, en Angleterre, sur la côte du Kent.
Provenance
Cet article provient du site La Mer, terreur et fascination (2005), réalisé en partenariat avec la ville de Brest dans le cadre du pôle associé Océanographie.
Lien permanent
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