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L'eau violente des auteurs médiévaux

Avant les grands voyages de la Renaissance, la mer est restée longtemps le domaine de la peur.
Avant les grands voyages de la Renaissance, la mer est restée longtemps le domaine de la peur.

© Bibliothèque nationale de France

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Avant les grands voyages de la Renaissance, la mer est restée longtemps le domaine de la peur. La tempête, figure de la violence maritime, les monstres secrétés par des abysses infinis, les errances sans fin, créent des topoi littéraires et iconographiques.

Le navire dans la tempête

Tempête
Tempête |

© Bibliothèque nationale de France

Il apparaît que bien peu de clichés, lourds d’une réalité vivement ressentie, ont eu plus de succès à l’époque médiévale que celui de « la nef dans la tempête ». Aucun épisode ne revient plus régulièrement dans la vie de nombreux saints que celui d’une traversée, réelle ou symbolique, figurée sur les miniatures, les vitraux ou les bas-reliefs des églises.

Au Moyen Âge, la nature est le grand réservoir de symboles, surtout la mer, symbole du monde changeant et instable, la mer houleuse représentant les dangers et les difficultés du monde. Le navire relie des terres séparées par l’eau ; aussi l’acte de passer d’une rive à l’autre symbolise-t-il le passage d’un monde à un autre. Le navire est donc l’attribut d’une traversée accomplie, par les vivants ou par les morts. Il est tour à tour véhicule des âmes et des démons, véhicule des dieux et des héros et, comme dans la tradition chrétienne, il symbolise l’Église : le navire est aussi la demeure de Dieu et le Christ, le pilote de la vie des chrétiens. Ce que la Bible a transmis avec la plus grande générosité au Moyen Âge, c’est toute une collection d’images et de symboles reposant principalement sur ces deux formes littéraires que sont la comparaison et la parabole. Celles qu’elle a élaborées sur le thème du navire dans la tempête ont eu la plus grande audience au Moyen Âge. Rappelons aussi le rôle pédagogique de l’image depuis Grégoire le Grand. L’enseignement de la religion et les actes de dévotion se faisaient d’une façon, pourrait-on dire, « audiovisuelle ». La parole y dominait, mais la figuration y était considérable.

Grecs surpris par une tempête
Grecs surpris par une tempête |

© Bibliothèque nationale de France

Le Déluge

Quant aux scènes de déluge, elles témoignent souvent d’une grande intensité dramatique. Le Déluge et ses eaux mortelles font ressortir la figure du Christ triomphant de la mort et, par le même glissement d’un plan symbolique à un autre, il figure également le chrétien sorti régénéré par l’eau du baptême où il a été plongé. L’arche est donc le symbole de la demeure protégée par Dieu. Sanctuaire mobile, symbole de la présence de Dieu parmi le peuple de son choix, elle est enfin le symbole de l’Église, ouverte à tous pour le salut du monde.

On peut dire qu’il y a deux espèces de déluge : celui qui détruit, celui qui renouvelle. Le déluge dévorateur peut revêtir lui aussi deux formes : le premier, c’est la grande lame, la vague colossale, « la vague scélérate » qui se dresse au niveau des plus hauts sommets, barre l’horizon, avance inexorable ; l’autre, c’est la montée insidieuse de la marée.

Noyade des égyptiens dans la mer Rouge
Noyade des égyptiens dans la mer Rouge |

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Entre mythes et désordres naturels

Quant à la « scène de la tempête », elle est la manifestation de la colère divine. Notons qu’au Moyen Âge, l’événement calamiteux, la catastrophe naturelle, est toujours l’expression d’un dessein de Dieu, d’un avertissement et, généralement, d’une punition. Prenons par exemple l’un des textes évoquant la description de la grande onde de tempête du 16 janvier 1219, qui a marqué le début des ravages de la Zélande et de la Frise et de l’entrée de la mer vers le lac Flevo, constituant le futur Zuiderzee. Emon, abbé de Wittwerum, a bien vu les raisons naturelles du fléau, dû « au hasard des vents », à leur « retournement », sur une mer « déjà démontée »… Mais la cause véritable, au-dessus de toutes les autres, comme l’a dit saint Augustin, c’est la volonté de Dieu.

Toutes les catastrophes naturelles impliquent, à un niveau ou à un autre, le facteur humain, la dialectique nature-homme. Mais, au Moyen Âge, la catastrophe naturelle était mieux supportée qu’aujourd’hui, car elle était perçue comme une manifestation de la Providence. Cette notion de « catastrophe naturelle », en fait, n’existait pas, car la catastrophe était avant tout la marque de la punition d’une faute individuelle ou collective.

Les pires cataclysmes sont peut-être les ondes de tempêtes (le Sturmflut, unissant forces du vent et forces de la mer), dont l’Occident garde des souvenirs angoissants et des traces durables. Depuis 709 (?), le Mont-Saint-Michel est « au péril de la mer » – la forêt de Scissy a disparu et les marais de Dol n’ont pu être reconquis qu’après l’établissement de la digue du 11e siècle.

La mer déchaînée est assimilée à l’animal qui braie, animal qui, comme Satan, comme la Bête, signifie les tendances inférieures de l’homme déchu. L’esprit chevauche la matière, qui doit lui être soumise, mais qui échappe parfois à sa direction.

Le thème littéraire

Affiche pour le film Les Dix Commandements
Affiche pour le film Les Dix Commandements |

© Bibliothèque nationale de France

Le récit de la tempête, thème conventionnel par excellence, peut apparaître comme un procédé littéraire. Par ailleurs, n’oublions pas que, dans la littérature du 12e au 14e siècle, on relève une sorte d’émulation dans le « déjà dit » que favorisent, chez des poètes volontiers anonymes, l’absence de toute prétention à l’originalité et, de la part des lecteurs, l’attente du morceau qu’on aime. Il est indéniable que poètes, romanciers et chroniqueurs s’ingénient moins à créer de nouveaux thèmes qu’à combiner indéfiniment des motifs d’inspiration d’une valeur et d’un rendement assurés. De là des canons qui semblent souvent dispenser l’artiste d’une véritable émotion personnelle.

Grâce à l’intervention de la tempête, on peut modifier à volonté le cours des événements. Yseult sera séparée au dernier moment de son bien-aimé. Chez Chrétien de Troyes, c’est une tempête qui réunira enfin, après une série d’aventures extraordinaires, Guillaume d’Angleterre et son épouse. Celui dont on veut se débarrasser, on le livre sans secours à la merci des flots. On a ainsi le sentiment réconfortant de ne pas l’avoir tué d’une manière précise, de laisser à Dieu la décision de le sauver. L’adieu au bord de la mer est à la fois le plus déchirant et le plus littéraire des adieux. Toujours prête à engloutir, à dévorer, cette mer incertaine, mouvante, pleine de monstres et de mystères, soumise aux caprices de l’air, est pour le héros un ennemi sans visage, un adversaire mythique dont il doit triompher pour assumer son destin.

Le passage de la mer Rouge
Le passage de la mer Rouge |

© Bibliothèque nationale de France

La mer est aussi un espace de fuite. Le héros a la possibilité d’y changer d’identité et d’y refaire sa vie. Ce thème s’associe à celui de l’enlèvement par des pirates, celui de la réduction en esclavage s’inspirant de légendes antiques et des réalités barbaresques.

En définitive, comme le souligne Gaston Bachelard, « est-il un thème plus banal que celui de la colère de l’océan ? Une mer calme est prise d’un soudain courroux. Elle gronde et rugit. Elle reçoit toutes les métaphores de la furie, tous les symboles animaux de la fureur et de la rage […] La psychologie de la colère est au fond l’une des plus riches et des plus nuancées […] L’eau violente est un des premiers schèmes de la colère universelle. Aussi, conclut-il, pas d’épopée sans une scène de tempête. »

Pour l’homme du Moyen Âge, les tempêtes soudaines de la Méditerranée ne sont pas moins dangereuses que les tourmentes de l’océan. La Méditerranée, mer intérieure, est certes plus rassurante que l’océan sans limites et les regards sur la mer peuvent assurément être opposés lorsqu’ils émanent d’un Méditerranéen et d’un Ponantais, mais leur nature ne diffère pas essentiellement, et les procédés de description offrent de singulières ressemblances. Toutefois, à une geste « pan-française » s’oppose une épopée aquitaine, anglo-normande et maritime dans laquelle la mer détermine plus résolument les activités politiques, économiques, stratégiques et mêmes culturelles. Les textes les plus descriptifs – le récit du voyage de saint Brandan, le roman de Brut, le roman breton de Tristan – sont d’origine celtique ou normande.

Topos, peut-être, que ce péril de mer, mais la crainte semble réelle. Malgré les instruments et les cartes, sans doute présents sur les navires avant la fin du 13e siècle, malgré surtout les bonnes connaissances empiriques de la navigation que possèdent pilote et matelots, ceux-ci apparaissent dans une douloureuse impuissance devant le déchaînement des éléments, ainsi que le relatent toutes les chroniques de navigations. Il faut ajouter qu’avant l’époque des grandes découvertes le cabotage routinier dans des mers sans mystère était beaucoup moins favorable à l’enfantement et à l’enrichissement des mythes que les voyages d’exploration.

Mais l’eau possède davantage une fonction ambivalente : elle est à la fois eau de vie et eau de mort. Elle a un pouvoir destructeur et un pouvoir sotériologique. Dans son essai sur L’Eau et les rêves, Gaston Bachelard écrivait : « Aucune utilité ne peut légitimer le risque immense de partir sur la mer. Pour affronter la navigation, il faut des intérêts puissants. »

Provenance

Cet article provient du site La Mer, terreur et fascination (2005), réalisé en partenariat avec la ville de Brest dans le cadre du pôle associé Océanographie.

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