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Les estampes érotiques japonaises

Estampe sans titre [La femme jalouse à la boule de neige]
Estampe sans titre [La femme jalouse à la boule de neige]

© Bibliothèque nationale de France

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Les estampes érotiques représenteraient près de la moitié des ukiyo-e. Puisant dans une culture picturale aristocratique, elles ajoutent à ces représentations traditionnelles humour et inventivité, et contournent allègrement la censure.

Images de printemps

Makura-e (« image d’oreiller »), warai-e (« image plaisante »), wajirushi (« impression japonaise »), higa (« image secrète »), enga (« image galante »), tsugai-e (« image de couple ») ou encore nure-e (« image affriolante ») : nombreux sont les termes argotiques et plus ou moins explicites qui furent utilisés pour nommer les estampes érotiques japonaises.

Le plus connu d’entre-eux, shunga, viendrait de la contraction de l’expression chinoise chungonghua (jap. : shunkyûga) ou « image du palais du Printemps », du nom qui était donné au palais du prince héritier. Il fit son apparition dans la littérature française avec Edmond de Goncourt, qui découvrit avec fascination ce type de gravure érotique dès le début des années 1860. L’écrivain et grand collectionneur usa du terme sous la graphie shungwa dans ses célèbres monographies consacrées à Utamaro (1891) et à Hokusai (1896), pour célébrer la fougue, le caractère excentrique et fantastique des « peintures de printemps » de ces deux maîtres de l’ukiyo-e.

Une dimension humoristique

Cette abondante production imprimée prit le relais, dans une version populaire, de la peinture érotique destinée originellement à l’aristocratie et dont les premiers exemples connus remontent au début du Moyen Âge, avec le célèbre Rouleau de la haie de branchages (Koshibagaki sôshi, fin 13e siècle), attribué à un maître de l’école Tosa, Sumiyoshi Keinin. Ces gravures, qui firent la prospérité des éditeurs de l’époque d’Edo (1600-1868), se distinguent par leur inventivité, la variété de leurs procédés graphiques, mais aussi par leur humour et leur manière de parodier les chefs-d’œuvre littéraires et artistiques du passé, voire les manuels et les encyclopédies populaires. Cela leur confère une épaisseur sémiotique qui dépasse dans beaucoup de cas la seule représentation de l’acte sexuel. La présence de textes et de dialogues dans la plupart des gravures contribue souvent à leur dimension humoristique.
Si l’on ne croit plus guère aujourd’hui aux légendes qui conféraient aux shunga des vertus talismaniques, la question de leur réception et de leur usage reste néanmoins controversée. Certains, comme Timon Screech, y voient avant tout un objet pornographique, strictement masculin et à but onaniste, tandis que pour d’autres elles relèvent purement de la création fictionnelle et n’étaient donc pas l’objet d’une simple identification émotionnelle. Il est néanmoins certain que l’interdit qui fut attaché à ces gravures au Japon à partir de la fin du 19e siècle, sous l’influence de la morale occidentale, n’avait pas cours à l’époque d’Edo. Yanagisawa Kien, peintre et lettré, pourtant nourri par la pensée des philosophes confucéens, ne recommandait-il pas tout naturellement, dans un célèbre essai de jeunesse rédigé au début du 18e siècle, de consulter des « images d’oreiller » pour se délasser du travail intellectuel et se revigorer, considérant ces ouvrages à l’égal des quatre « trésors du cabinet du lettré » ?

« Le rouleau de la manche » (Sode no maki)
« Le rouleau de la manche » (Sode no maki) |

© Bibliothèque nationale de France

Une importante production

Les recherches menées au Japon ces dernières années et les nombreuses publications et fac-similés récents (et désormais non expurgés, depuis les années 1990, suite à un assouplissement de la loi) permettent de se faire une meilleure idée de la nature de ce corpus de la gravure érotique japonaise. Rappelons que ces œuvres sont en majorité anonymes et que leur attribution se fait donc essentiellement sur la base de caractéristiques stylistiques.

« Huit vues d’élégants intérieurs » (Fûryû zashiki hakkkei)
« Huit vues d’élégants intérieurs » (Fûryû zashiki hakkkei) |

© Bibliothèque nationale de France

Le catalogue le plus fiable, établi par Shirakura Yoshihiko en 2007, recense près de 800 livres illustrés et séries de gravures montées en album, sur les quelque 1 200 qui auraient été produits selon les estimations de l’auteur, principalement au cours de l’époque d’Edo. La plupart des recensements antérieurs se fondent sur un catalogue manuscrit (Iroha betsu kôshokubon shunga fu Yoshiwara-mono yarô-mono mokuroku), probablement établi à l’époque de Meiji (1868-1912), qui dresse l’inventaire de quelque 730 titres licencieux et érotiques, livres et albums confondus, y compris les ouvrages consacrés au quartier de plaisir du Yoshiwara qui n’étaient pas interdits à la vente. Hayashi Yoshikazu (1922-1999), pionnier des recherches sur la gravure érotique, estimait quant à lui que le nombre total de livres licencieux (kôshoku-bon) et érotiques (enpon) antérieurs à 1868, pourrait s’élever à près de 3 000 œuvres. Il aurait réalisé un fichier manuscrit de plus de 2 000 titres, mais qui est resté inédit.
Malgré l’importance de cette production, les grandes expositions monographiques consacrées, au Japon, aux maîtres de l’estampe d’Edo que sont Harunobu, Utamaro ou Hokusai, pour ne citer que les plus célèbres, omettent de présenter cette dimension érotique pourtant essentielle de leur œuvre.
La gravure érotique constitua en effet une large partie de la production du genre ukiyo-e. Certaines auteurs estiment qu’à ses débuts, dans le dernier quart du 17e siècle, plus de la moitié des gravures et des illustrations des albums concernaient le domaine érotique. Durant l’âge d’or de l’estampe japonaise, entre un dixième et un tiers de l’œuvre des plus grands maîtres aurait relevé de ce genre. Le Gasen (« La Nasse à peinture »), l’un des tout premiers manuels de peinture, publié en 1721 à Ôsaka par un artiste issu de l’école officielle des Kanô, Hayashi Moriatsu, et qui connut une large diffusion au 18e siècle, comporte ainsi un chapitre consacré au « Corps humain et à la manière d’exécuter des peintures de printemps ou images d’oreiller licencieuses » (« Nintai narabi ni kôshoku shunga [makura-e] no hô »), preuve que la réalisation de dessins érotiques faisait partie de la formation de base des artistes à cette époque.

La clandestinité

C’est paradoxalement au cours de la période d’Edo où le monde de l’édition, en plein essor, était soumis à un contrôle strict par le pouvoir, que se développa la gravure érotique. Les mesures d’interdiction qui, à partir du début du 18e siècle (édits sur l’édition de 1722, 1790 et 1842 en particulier), frappèrent les « livres licencieux » (kôshoku-bon) et les estampes érotiques jugées « contraires aux bonnes mœurs » n’eurent en réalité que relativement peu d’incidences sur cette production qui devint dès lors clandestine. Ces livres et ces gravures continuèrent en effet d’être diffusés très largement, mais de manière anonyme ou sous des noms d’emprunt, notamment grâce à un réseau très bien organisé de loueurs de livres (kashihon-ya) : au début du 19e siècle, la ville d’Edo en comptait à elle seule plus de 650 et celle d’Ôsaka, environ 300. Daisô, célèbre loueur de livres de Nagoya, ville provinciale d’importance moyenne à l’époque d’Edo, comptait à son catalogue plus de 800 livres érotiques, ce qui laisse imaginer l’importance de ce commerce.
Parallèlement à ces gravures et à ces livres prohibés se développa une production d’images suggestives mais à caractère non explicitement sexuel, appelées abuna-e (littéralement « images risquées »), signées par leurs auteurs et dont les éditeurs étaient en droit de faire le commerce.

Quelques célèbres affaires de censure

L’album érotique de l’étreinte de Komachi (Ehon Komachi-biki)
L’album érotique de l’étreinte de Komachi (Ehon Komachi-biki) |

© Bibliothèque nationale de France

On connaît quelques affaires célèbres de censure pour raison morale – comme celles qui touchèrent l’écrivain et illustrateur Santô Kyôden et son éditeur Tsutaya Jûzaburô en 1791 ou l’écrivain Tamenaga Shunsui et huit éditeurs d’Edo en 1841-1842 –, mais elles concernaient surtout des genres littéraires populaires (share-bon, ninjô-bon) qui, bien que prenant pour cadre les quartiers de plaisir, n’appartenaient pas au registre érotique à proprement parler. Seule, dans le cas de l’affaire de 1841, fut saisie, en même temps que des ouvrages littéraires, une importante quantité de planches gravées qui avaient servi à l’impression de livres érotiques. Le nombre d’œuvres érotiques conservées aujourd’hui et le peu d’incidents recensés pour l’époque d’Edo suggèrent que le contrôle gouvernemental fut en réalité particulièrement complaisant dans ce domaine.
Le pouvoir était plus sévère à l’égard de ce qu’il jugeait contraire à l’ordre social que de ce qui relevait de l’ « obscénité » et c’est pour cette raison par exemple qu’aurait été interdit un célèbre album de Nishikawa Sukenobu (1671-1750), Hyakunin jorô shinasadame (« Comparaison des qualités de cent femmes »), publié à Kyôto en 1723 – peu après l’édit contre les livres licencieux –, alors que le même artiste ne semble jamais avoir été inquiété pour ses nombreux livres érotiques (on lui en attribue plus d’une quarantaine). On lui aurait reproché en effet d’avoir représenté dans un même ouvrage, qui offre à travers une centaine de portraits un panorama complet du monde féminin japonais, des impératrices et des femmes de cour aux côtés de courtisanes et de prostituées des rues. Selon certaines sources de l’époque d’Edo, c’est la publication d’une version érotique (non conservée) de ce même album qui lui aurait valu d’être censuré. Quoi qu’il en soit, ce cas resta très isolé.

Série de douze gravures sans titre
Série de douze gravures sans titre |

© Bibliothèque nationale de France

La collection de la Bibliothèque nationale de France

La Bibliothèque nationale de France, grâce à trois donations faites en 1907, 1916 et 1933 par les collectionneurs Robert Lebaudy (fonds Emmanuel Tronquois), Georges Marteau et George Barbier, possède un fonds assez représentatif d’estampes érotiques japonaises, sous la forme de livres illustrées (112 fascicules formant une cinquantaine de titres) et de gravures en feuilles détachées (près de 200 planches). Ces œuvres, achetées directement au Japon ou à l’occasion de grandes ventes parisiennes d’art japonais, entre la fin du 19e et le début du 20e siècle, furent conservées jusqu’à ce jour dans l’Enfer du département des Estampes et de la Photographie et montrées en de très rares occasions, notamment dans le cadre des expositions « Shunga, images du printemps », à Bruxelles en 1989, et « L’Enfer de la Bibliothèque. Éros au secret », organisée à Paris en 2007.
Pour cette exposition, une dizaine de pièces ont été sélectionnées dans le fonds de l’Enfer. Elles permettent de suivre l’évolution stylistique du genre entre le début du 18e siècle, avec Masanobu, et le début du 19e siècle, avec Utamaro, le célèbre peintre des « Maisons vertes », ainsi qu’étaient appelées les maisons de plaisir du quartier réservé du Yoshiwara.
Ce panorama montre aussi la transformation des procédés techniques, qui permit de passer des gravures imprimées en noir et rehaussées de quelques couleurs à la main (urushi-e), aux estampes imprimées à l’aide de deux ou trois couleurs (benizuri-e), puis aux gravures richement colorées (nishiki-e) de la fin du 18e siècle, imprimées à l’aide de plusieurs planches de bois, et dont Harunobu passe pour être le premier à avoir fait usage. Cet ensemble comporte deux exceptionnelles et très rares séries de gravures de format étroit (hashira-e) réalisées par Shimokôbe Shûsui et Torii Kiyonaga à la fin du 18e siècle.
La plupart de ces gravures appartenaient à l’origine à des « séries » (kumimono) de douze planches réunies en albums, qui furent démontées pour être vendues séparément. Ce principe de la douzaine, explique le manuel de peinture Gasen, viendrait du nombre des épouses impériales défini dans un traité de la fin des Han sur les règles de cour, le Duduan (« De la gouvernance ») de Cai Yong, et symboliserait aussi les mois de l’année.

Estampe sans titre [Couple prenant le frais un soir d’été]
Estampe sans titre [Couple prenant le frais un soir d’été] |

© Bibliothèque nationale de France

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