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Juifs et proto-chrétiens au temps de l’Apocalypse

Juifs contemplant l’incendie du temple de Jérusalem
Juifs contemplant l’incendie du temple de Jérusalem

Bibliothèque nationale de France

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Dans les années 70 de notre ère, alors que l’Empire romain est à son apogée, des communautés juives sont établies dans la province romaine d’Asie Mineure, l’actuelle Turquie. Bien intégrées, elles profitent de la prospérité générale. Des prophètes et des apôtres itinérants y propagent leur foi dans un messie, Jésus de Nazareth. Mais plus au sud, en Judée, une révolte juive a mené à la prise de Jérusalem par le général romain Titus et à l’incendie du temple. Tel est le contexte dans lequel Jean de Patmos aurait reçu la révélation qu’il consigne dans l’Apocalypse.

C’est lors d’un séjour dans l’île de Patmos, aujourd'hui en Grèce, que le prophète Jean aurait reçu sa révélation.

Le plus ancien manuscrit de l'Apocalypse
Le plus ancien manuscrit de l'Apocalypse |

© Ifao

Jean à Patmos
Jean à Patmos |

Bibliothèque nationale de France

La date de cette « apocalypse » – du grec apokalupsis qui signifie dévoilement ou révélation – est débattue. Sur le témoignage d’Irénée, évêque de Lyon dans le dernier quart du 2e siècle ap. J.-C., on la situe traditionnellement sous le règne de l’empereur romain Domitien (81-96) en réaction à une persécution des « chrétiens ». Toutefois, les sources anciennes n’attestent pas de persécutions sous cet empereur. De plus, il ne semble pas qu’on ait pu à cette époque distinguer parmi les Juifs lesquels étaient des fidèles de Jésus. Sur la base du contenu même de l’Apocalypse, certains placent sa rédaction beaucoup plus tôt, à la fin du règne de Néron (54-68) ou sous le règne de Vespasien (69-79), en réaction à la prise de Jérusalem en 69. C’est cette dernière hypothèse que nous adoptons.

Jean, l’auteur de l’Apocalypse, est un prophète juif fidèle du messie Jésus, un « juif chrétien » qui a une connaissance approfondie des Écritures juives, l’Ancien Testament des chrétiens. Il y fait constamment allusion dans son écrit. À part cela, presque rien ne nous est connu du personnage, qu’on ne peut identifier de manière certaine ni à l’auteur de l’Évangile de Jean ni à celui des lettres de Jean.

« Églises » et « Synagogues », « juifs » et « chrétiens » au temps de l’Apocalypse

À l'ange de l'Église qui est à Smyrne, écris : Ainsi parle le Premier et le Dernier, celui qui fut mort, mais qui est revenu à la vie : Je sais ton épreuve et ta pauvreté – mais tu es riche –, et les calomnies de ceux qui se prétendent juifs ; ils ne le sont pas : c'est une « synagogue de Satan ».

Apocalypse, 2:8-9

La plupart des traductions de l’Apocalypse de Jean donnent l’impression qu’elle oppose des Églises chrétiennes à des Synagogues juives, en particulier à Smyrne et à Philadelphie, comme si « juifs » et « chrétiens » constituaient, comme aujourd’hui, des identités sociales et religieuses distinctes, séparées. Or, il n’en était rien.

Jean et l’Église d’Éphèse
Jean et l’Église d’Éphèse |

Bibliothèque nationale de France

Dans la deuxième moitié du 1er siècle ap. J.-C., la distinction que nous faisons aujourd’hui entre « juifs » et « chrétiens », entre « Église » et « Synagogue » n’existe pas. Le terme grec que nous traduisons par « Juif » (Ioudaios) désigne dans un sens restreint les habitants de la Judée (Ioudaea) et leurs descendants, et dans un sens plus large ceux et celles qui observent la Loi traditionnelle de ce peuple, fondée sur la Torah, en Judée ou ailleurs. Ce terme désigne un peuple (ethnos), c’est donc un ethnonyme. L’apôtre Paul, Jésus et ses disciples, Jean de Patmos, qui porte un nom juif, Iohannan, sont des Juifs.

Le terme « chrétien » (christianos) aurait été employé pour la première fois à Antioche pour désigner les disciples de Jésus-Christ, sans doute de manière péjorative. Rien n’indique que les disciples eux-mêmes se le soient approprié. Il dérive du mot grec christos qui signifie « messie ». Ni Paul ni Jean n’emploient ce terme pour se désigner eux-mêmes ou désigner leurs disciples. Ceux-ci sont majoritairement des Juifs dont les parents sont Juifs, comme la plupart des fidèles du messie Jésus au 1er siècle. Ils ne se comprennent pas eux-mêmes comme extérieurs ou étrangers au peuple juif dont ils font partie ; ils sont des Juifs messianistes ou, si l’on veut, des Juifs chrétiens.

Il existe aussi parmi eux, des disciples du messie Jésus qui ne sont pas d’origine juive. Ils se recrutent sans doute principalement parmi les « craignant Dieu », expression qui désigne des non-Juifs, majoritairement gréco-romains, séduits par le monothéisme juif, mais sans adhérer à toutes ses pratiques.

Les fidèles de Jésus, disciples de Paul ou d’autres apôtres ou prophètes ne forment donc pas des « Églises » opposées à des « Synagogues », mais ils se réunissent en « assemblées » (ekklêsiai d’où vient le mot « Église »). Cela n’empêche pas Paul lui-même de prêcher dans les synagogues que fréquentaient sans doute aussi ses disciples juifs.

Des situations différentes selon les lieux

En Asie Mineure, vivre ensemble et inclusion dans la cité

Ce fut pendant le séjour d'Apollos à Corinthe que Paul arriva à Ephèse en passant par le haut pays. Il y trouva quelques disciples. […] Paul se rendait à la synagogue et, durant trois mois, il y prenait la parole en toute assurance à propos du règne de Dieu, s'efforçant de convaincre ses auditeurs.

Actes des Apôtres, 19:1, 8

Dès les années 50, l’apôtre Paul proclame la mort et la résurrection de Jésus, baptise et fait des disciples parmi les Juifs d’Éphèse, la principale ville d’Asie Mineure. Une vingtaine d’années plus tard, le prophète Jean y proclame sa foi en Jésus le Vivant et y fait également des disciples. La question du vivre ensemble se pose : jusqu’à quel point les Juifs et les disciples de Jésus peuvent-ils s’intégrer dans la cité sans renoncer à leur foi en Jésus ou à la Loi juive ? Paul et Jean répondent différemment.

Façade de la bibliothèque de Celsus à Éphèse
Façade de la bibliothèque de Celsus à Éphèse |

Photo : Benh Lieu Song, wikimedia commons / CC BY-SA 3.0

En 56 à Éphèse, Paul rédige sa Lettre aux Corinthiens, dans laquelle il répond à une question : peut- on manger des viandes sacrifiées aux idoles ? La question est d’importance puisque la viande vendue dans les marchés provient le plus souvent d’animaux sacrifiés dans les temples des dieux grecs et romains. Elle n’affecte pas tant la vie quotidienne – la viande est chère et on n’en mange pas à tous les jours – que la vie sociale, le « vivre ensemble ». En effet, il existe dans les cités une vie associative riche et complexe : guildes de métiers, associations de marchands, etc. Ces associations se réunissent régulièrement à l’occasion de banquets. Si on ne consomme pas de viande, on se marginalise, on s’exclut plus ou moins de la vie sociale et de ses circuits économiques. La réponse mitigée de Paul est plutôt accommodante : puisqu’il y a un seul vrai dieu et que les autres dieux n’existent pas, on peut bien manger des viandes qui leur ont été sacrifiées, mais il faut prendre garde de ne pas scandaliser ceux qui pourraient s’imaginer que par cette consommation, on participe à leur culte.

À Pergame, une vingtaine d’années plus tard, certains fidèles du messie Jésus adoptent la ligne de pensée de Paul ; de même, à Thyatire, une prophétesse que Jean affuble du nom ignominieux de Jézabel, une reine impie, est du même avis. Jean les condamne vivement.

Mais j'ai contre toi que tu tolères Jézabel, cette femme qui se dit prophétesse et qui égare mes serviteurs, leur enseignant à se prostituer et à manger des viandes sacrifiées aux idoles. Je lui ai laissé du temps pour se repentir, mais elle ne veut pas se repentir de sa prostitution. Voici, je la jette sur un lit d'amère détresse, ainsi que ses compagnons d'adultère, à moins qu'ils ne se repentent de ses œuvres.

Apocalypse, 2:20-22

Pour Paul, qui veut rallier Juifs et non-Juifs à la foi en Jésus, la cité est un champ de mission et il faut s’y intégrer ; pour Jean au contraire, elle est un lieu de souillure : il faut la quitter de peur d’être puni comme elle. Ces deux positions antithétiques illustrent toutes les difficultés qui se posent à cette époque quant à l’inclusion des « Juifs chrétiens » dans les communautés civiques.

En Palestine, troubles et soulèvements populaires

Alors que la vie des communautés juives et des disciples de Jésus dans les villes d’Asie Mineure est relativement calme, la Palestine est en proie à des troubles constants pendant tout le 1er siècle.

La concentration de la propriété foncière et de la richesse, les impôts entraînent un appauvrissement de la paysannerie et suscitent la haine des riches. La Judée et Jérusalem sont gouvernées par la dynastie hérodienne et des grand-prêtres totalement asservis à Rome dont ils tirent pouvoir et privilèges. La population espère une intervention divine et attend un messie libérateur.

Cette situation entraîne le soulèvement de la Judée entre 66 et 73. Si les Juifs d’Asie Mineure ne participent pas à ce mouvement, la prise de Jérusalem par l’armée romaine en septembre 69 et l’incendie du temple, centre symbolique de la religion juive, n’en sont pas moins ressentis par eux comme une catastrophe, alors qu’elle est célébrée comme une grande victoire du côté romain.

Triomphe avec le butin du temple de Jérusalem sur l’Arc de Titus
Triomphe avec le butin du temple de Jérusalem sur l’Arc de Titus |

Bibliothèque nationale de France

Sesterce de Vespasien de type « Iudea capta »
 
Sesterce de Vespasien de type « Iudea capta »
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Bibliothèque nationale de France

Des textes juifs contemporains se font l’écho de cette situation. Le Quatrième livre d’Esdras, écrit en hébreu ou en araméen, décrit dans une vision la destruction de Jérusalem et l’avènement d’une nouvelle Jérusalem sous la figure d’une femme en deuil de son fils, remplacée par une cité nouvelle aux puissantes fondations.

Car tu le vois : notre sanctuaire est désert, notre autel démoli et notre temple détruit. Notre harpe gît à terre, notre hymne s'est tu et notre exultation s'est dissoute. La lumière de notre chandelier est éteinte, l'arche de notre alliance pillée, nos objets sacrés souillés et le nom du Seigneur prononcé sur nous profané.

Quatrième livre d’Esdras, 10:21-22

Rédigé en grec à la même époque, le Livre de Baruch, fils de Néria réagit à  la catastrophe en l’assimilant à la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor en 586 av. J.-C. C’est la  justice de Dieu qui s’exerce à travers les ennemis de Jérusalem pour la punir et la purifier de ses péchés après quoi elle sera « rénovée dans la gloire et rendue parfaite pour l’éternité », si l’on en croit le Deuxième livre de Baruch (32:4).

Pourquoi Dieu a-t-il permis que cela se produise ? Comme les auteurs du Deuxième livre de Baruch et du Quatrième livre d’Esdras, Jean cherche à comprendre la catastrophe et à en tirer une leçon en relisant les Écritures, la Loi et les Prophètes. Inspirée par sa foi, la révélation du messie, Jésus le Vivant, lui annonce l’avènement d’une nouvelle Jérusalem où nulle souillure ne sera admise.

Provenance

Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.

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