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L’océan imaginé

La cartographie de l’Océan Indien au Moyen-Âge
Les mappemondes en terre d’Islam : al-Istakhrî
Les mappemondes en terre d’Islam : al-Istakhrî

© Bibliothèque nationale de France

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Les cartes portulans du 16e siècle sont la plupart du temps associées aux découvertes d’espaces nouveaux du point de vue des Européens. En ce qui concerne l’océan Indien, carrefour de civilisations anciennes, elles furent précédées d’une longue tradition cartographique résultant des voyages antiques et des savoirs vernaculaires, mais aussi des informations qui circulaient le long des voies de commerce et d’échanges avec la Méditerranée.

Le transfert des savoirs antiques durant le haut Moyen Âge

Les cartes portulans du 16e siècle sont la plupart du temps associées aux découvertes d’espaces nouveaux du point de vue des Européens. En ce qui concerne l’océan Indien, carrefour de civilisations anciennes, elles furent précédées d’une longue tradition cartographique résultant des voyages antiques et des savoirs vernaculaires, mais aussi des informations qui circulaient le long des voies de commerce et d’échanges avec la Méditerranée. Ce sont ces échanges et ces transferts de savoir que nous nous proposons ici d’évoquer.

Une grande partie du savoir géographique médiéval sur l’océan Indien provient d’un héritage dont les racines, communes en partie au monde latin et au monde arabe, remontaient à l’Antiquité gréco-romaine. L’épopée d’Alexandre le Grand (au 4e siècle avant l’ère chrétienne) trouva un écho durable et profond dans la littérature et les descriptions géographiques en Orient comme en Occident. Ce savoir antique sur l’Orient fut intégré aux géographies latines classiques de Pomponius Mela et de Pline, associé aux périples plus récents vers les côtes de l’Inde, comme le Périple de la mer Érythrée, puis résumé, filtré par les compilateurs latins de l’Antiquité tardive : Macrobe, Martianus Capella, Solin, Orose, Isidore de Séville.

La cartographie arabe développe une démarche scientifique
La cartographie arabe développe une démarche scientifique |

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D’autre part, la cartographie grecque avait culminé à Alexandrie au 2e siècle après Jésus-Christ dans l’œuvre de Ptolémée. Ses traités de mathématique et d’étude des astres, l’Almageste et la Tétrabible, avaient été complétés par une Géographie qui discutait des mesures de la sphère terrestre et fournissait les coordonnées en latitude et en longitude d’un grand nombre de localités de l’œkoumène, ainsi que la manière de les disposer sur une mappemonde et sur des cartes régionales. Au cours des premiers siècles de l’islam (7e et 8e siècles), des savants, pour la plupart syriaques, entreprirent de traduire et d’adapter en arabe les principaux éléments de ce précieux savoir. La géographie littéraire et scientifique, florissante au 9e siècle à Bagdad, à la cour des califes abbassides, s’inspirait en partie de Ptolémée, alors qu’en Occident à la même époque, l’œuvre n’était connue de réputation que par quelques rares érudits et le texte en était introuvable. L’héritage antique se décline ainsi différemment en Occident et en Orient. Quand en Europe on s’interroge sur l’habitabilité de la zone équatoriale et le caractère navigable de l’océan Indien, en revanche, dans le monde islamique, sous la dynastie des Abbassides, cet océan est connu et fréquenté dans sa partie occidentale, au débouché de la mer Rouge et du golfe Persique, mais aussi vers la côte africaine et même jusqu’en Chine.

Mappemonde du Beatus de Saint-Sever
Mappemonde du Beatus de Saint-Sever |

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La redécouverte de Ptolémée
La redécouverte de Ptolémée |

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Sur un grand nombre de mappemondes médiévales latines, la partie habitable de la sphère terrestre est resserrée autour de la mer Méditerranée, qui unit et sépare les rivages des trois régions de l’œkoumène : Europe, Asie, Afrique, entourés d’un océan circulaire d’où émanent des golfes aux limites incertaines. Le paradis terrestre est souvent situé sur une île aux extrémités orientales du monde. Au contraire, dans l’empire abbasside, certaines cartes des manuscrits d’Istakhri ou d’Ibn Hawqal – tout aussi schématiques, malgré leur source ptoléméenne – situent le centre de l’œkoumène dans l’isthme étroit qui sépare la mer Méditerranée de l’océan Indien. L’Arabie, mais aussi Bagdad, sont placés symboliquement au centre de la carte, au cœur du monde musulman et de ses deux versants maritimes représentés en miroir. En quelques traits, en quelques formes géométriques (à côté de formes plus élaborées), les auteurs de ces schémas offrent un raccourci de leur conception des équilibres géographiques de leur civilisation.

Des mappemondes en T-O en Europe
Des mappemondes en T-O en Europe |

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Au-delà de ces différences, l’horizon oriental apparaît dans les deux cultures tout aussi incertain et baigné de merveilleux. Les aventures de Sindbad, un conte populaire intégré plus tard aux Mille et Une Nuits, raconte les péripéties nautiques d’un marin jusqu’aux confins de l’océan Indien. Dans son évocation d’errances maritimes et d’îles peuplées d’êtres fabuleux, on retrouve des légendes issues de l’histoire d’Alexandre, mais aussi des échos de l’Odyssée d’Homère. L’iconographie des manuscrits arabes traduit bien cette familiarité ambiguë avec la mer indienne, espace de navigation et de commerce que nous montrent les Maqâmât, mais aussi réservoir de légendes.

Mappemonde centrée sur la Mecque
Mappemonde centrée sur la Mecque |

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Carte de la Méditerranée et de l’Asie
Carte de la Méditerranée et de l’Asie |

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L’océan Indien du 11e au 15e siècle

Les choses changent durant la période des croisades, favorable aux transferts de connaissance entre Orient et Occident. Au 12e siècle, le savant musulman Al-Idrîsî compose à la cour du roi normand Roger II de Sicile le Kitâb nuzhat al-mushtâq (Livre du divertissement), ou Livre de Roger, un vaste panorama géographique de l’ensemble de l’œkoumène, accompagné de cartes détaillées et fondé à la fois sur l’œuvre de Ptolémée, la tradition géographique de Bagdad et des informations nouvelles provenant de voyageurs et de marchand.

Reconstitution du planisphère de la Géographie d’al-Idrîsî
Reconstitution du planisphère de la Géographie d’al-Idrîsî |

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C’est aussi à cette époque qu’apparaissent, en Occident, les premiers portulans et les premières cartes construites à partir des directions de la boussole. Au 12e siècle, toujours, un texte empruntant des renseignements à des sources arabes, le De viis maris, décrit un itinéraire maritime qui va du Yorkshire jusqu’au Nord-Ouest de l’Inde. En Italie, vers 1320, le cartographe génois Pietro Vesconte associe des cartes portulans à une mappemonde utilisant à la fois des modèles latins et arabes. Alors qu’une partie de « l’Inde » (terme général pour désigner l’Orient) continue d’être traditionnellement située en Afrique orientale, la mer Rouge et le golfe Persique sont désormais clairement distingués et s’ouvrent sur l’océan Indien allongé vers l’est. Les cartes, associées à un projet de croisade contre le sultan d’Égypte, servent, entre autres, à expliquer visuellement le parcours des épices entre la mer Méditerranée et l’Asie.

Le Combat des Pygmées contre les grues
Le Combat des Pygmées contre les grues |

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Marco Polo : débarquement à Ormuz
Marco Polo : débarquement à Ormuz |

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Depuis la fin du 13e siècle, les voyages dans l’empire mongol, et notamment l’itinéraire terrestre et maritime de Marco Polo vers la Chine, ont ramené en Italie et dans le reste de l’Europe des informations inédites, des localisations et des toponymes plus ou moins précis. Le Livre des merveilles, extraordinaire source de connaissances authentiques sur l’Orient lointain, ajoute aussi son lot d’anecdotes fabuleuses aux légendes occidentales liées à Alexandre et aux bestiaires de Solin.

Sirène
Sirène |

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Le royaume de Gog et Magog : l’incinération des morts
Le royaume de Gog et Magog : l’incinération des morts |

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Le récit de Marco Polo et son iconographie sont ensuite utilisés dans un des plus beaux monuments de la cartographie médiévale, l’Atlas catalan, daté de 1375, qui provient d’un atelier d’artistes juifs de Majorque et témoigne de cette familiarité nouvelle avec l’Orient. Objet savant et luxueux, il appartient à la bibliothèque du roi de France Charles V en 1380 et il est le seul exemplaire conservé d’atlas portulan de cette époque à représenter la totalité de l’Asie. C’est un mélange savant entre les canons des mappemondes de l’époque et la cartographie nautique. L’artiste a représenté, à l’extrémité orientale, Alexandre et les peuples mythiques de Gog et Magog, une île peuplée de sirènes et, curieusement, l’antéchrist là où on plaçait d’habitude le paradis terrestre. Les quatre planches orientales comportent aussi une toponymie bien plus complète qu’auparavant, par exemple pour l’Inde, figurée pour la première fois sous sa forme triangulaire pointant vers le sud. Des personnages accompagnés de légendes – le sultan de Delhi, le grand khan et sa capitale, mais aussi une caravane de dromadaires, un pèlerin musulman à La Mecque, un pêcheur de perles dans le golfe Persique, des jonques chinoises – évoquent les puissances régionales et les principales richesses de l’Asie.

Afrique de l’Ouest : un nomade d’Afrique
Afrique de l’Ouest : un nomade d’Afrique |

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La fin des temps
La fin des temps |

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La grande synthèse du 15e siècle

Quelques décennies plus tard, vers 1409, la Géographie de Ptolémée est enfin traduite en latin à partir d’un manuscrit grec rapporté de Constantinople à Florence. L’engouement des humanistes européens pour l’ouvrage du savant alexandrin est extraordinaire. Ptolémée est aussitôt comparé à d’autres autorités antiques : Pomponius Mela (connu dès le 14e siècle), puis Strabon (qui va être traduit du grec au milieu du 15e siècle par Guarino de Vérone). Mais les savants s’interrogent aussitôt sur une contradiction manifeste entre la tradition médiévale et les cartes qui accompagnent la Géographie : Ptolémée est en effet le seul auteur à représenter l’océan Indien comme une mer fermée au sud par une Terre Australe qui relie le Sud de l’Afrique à l’Asie. La plupart des auteurs du 15e siècle réfutent sur ce point Ptolémée, à commencer par les cardinaux Pierre d’Ailly et Guillaume Fillastre dès 1410. Mais l’autorité de l’Alexandrin est telle que la cartographie, pendant une bonne partie du 15e siècle, hésite entre plusieurs hypothèses et produit des représentations du monde variées et complexes, pour essayer de concilier des informations contradictoires. En même temps, tout renseignement nouveau sur l’Orient est accueilli avec enthousiasme : une délégation d’Éthiopiens arrive-t-elle à Florence ou à Rome ?

Mappemonde en projection conique
Mappemonde en projection conique |

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Un voyageur de retour d’Inde, Nicolò de’ Conti demande-t-il audience au pape ? Il est aussitôt entouré et écouté par les savants du temps et les récits sont rapportés et commentés dans la correspondance ou les œuvres d’humanistes, Flavio Biondo ou encore Poggio Bracciolini. Vers 1450, Fra Mauro, un moine camaldule de Murano, près de Venise, parvient à réaliser une mappemonde immense, à la fois œuvre d’art et synthèse savante de tous les renseignements disponibles. Il utilise aussi bien les sources grecques et latines que Marco Polo, Nicolò de’ Conti et les récits des Éthiopiens, ou encore le résultat des premières navigations portugaises le long de l’Afrique de l’Ouest et, quand il le peut, des sources arabes et asiatiques. Il justifie ses choix de représentation par de courts textes insérés dans la carte elle-même. Dans une légende célèbre, qui suit du reste une opinion déjà répandue chez la plupart des savants de l’époque, il réfute Ptolémée en citant Pline et affirme que l’on peut contourner par mer le Sud de l’Afrique. En revanche, pour la forme de l’Inde, il décide de suivre Ptolémée et représente une péninsule faiblement allongée vers le sud.

Carte de l’œkoumène
Carte de l’œkoumène |

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De fait, cet intérêt pour la cartographie de l’océan Indien n’est pas le propre de l’Europe et se manifeste, à la même époque, dans d’autres cultures, sous des formes variées. Dans la tradition arabo-persane, le modèle de mappemondes schématiques très stylisées est toujours apprécié au-delà du 16e siècle. En Corée, les traditions cartographiques asiatiques, associées à des informations arabes et persanes sur l’océan Indien, sont condensées dans une imposante carte du monde, connue sous le nom de Kangnido. En Chine, un livre en plusieurs volumes imprimé au début du 17e siècle, le Wu Bei Zhi, contient dans ses pages des copies de croquis, simples mais efficaces, figurant des itinéraires maritimes dans l’océan Indien ; leur contenu peut être mis en rapport avec les célèbres navigations de Zheng He, qui datent du 15e siècle.

En Occident, en dehors de l’Atlas catalan, peu de cartes portulans représentent l’océan Indien avant le 16e siècle. Même dans l’atlas dit « Médicis », conservé à Florence, où certaines cartes marines peuvent être datées de la fin du 16e siècle, l’image de l’Afrique pointant vers le sud et entourée par l’Océan est probablement due à des retouches tardives.

Les expéditions de l’amiral Zheng He
Les expéditions de l’amiral Zheng He |

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La descente vers les mers occidentales
La descente vers les mers occidentales |

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Quelques belles cartes monumentales, réalisées vers 1450, rendent un hommage explicite à la cartographie nautique dans leur représentation de l’océan Indien : c’est le cas de la carte génoise en forme d’amande de Florence, ou encore de la grande mappemonde de style catalan, conservée à Modène, proche dans son iconographie de l’atlas de Charles V de 1375. Ces témoignages sont néanmoins clairsemés, à cette époque, à côté des très nombreuses copies de la Géographie de Ptolémée, bien timidement mise à jour par certaines modifications de la forme des cartes ou par l’ajout de « tables nouvelles ». La cartographie européenne de l’océan Indien, encore spéculative, attend une confirmation décisive des antiques hypothèses. Celle-ci vient en 1488, lorsque Bartolomeu Dias franchit le cap de Bonne-Espérance : l’événement est intégré à la mappemonde de la Géographie dès 1489 par Henricus Martellus à Florence.

L’océan Indien antique : Ptolémée
L’océan Indien antique : Ptolémée |

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Par les hasards de la postérité, ce ne sont donc pas des cartes nautiques, sans doute perdues depuis, mais un planisphère ptoléméen modernisé qui symbolise le mieux l’exploit des navigateurs.

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