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Mallarmé et le Coup de dés : bouleverser la page

Un coup de dés jamais n’abolira le hasard
Un coup de dés jamais n’abolira le hasard

© Bibliothèque nationale de France

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Le Coup de dés est le résultat de vingt ans de recherche de Mallarmé. Un livre où la typographie et l’organisation de la page, dominée par le blanc, reflètent l’ésotérisme de la pensée.

Nul plus que Mallarmé n’a assumé l’ambition du livre comme lieu « suprême » de l’explication orphique du monde : dans une lettre à Paul Verlaine, datée du 16 novembre 1885, il appelle de ses vœux « un livre qui soit un livre, architectural et prémédité [...], j’irai plus loin, je dirai : le livre, persuadé qu’au fond il n’y en a qu’un [...], cela me possède et je réussirai peut-être, non pas à faire cet ouvrage dans son ensemble [...] mais à en montrer un fragment d’exécuté, à en faire scintiller par une place, « l’authenticité glorieuse ».

Le Coup de dés est une esquisse de ce grand livre projeté, un fragment du grand œuvre rêvé, interrompu par la mort. Le dispositif typographique y jouait un rôle important : ainsi Mallarmé a-t-il préparé lui-même, au cours de vingt années de recherche, une maquette typographique à l’intention d’Ambroise Vollard, le marchand de tableaux-éditeur qui en avait confié l’illustration à Odilon Redon. Si elle donne bien la mesure de toute la précision avec laquelle Mallarmé réglait le spectacle « spirituel » de la lecture, elle ne fut malheureusement jamais publiée, car le poète mourut avant qu’elle ne fût réalisée (elle a été depuis vendue à une université américaine). Les deux autres versions typographiques, celle de 1 897 publiée dans la revue Cosmopolis et celle publiée par la NRF en 1 914 (qui est encore la version actuelle) sont à coup sûr assez éloignées de l’ambitieux projet mallarméen déployant dans un ample espace de 58 cm de large des fragments de vers pulvérisés par l’omniprésence du blanc.

Mallarmé était pleinement conscient des matériaux constitutifs de la typographie :

- le style des caractères dans leur variation de graisse et de corps lui a permis de transformer le texte en une sorte de « partition » typographique. C’est au journal qu’il a emprunté l’inégalité des caractères d’imprimerie comme moyen de créer une échelle d’importance. Mais il a opposé aux objectifs publicitaires du journal le caractère sacré du livre : le pliage central y garantit le secret du texte ;

- l’ésotérisme de la lettre se fait miroir du mystère de la pensée ;

- la mise en page s’appuie sur l’expérience savourée des mots comme des êtres vivants qui se reflètent les uns sur les autres : « par le heurt de leur inégalité mobilisés, ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries » (Crise de vers) ;

- la phrase doit tenter de rendre compte graphiquement de son sujet : « le rythme d’une phrase au sujet d’un acte, ou même d’un objet, n’a de sens que s’il les imite et figure sur le papier, repris par la lecture à l’estampe originelle, n’en sait rendre malgré tout, quelque chose » (Lettre à Gide, 1 897) ;

- la page prise comme unité puise son premier modèle dans le ciel étoilé, prêtant fatalement au texte « une allure de constellation » ;

- le blanc, « assumant l’importance », joue le rôle de ponctuation absolue. Il est, à l’image du texte, entièrement composable. Dans l’arithmétique singulière de la page, il fait fonction de zéro, permettant de moduler la distance entre les constellations de mots, il donne accélération ou ralentissement au mouvement et produit « une mise en scène spirituelle exacte ». Par l’expansion du blanc dans la page, « tout devient suspens, disposition fragmentaire avec alternance et vis-à- vis, concourant au rythme total, lequel serait le poème tu, aux blancs... »

Assumé dans toutes ses composantes, de format, de caractère, d’ornementation et de mise en pages, l’engagement de Mallarmé relève d’un expressionnisme typographique privilégiant la majuscule sur la minuscule, la lettre en gras par rapport à la maigre, le romain par rapport à l’italique. Il est pourtant habité par un autre système, impressionniste lui, qui tend à isoler la touche et cherche à rendre l’effet produit par la chose plus que la chose même.

Pour Mallarmé, héritier en cela des écrivains romantiques et de Nodier particulièrement, la page n’est pas d’abord quelque chose donnée à lire, mais un tableau donné à voir, une « estampe typographique » réalisant l’union de la peinture et de la musique. Et il n’est certes pas interdit de « lire » le Coup de dés comme un tableau de Turner ou comme une aquarelle bleue de la montagne Sainte-Victoire de Cézanne, brisant la ligne continue de la Sainte-Victoire par les blancs de la toile, à l’image de Mallarmé explosant dans la vibration du blanc l’ancien vers linéaire, pour suggérer l’établissement fugitif de nouveaux liens, ou susciter des constellations inédites.

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