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La figure du Prince dans l’Italie de la Renaissance

Portraits de Laurent le Magnifique et du pape Léon X
Portraits de Laurent le Magnifique et du pape Léon X

Bibliothèque nationale de France

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S’il est une figure emblématique de la Renaissance italienne, c’est bien celle du Prince : non seulement grâce au manuel politique écrit par Machiavel, qui prend à rebours les traités moraux du Moyen Âge, mais aussi parce que la figure du prince mécène devient une véritable métaphore du pouvoir souverain.

Une définition complexe

Définir ce qu’est un « prince » est la première difficulté, d’autant que la notion est consubstantiellement liée au phénomène de la Renaissance et au livre éponyme de Machiavel, écrit en 1513 et dédié à Laurent II de Médicis. On peut en fait aborder la question sous deux angles complémentaires. D’un côté, le Prince appartient à une société politique, détenant tout ou partie d’un pouvoir souverain – la Renaissance est précisément la période où la réflexion sur la nature du prince et de son pouvoir évolue le plus radicalement. De l’autre, la figure du Prince est aussi indissociable d’un certain usage des arts, visant entre autres à exalter son pouvoir voire à l’asseoir plus fermement par sa magnificence.

Ferdinand de Gonzague, duc d’Ariano
Ferdinand de Gonzague, duc d’Ariano |

Bibliothèque nationale de France

Galassio da Coreggio offre son Histoire d’Angleterre à Filippo Maria Visconti
Galassio da Coreggio offre son Histoire d’Angleterre à Filippo Maria Visconti |

Bibliothèque nationale de France

Peuvent ainsi être considérés comme « princes » tous les monarques (le pape, le roi de Naples, tous deux sacrés de surcroît) mais aussi les nombreux seigneurs qui se sont hissés au sommet des hiérarchies politiques entre le 13e et le 16e siècles dans les États du nord et du centre de l’Italie. Ces Visconti, Scaliger, Este, Gonzague, Montefeltre, Farnèse, etc. ont réussi, pour certains, à bâtir des dynasties durables, qui grâce au pape, qui grâce à l’empereur, dans le contexte de disparition relative des communes médiévales au profit des principats, puis au cœur des Guerres d’Italie. À Venise ou à Florence, les soi-disant républiques ont à leur tête des gouvernants qui se comportent aussi selon les normes de gouvernement et d’ostentation définies par les chefs des autres États. Les Médicis sont bel et bien des Princes, et ce dès l’époque de Cosme l’Ancien. En d’autres termes et pour résumer à grands traits, le Prince de la Renaissance italienne est celui qui exerce un pouvoir souverain, obtenu selon différentes modalités (transmission héréditaire, coup de force, élection, nomination…), et pour qui la quête ou l’affirmation de la légitimité, le plus souvent par les arts, demeure un impératif. 

« Modernité » et légitimité des Princes

L’Italie de la Renaissance est considérée aujourd’hui comme une terre de « laboratoires politiques » ; toutes les configurations institutionnelles s’y côtoient : république, principat, monarchie. Elle est aussi l’un des principaux berceaux de la science politique, d’une nouvelle forme d’administration de l’État, ainsi que le modèle européen du spectacle du pouvoir.

Étude pour une médaille d’Alphonse V d’Aragon
Étude pour une médaille d’Alphonse V d’Aragon |

© Grand-Palais-Rmn (musée du Louvre) / Michel Urtado

Les Princes de la péninsule sont très largement à l’origine de ces phénomènes. Les armées sont organisées, renforcées, stabilisées ; le mercenariat, qui était la norme avant les Guerres d’Italie, recule partout. Parce que le « métier des armes », pratiqué par la plupart des Princes jusqu’aux années 1520, ne correspond plus à l’idéal monarchique qui s’impose avec la paix, les domaines de l’économie et des ressources fiscales sont repensés. Les administrations gagnent en effectifs et en compétences. Enfin, l’action artistique et culturelle du Prince se déploie dans le contexte bouillonnant de l’humanisme et de la Renaissance.

Mais par définition, un tel pouvoir est fragile et la quête de légitimité est constante, du moins chez ceux dont l’assise politique n’est ni sacrée ni ancrée dans une durée immémoriale. Le besoin de légitimation des papes, des rois de Naples ou des ducs de Savoie, s’il est réel, est sans commune mesure avec celui des anciens vicaires impériaux ou pontificaux, qui doivent acheter un titre de marquis ou de duc comme Giangaleazzo Visconti en 1395, ou Gianfrancesco Gonzaga en 1433. Au 16e siècle, au sein des familles les plus récemment devenues souveraines comme les Médicis (anciens banquiers florentins) ou les Farnèse (anciens capitaines de l’Église) c’est la relation à la cité ou à son histoire qui est mise en avant. 

Des écrits pour les Princes

Alphonse V d’Aragon, roi de Naples
Alphonse V d’Aragon, roi de Naples |

Bibliothèque nationale de France

Car partout, en effet, le gouvernement princier a détruit ou métamorphosé les anciennes formes politiques ; les commandes et le mécénat proclament la nouvelle réalité politique : architecture, peinture, sculpture, numismatique, littérature, musique, tous les supports sont mobilisés pour dire ce qu’est le Prince et sa légitimité à gouverner.
Nombreux sont les penseurs politiques qui, à partir des années 1470, écrivent pour les Princes et leurs courtisans, grands vainqueurs des évolutions institutionnelles de la péninsule. Issus de la double tradition des traités moraux destinés aux souverains (miroirs des princes), et des éloges florentins des hommes de vertu, ces ouvrages entendent tout d’abord concourir à l’éducation du Prince, condition nécessaire à l’accomplissement de son destin : apporter la paix et la sécurité à ses sujets. Au discours de la liberté qui s’était largement répandu à Florence et Venise au début du 15e siècle, se substitue en effet progressivement celui de la paix, et son corollaire, le discours d’ordre et d’obéissance. 

Epistres des Princes de Girolamo Ruscelli
Epistres des Princes de Girolamo Ruscelli |

© Centre d'Études Supérieures de la Renaissance Tours

Baldassare Castiglione
Baldassare Castiglione |

Bibliothèque nationale de France

Depuis Le Prince de Giovanni Pontano, secrétaire de Ferdinand de Naples (1468) jusqu’au traité Le Prince de Bartolomeo Sacchi, dit « Platina », dédié au marquis de Mantoue en 1471, et même le Livre du Courtisan de Baldassare Castiglione (1513), tous ces textes rappellent les vertus dont doit être paré le Prince, à la fois propres au commun des mortels et plus élevées. Si les vertus chrétiennes sont rappelées (prudence, tempérance, vaillance, justice, piété, religiosité et foi) les vertus proprement princières (libéralité, magnificence, clémence, honneur, bonne foi, respect de la parole donnée) justifient le plus souvent la rédaction de ces nouveaux traités. Les arts figuratifs illustrent ces qualités au même titre que les traités : ainsi Piero della Francesca est-il chargé par Frédéric de Montefeltre, duc d’Urbino, de présenter ses qualités princières – et celles de sa défunte épouse – dans le Triomphe de la chasteté (v. 1472-1473). 

Frédéric de Montefeltre et Battista Sforza
Frédéric de Montefeltre et Battista Sforza |

Photo © SCALA, Florence, Dist. Grand-Palais-Rmn / image Scala

Machiavel et Le Prince 

Page de titre de L’Art de la guerre de Machiavel
Page de titre de L’Art de la guerre de Machiavel |

Bibliothèque nationale de France   

Le Prince de Nicolas Machiavel
Le Prince de Nicolas Machiavel |

Bibliothèque nationale de France

Le Prince, rédigé par Machiavel en 1513 et publié après sa mort en 1532, pose une définition relativement inédite du pouvoir princier en tournant le dos au genre des miroirs médiévaux. Le Florentin y dresse le portrait d’un nouveau type de gouvernant dont l’objectif principal est de se maintenir au pouvoir, à la tête de ses États. Face à la Fortune et à la Nécessité, il doit faire preuve de virtù, mélange de lucidité, d’énergie et de ruse, et donc ne pas s’en tenir aux lois de la morale ordinaire, la morale chrétienne, quitte à parfois user de la violence. Le septième chapitre, qui présente le destin de César Borgia érigé en modèle, sanctionne l’ampleur de la rupture. Si le Prince doit conserver l’apparence des qualités traditionnelles, il doit aussi pouvoir y renoncer dans la conduite de son gouvernement si les contingences l’y contraignent (par des assassinats politiques, des châtiments publics, par la peur comme moyen de maintenir son peuple dans la soumission...) tout en prenant garde à ne pas devenir lui-même l’objet du tyrannicide. La pensée de Machiavel sécularise la politique, la concevant en dehors de la volonté divine et lui substituant la nécessité humaine : la fin justifie les moyens...

Figure incontournable de la politique, de l’art et de la pensée de la Renaissance, le Prince voit donc son statut et ses fonctions évoluer entre 15e et 16e siècles. Incarné par des figures fortes, qui créent des dynasties durables, il se doit d’agir en gouvernant sage et présent sur tous les plans.

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « L’invention de la Renaissance. L’humaniste, le prince et l’artiste » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 20 février au 16 juin 2024.

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