Un cartésien dans les milieux artistiques

Cette très célèbre estampe, que l’on intitule parfois Les Perspecteurs, doit sans doute son succès à l’alliance singulière d’un décor géométrique épuré et des personnages en costumes raffinés qui se livrent à une bien étrange activité. Au niveau de la perspective linéaire ou de la perspective aérienne, elle témoigne du savoir-faire de Bosse.
Bosse illustre dans cette planche ce que Desargues nomme le “rayonnement de la vue” et Alberti la “pyramide visuelle”. Les rayons visuels sont matérialisés par des filets attachés aux coins d’un carreau. Ils s’assemblent dans l’oil, sommet théorique de la pyramide. Il s’agit donc de mettre en place les fondements de la perspective linéaire monoculaire. Bosse envisage la dynamique visuelle suivante : “En tenant ainsi l’assemblage de ces filets à votre œil, regardez ce carreau bcdf, d’un même temps, et vous verrez les coins au droit et le long de ces filets, comme si chacun de ces coins venait le long d’un de ces filets à votre œil ou comme si votre œil voyait ces coins par le long de ces filets, allant de lui jusqu’à eux.” Ainsi, le point regardé court le long du filet jusqu’à l’œil pour l’informer de sa position. Plus tard, Bosse reprendra la même idée en imaginant que les touches, teintes ou couleurs du sujet coulent le long des rayons visuels pour informer l’œil de la couleur de chacun des points du sujet. On notera qu’il tient pour possible que la lumière aille de l’œil aux coins du carré bcdf. Le sens de propagation de la lumière est un débat qui n’est pas encore tranché par la communauté scientifique de l’époque, mais Bosse, dans des écrits ultérieurs, indiquera sa préférence rationnelle pour une propagation de la lumière des objets vers l’œil.
Bosse montre aussi dans cette planche que la position de l’œil par rapport au carré observé est un paramètre essentiel pour la représentation de ce carré. Selon que l’observateur est debout, assis ou perché sur des degrés, il en n’a pas la même vision.

Bosse écrit : “Voici dans cette planche ainsi que je viens de dire, un exemple du moyen d’appliquer la pratique de cette règle de perspective à ce qui est des figures du corps humain, et par conséquent à ce qui est de toute autre chose, mouvante et non mouvante, animal, plante, rocher et semblables.
En concevant une ligne comme droite, qui traverse en essieu continuel chaque partie d’un corps humain, d’un bout à l’autre, et laquelle ait la disposition de plier et faire angle à chaque jointure ; on voit qu’il se fait de cela comme une espèce de squelette seulement de lignes simples que M.D. [Desargues] nomme la structure d’entre les essieux des parties de ce corps ; ces essieux allant de jointure en jointure.” Il s’agit donc de répondre à ceux qui ironisent sur l’impossibilité de mettre en perspective un objet complexe en mettant en évidence une structure simplifiée de cet objet.
Mais cette simplification a d’autres avantages. Elle permet de réaliser une esquisse des actions des sujets vivants. Dans son Traité des pratiques géométrales et perspectives... de 1665, Bosse insiste sur l’utilité de ces figures par essieux pour dessiner rapidement le “gros d’attitude”, quitte à former les figures “encore plus en détail sur ce que l’on en a commencé par les essieux”. Elle donne un moyen commode pour normer le corps humain. Dans son traité des Représentations de diverses figures humaines... de 1656, Bosse utilise des proportions tirées de Vésale pour donner des valeurs normatives aux longueurs des essieux de son squelette.

Cet ouvrage est le premier livre publié par Bosse. Desargues avait déjà diffusé en 1640 un tout petit opuscule de quatre pages de texte et de cinq planches ; une pour la perspective et quatre pour la coupe des pierres. Sa manière subtile et prompte d’étudier la stéréotomie, en géomètre avant tout, ne pouvait que rencontrer l’incompréhension de la plupart des praticiens de cet art mécanique. Il se heurta même à une franche hostilité de certains.
Les “ouvriers de main” travaillant souvent “à l’aventure et en tâtonnant”, Bosse comme Desargues sont convaincus que, pour soulager leur peine, il faut leur donner des règles sûres et expéditives fondées sur le raisonnement. À l’inverse de Desargues, Bosse pense nécessaire de transmettre ces règles au moyen d’une pédagogie adaptée au degré de leurs connaissances et procédant par petites étapes cognitives. De plus, Bosse, graveur en taille-douce, est l’illustrateur de son propre texte (situation rare), ce qui lui permet de transmettre son savoir de manière exquise.
Et certes, s’il y avait une muse de la stéréotomie, elle aurait pu être cette jeune fille vêtue à l’antique qu’il dessine au frontispice de son traité. On remarque qu’à gauche de ce personnage sont rassemblés des instruments du géomètre, l’équerre et le compas sur un polyèdre, et à droite des instruments de tailleur de pierres. Dans le fond, des éléments d’architecture, dont un arc en plein cintre, rappellent le lien essentiel entre l’architecture et la stéréotomie.
À l’intérieur de l’ouvrage, les planches sont plus austères mais quelques-unes, à personnages, allient les délices du trait artistique aux rigueurs du trait à preuves

Dans le cartouche du haut : LA / PRATIQVE / du TRAIT / a preuues / de / M r Desargues / pour la Coupe / des Pierres / en / L’architecture. Dans la marge inférieure : par ABosse a Paris en lisle du Palais a la rose rouge 1643 / auec Priuilege du Roy

Ce livre est le deuxième publié par Bosse, rédigé en même temps que son traité sur la coupe des pierres. L’influence de Desargues sur le contenu y est considérable mais déjà la pédagogie toute cartésienne de Bosse est en œuvre.
Desargues veut déterminer l’axe du monde passant par un point B, extrémité d’une broche AB plantée en terre. Il repère les ombres C, D et F de B sur le sol, à diverses heures de la journée où le soleil brille et matérialise les rayons du soleil par trois verges CB, DB et FB. L’axe du monde passant par B est l’axe du cône de révolution engendré par les rayons solaires passant par B lorsque le soleil décrit en un jour sa trajectoire apparente. Les trois verges sont portées par des génératrices de ce cône. Pour déterminer alors l’axe du monde passant par B, Desargues avait proposé dans son traité de gnomonique de 1640 une méthode pratique utilisant des fils métalliques.
Le 28 janvier 1641, Descartes écrit à Mersenne : “Je viens de recevoir vostre derniere du dix-neufiesme Janvier, avec le papier de M. des Argues, que je viens de lire promptement. L’invention est fort belle, et d’autant plus ingénieuse qu’elle est plus simple [...] Mais il semble que, pour la pratique, l’usage de ces deux fils de métal n’est pas si exact que s’il faisoit faire un triangle de carton [...].”
Est-ce une réponse indirecte de Desargues à Descartes ou une invention de Bosse ? Toujours est-il que Bosse n’emploie ni des fils ni un triangle de carton, mais une pirouette formée d’un disque et de son axe. Si cet axe passe par B et si le disque s’appuie sur les trois verges, alors la pirouette matérialise la section circulaire du cône de révolution de sommet B associé à la rotation apparente du soleil autour de l’axe du monde. Dans ces conditions l’axe BOI est “l’essieu du cadran placé comme il doit être, et il ne reste plus qu’à l’affermir en cette position”. L’essieu du cadran (le style) étant orienté de cette manière, son ombre indiquera les heures équinoxiales d’égale durée.