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Le sport antique existe-t-il ?

Mosaïque représentant les jeux du cirque
Mosaïque représentant les jeux du cirque

Domaine public

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Peut-on parler de sport dans l’Antiquité ? Tous les historiens ne s’accordent pas sur la question. Pourtant, les activités physiques des Grecs et des Romains se rapprochent de bien des manières des pratiques actuelles.

Le nom donné à nos « Jeux olympiques » depuis 1896 — date de leur recréation à Athènes à l’instigation du baron Pierre de Coubertin — aurait paru très étrange à un Grec de l’Antiquité. Au 5e siècle avant notre ère, cette manifestation n’avait rien à voir avec des « jeux ». Le mot jeu est d’ailleurs emprunté au latin et non au grec.

L'emploi du mot jeu a peut-être été popularisé par l’expression « jeux du cirque », d'autant que Jeux olympiques contemporains ressemblent peut-être plus à ces événements romains qu’aux fêtes sportives d’Olympie – à condition de ne pas interpréter de façon erronée cette expression de « jeux du cirque ». Pour les Romains, il ne s’agissait pas tant des combats de gladiateurs, pratiqués dans les arènes, que des spectacles qui se déroulaient dans un édifice comme le Grand Cirque de Rome (Circus Maximus), c’est-à-dire pour l’essentiel des courses de chars, dont la célèbre séquence du film Ben Hur nous donne une assez bonne image.

Circus Maximus
Circus Maximus |

Domaine public

Courses de chars sur le modèle du film Ben Hur
Courses de chars sur le modèle du film Ben Hur |

Bibliothèque nationale de France

Les Grecs ne connaissaient-ils que le jeu ?

Toupie antique
Toupie antique |

© GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Tony Querrec

Les compétitions d’Olympie n’avaient rien à voir avec des jeux, comme le rappelait l’épigraphiste Louis Robert : « Les jeux des Grecs, c’étaient la toupie, le cerceau [qui d’ailleurs servait aussi à l’entraînement des athlètes], les osselets, les dés… ». Les Grecs utilisaient le mot agôn (pluriel agônes) pour désigner ce type de festival impliquant un rassemblement et des luttes entre athlètes. On parle même parfois de « civilisation agonistique » parce que ce type d’agôn se retrouve dans d’autres domaines, juridique ou littéraire.

Pourtant, contrairement à ce que pensent encore plusieurs théoriciens dans la lignée du sociologue Norbert Elias, il faut bien parler déjà de sport. Pour certains historiens ou anthropologues, le fait que le mot « sport » soit emprunté à l’Angleterre du 19e siècle – même s’il dérive en réalité d’ un vieux mot français qui remonte au 13e siècle – impliquerait de ne pas l’utiliser pour les périodes précédentes et donc l’Antiquité : les Grecs auraient beau sauter, courir, lancer disque ou javelot, lutter et boxer, ils ne faisaient pas de « sport » ? À ce compte-là, il faudrait parler de l’Antiquité seulement en grec et en latin…

On met parfois en avant toute une série de critères qui ne seraient pas remplis par les « jeux de compétitions » antiques. Ceux-ci ne comporteraient pas de réglements écrits, d’institutions, de calendrier, d’organisation. Mais c’est ignorer complètement la documentation, les textes littéraires et les inscriptions. On connaît en effet un règlement d’Olympie remontant au 6e siècle avant notre ère et codifiant les épreuves de lutte. Et pour en rester au seul exemple du calendrier des agônes, il était d’une complexité inouïe pour permettre aux athlètes du monde grec de parcourir la Méditerranée afin de participer à tous les grands concours –  il y en a eu des centaines à partir du 3e siècle avant notre ère. À Delphes, des inscriptions précisent tous les travaux qui doivent être accomplis au stade pour que celui-ci soit en mesure d’accueillir les Jeux pythiques au bout de quatre ans.

Stèle d'Olympie dédiée à un éphèbe
Stèle d'Olympie dédiée à un éphèbe |

Wikipedia commons, Manthou, CC BY-SA 4.0

Le cas d’Olympie est là encore très significatif puisque les « jeux » de ce sanctuaire étaient annoncés à toutes les cités par des ambassadeurs. Le règlement précise qu’ il fallait entre autres arriver un mois avant le début des épreuves pour que les magistrats puissent examiner les athlètes, voir s’ils étaient dignes de concourir, les classer dans une catégorie – puisqu’il y avait dans ces olympia antiques, contrairement à nos Jeux olympiques, des épreuves pour « juniors » (paides) et pour « seniors » (andres).

Une anecdote transmise par le voyageur Pausanias est révélatrice de cette organisation que d’aucuns ne veulent pas voir. À la fin du 1er siècle de notre ère, un Alexandrin nommé Apollônios arrive en retard et allègue qu’il a été retardé en mer par des vents contraires – c’était une excuse qui pouvait être acceptée. Mais un de ses camarades le dénonce auprès des juges en révélant qu’il courait le cachet du côté de l’Asie mineure (Turquie actuelle) dans des concours dotés d’argent : Apollônios, non content d'être seulement exclu, est obligé de payer une amende pour ses mensonges.

Les Grecs ne connaissaient pas les records ?

Athlète victorieux sur un lécythe antique
Athlète victorieux sur un lécythe antique |

Bibliothèque nationale de France

Il est vrai que nous ignorons le temps des meilleurs sprinters sur la distance d’un stade ou d’un diaulos (double stade). Mais l’absence de chronomètre et les différences de longueur des épreuves selon les cités et les sanctuaires l’expliquent facilement – on sait que le stade d’Olympie était le plus long car ses 600 pieds (192 m) auraient, selon la légende, été calqués sur ceux d’Héraklès… Mais ce n’est pas une raison pour dénier aux Grecs toute idée d’établir un record : d’ailleurs, des indications sur le saut en longueur semblent indiquer que la mesure et la performance étaient prises en compte. Des athlètes auraient sauté au-delà de 50 pieds, autrement dit plus de 15 m – et on pense alors à un quintuple saut sans élan, une hypothèse toujours discutée.

Le stade du site archéologique d'Olympie
Le stade du site archéologique d'Olympie |

Wikipedia Commons, dronepicr, CC BY 2.0

Athlète sautant avec des haltères
Athlète sautant avec des haltères |

Bibliothèque nationale de France

C’est sur un autre plan que se situe le record dans la mentalité grecque : il s’agit d’être le premier à avoir réussi tel ou tel exploit, à gagner boxe et lutte dans les mêmes jeux ou plusieurs fois de suite, et on multiplie dans les palmarès les combinaisons pour montrer qu’on est prôtos kai monos, le premier et le seul à avoir enchaîné ces victoires. Comment dépasser Léonidas de Rhodes vainqueur à Olympie dans les trois courses de sprint (stade, diaulos, course armée) lors de quatre concours successifs, de 164 à 152 avant notre ère ?

Léonidas de Rhodes a aussi excellé dans ce genre d'exercice, ayant été célèbre par sa légèreté, et invincible durant quatre olympiades : il remporta quatorze victoires à la course

Pausanias, Description de la Grèce, Livre 6, 13, 4, 2e siècle ap. J.-C.

Cette course aux records est aussi inscrite dans la maxime que dicte Pélée à son fils Achille dans l’Iliade, et qui exprime toute la mentalité sportive grecque : « Être toujours le meilleur, surpasser tous les autres ».

Le sport-spectacle n’existerait pas dans l’Antiquité ?

Le stade de Delphes
Le stade de Delphes |

Bibliothèque nationale de France

Autre biais pour dénier à l’Antiquité l’existence du sport, les Anciens n’auraient pas connu le sport-spectacle. Curieux argument quand on sait que le mot agôn désignerait au départ une assemblée venue… assister à un concours. Et si l’agôn d’Olympie ne réunissait pas, comme les Jeux olympiques du 21e siècle, neuf millions de spectateurs et quatre milliards de téléspectateurs, il n’en reste pas moins que c’était, avec 50 000 spectateurs, la manifestation la plus courue de la Grèce antique.

Et surtout, c’est oublier Rome et ses jeux du cirque, c’est ne pas voir que Rome a même inventé le sport-business. La comparaison entre les courses de chars romaines et notre football est éclairante et n’a rien d’anachronique. Dans les deux cas, une passion planétaire : les courses suscitent le délire des foules de l’Empire depuis le Portugal jusqu’à l’Asie mineure, depuis l’Angleterre jusqu’à l’Afrique du nord.

Course de chars aux Circus Maximus
Course de chars aux Circus Maximus |

Bibliothèque nationale de France

Les cirques sont des édifices de spectacle colossaux : le Grand Cirque de Rome a une capacité de 150 000 spectateurs au moins et, quand il y a des jeux, Rome « est toute entière au cirque » selon les mots du poète satirique Juvénal (c’est une vraie « journée particulière »). Tout le système des courses repose sur quatre factions que l’on désigne par leur couleur (il y a les Rouges, les Bleus, les Verts et les Blancs) et qui sont semblables à nos grands clubs de football ou de basket : des locaux parfois somptueux, un personnel nombreux et varié, un budget très élevé, des groupes de tifosi (supporters) déchaînés, des paris, des produits dérivés (lampes de terre cuite, verres moulés, canifs en os, médaillons de bronze…) que l’on retrouve dans toutes les fouilles de sites romains et qui portent l’image et le nom de cochers et de chevaux célèbres. Les stars sont les cochers de quadriges (en latin, agitatores) : comme les grands joueurs de foot, certains gagnent des fortunes, ont parfois une statue de marbre, et sont l’objet de transferts d’une couleur à une autre, ce que révèlent leurs palmarès extraordinairement détaillés.

Manche de couteau à l'effigie d'un aurige
Manche de couteau à l'effigie d'un aurige |

Bibliothèque nationale de France

En fin de compte, le sport doit peut-être être considéré, si l'on suit Jean Manuel Roubineau, comme un phénomène historique ayant connu une double naissance, l’une dans la Grèce du 6e siècle avant notre ère, la seconde dans l’Angleterre du 19e  siècle. En tout cas, on ne peut nier l’existence du sport dans les civilisations grecque et romaine.

Provenance

Cet article a été rédigé en 2024.

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