La collapsologie, une politique de l'effondrement

Photographie © Bruno Villalba, 2018
Il sera bientôt trop tard
À Roubaix, l'Université Populaire et Citoyenne est une association qui a pour but de favoriser le débat et l'engagement citoyen, notamment autour des problématiques écologiques et environnementales. En 2018, l'une de ses expositions met en évidence l'accroissement rapide de la consommation des ressources terrestre, accompagnée d'une Une du Monde intitulée « Il sera bientôt trop tard ». Derrière cette installation se lit la crainte de l'effondrement qui fonde la collapsologie.
Photographie © Bruno Villalba, 2018
Un concept récent et discuté
La naissance du terme

Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer
© Éditions du Seuil
© Éditions du Seuil
La collapsologie désigne, selon ses créateurs, « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus1 ».
Le terme peut laisser supposer une connotation scientifique. Cependant, il s’agit avant tout d’une démarche militante, adossée à des supports scientifiques. Elle s’appuie aussi sur une approche intuitive, accordant un rôle prépondérant à l’émotion, à la personnalité, et aux interconnexions entre l’humain et le non-humain…
Un renaissance du concept d’effondrement
La rhétorique de la collapsologie s’inscrit dans le sillon des théories de l’effondrement, qui était déjà présente dans les écrits des précurseurs de l’écologie politique comme René Dumont, Simon Charbonneau, Pierre Fournier…. Elles postulent que la dégradation de l’état écologique de la Terre entraînera une dissolution des sociétés industrielles, qui ne pourront pas maintenir leur régime de travail, de production et de consommation en raison notamment de l’épuisement des ressources et de la pression démographique croissante. Cette évolution est à la fois composée de phases de transformations lentes (catastrophes lentes, comme le dérèglement climatique) et de phases d’accélération (explosions atomiques, effondrement de la biodiversité).

Henri Rivière, La Ville moderne, 1898
Fortement influencé par l’impressionnisme et les estampes japonaises, Henri Rivière met ici son art au service de la représentation d’une modernité industrielle qui n’est pas habituelle dans ses sujets. Dans le crépuscule, les mineurs s’en reviennent du travail, tandis que fument dans le lointain les cheminées des usines. Les tons de gris du soir naissant évoquent aussi l’air pollué des poussières de charbon.
Cette estampe a été conçue pour la partition du Juif errant de Georges Fargerolle, pièce en huit tableaux représentée pour la première fois en 1898.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Au début du 21e siècle, deux livres relancent le débat : Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2005) du géographe Jared Diamond et L’effondrement des sociétés complexes (2013) de l’anthropologue Joseph Tainter. Ils soulignent le fait que les sociétés industrielles sont fragiles en raison même de l’extension de leur développement : elle impose des besoins croissants en ressource et en énergie pour maintenir le niveau de flux et de matière, ce qui occasionne des déséquilibres dans les relations milieux humains et naturels.
Ces sources universitaires et les rapports des experts internationaux sur l’état planétaire (GIEC pour le climat, IPBES pour la biodiversité) vont contribuer à alimenter le socle politique de la collapsologie.
Les multiples chemins de l’effondrement
Ils le savent, nous le savons et nous n’y croyons pas, donc nous ne faisons rien ou presque. Pourquoi ce consentement à la catastrophe ?
Instabilité théorique
Sur le plan théorique, la collapsologie connaît encore une certaine instabilité, en raison de sa jeunesse, de la diversité de ses origines intellectuelles, ou des courants militants qui s’en revendiquent : décroissance, catastrophisme, millénarisme, survivalisme…. De nombreux ouvrages paraissent d’ailleurs au tournant des années 2020, qui témoignent de cette diversité d’appréciation de la gravité de la situation d’effondrement.
Ouvrages de collapsologie

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Fred Vargas, L’Humanité en péril. Virons de bord, toute !, 2019

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Dmitry Orlov, Les cinq stades de l'effondrement : manuel du survivant, 2016

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Julien Wosnitza, Pourquoi tout va s’effondrer, 2018

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Aurélien Barrau, Le Plus Grand Défi de l’histoire de l’humanité, 2019

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Yves Cochet, Devant l’effondrement. Essai de collapsologie, 2019
Conscients de la portée démobilisatrice de la collapsologie, Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle publient en 2018 Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre).
Une proposition politique

Défaillance climatique mondiale en cascade
Ce schéma est tiré d'un article scientifique explorant les différents scénarios liés au changement climatique. Il met en évidence la complexité des facteurs à prendre en compte et les interactions fortes entre des phénomènes distincts et déstabilisants pour les sociétés à l'échelle mondiale : migrations, conflits, inégalités, pandémies sont fortement dus à des questions environnementales comme le réchauffement climatique ou la baisse de la biodiversité, mais ils ont également un impact sur la gouvernance du climat et des ressources.
CC BY-NC-SA 4.0
CC BY-NC-SA 4.0
La collapsologie construit un récit cumulatif des crises : elles sont convergentes et s’entremêlent. Les crises sociales (inégalités, migrations, violences…) amplifient les crises écologiques (surexploitation des ressources naturelles, artificialisation, etc.). Mais le phénomène est réciproque, ce qui témoigne de l’interdépendance profonde entre société humaine et milieux naturels. Nous ne sommes donc pas face à une apocalypse à venir, peut-être, un jour, mais bien face à une précipitation des catastrophes déjà en cours.
Cependant, cette proposition politique est encore peu stabilisée. Son discours radical n’est que peu repris par les partis politiques, même écologistes, sans doute en raison de son diagnostic réaliste – qui peut apparaître comme pessimiste – et des transformations profondes qu’il demande (réduction drastique de la consommation, de la mobilité, des normes de confort, etc.), qui vont à l’encontre d’une vision de croissance économique continue et réalisable. De plus la collapsologie ne dispose pas de puissants réseaux intellectuels, des portages politiques efficaces, et doit faire face à la disparités des interprétations et des modes opératoires, etc. Enfin, elle fait face à une intense opposition tant intellectuelle que politique et militante.
Les collapsologues et leurs ennemis
Une dénonciation unanime
Depuis sa naissance, la collapsologie a soulevé une intense polémique. L’ensemble des courants politiques de l’extrême droite à l’extrême gauche, la quasi-totalité des intellectuels qu’ils soient libéraux, de gauche ou anarchistes, de nombreux chercheurs en sciences sociales comme en sciences appliquées, ainsi que certains courants militants (Les Décroissants par exemple), l’ont dénoncée.

Catherine et Raphaël Larrère, Le Pire n'est pas certain Essai sur l'aveuglement catastrophiste, 2020
© Premier Parallèle
© Premier Parallèle
Mais le gros des critiques porte sur le manque de clairvoyance politique de ce courant. À force de mobiliser le registre de la peur, on favoriserait l’immobilisme, l’incapacité de l’action. Ce serait même une pensée réactionnaire qui mobiliserait des références nauséabondes. De fait, la collapsologie serait dépolitisée et dépolitisante, car favorisant l’essor d’une position apolitique inconséquente. Elle serait bien sûr occidentalocentrée, préconisant une écologie des riches. Enfin, elle serait anthropocentrée car elle oublierait les non-humains.
Les limites de la critique

Captain Atome gagne toujours !, dans Emile Bertier, Yanni Girard, L'Intégrale de l'effondrement, 2022.
Avec l'aimable autorisation de © Bandes détournées
Avec l'aimable autorisation de © Bandes détournées
La première tient aux références anciennes et familières utilisées. S’appuyant sur des présupposés scientifiques, politiques, sociaux et normatifs, elles renvoient à un imaginaire stabilisé :
- une rationalité éprouvée (notamment économique) mobilisée par des détenteurs légitimes de la parole publique (universitaires, essayistes reconnus…) ;
- l’inscription dans des courants de pensée institutionnalisés (libéralisme, marxisme) ;
- la mobilisation d’instruments validés (domination, innovation, épistémologie humaniste masculine…).
En s’appuyant sur ces registres bien installés dans nos représentations politiques, elles peuvent ainsi facilement dire que la collapsologie est en dehors de la norme généralement admise.
La deuxième faiblesse s’illustre fréquemment par les jugements contradictoires portés. On vilipende cette pensée du renoncement, du fatalisme (à quoi bon lutter si la fin est certaine…) tout en se moquant de la naïveté des solutions qu’elle propose. Les propositions politiques feraient cruellement défaut, mais on pointe simultanément l’inoffensivité de leurs programmes. Trop à droite ou trop anarchiste, trop individualiste ou trop communautaire…
Vers un renouvellement du débat public ?

Collapso' mag, dans Emile Bertier, Yanni Girard, L'Intégrale de l'effondrement, 2022.
Avec l'aimable autorisation de © Bandes détournées
Avec l'aimable autorisation de © Bandes détournées
Ensuite, ces critiques ont tendance à réduire artificiellement les relations qui comptent : par exemple, on insiste sur la question économique au détriment de la question écologique, on priorise le social et on minimise l’écologie, on maintient le dualisme nature/culture… La collapsologie propose plutôt une nouvelle philosophie des relations, une nouvelle manière d’interagir avec les mondes vivants, basée sur la prise en compte de tous les autres terrestres. On le voit, le projet est ambitieux et plein d’imagination !

Plus tard, c’est trop tard
Le 13 novembre 2017, plus de 15000 scientifiques avaient signé dans le journal Le Monde un texte au titre sans équivoque : « Il sera bientôt trop tard… » Joël, militant écologiste devenu militant effondriste, sans avoir renoncé en rien à ses combats, estime qu’il est déjà trop tard. Il faut à présenter se battre pour l’essentiel.
Photographie © Bruno Villalba, 2019
Photographie © Bruno Villalba, 2019
« Plus tard, c’est trop tard » proclame ce militant effondriste. Agir avant qu’il soit trop tard, alors que le « tard » est déjà là ; car même si le « pire n’est pas certain », il reste quand même possible, voire probable, et il est loin d’être impossible… Pour les collapsologues, l’histoire est désormais entrée dans un mouvement largement déterminé, mais imprévisible dans l’intensité de ses conséquences. Il faut donc agir maintenant.
Le pessimisme méthodologique de la collapsologie ne facilite pas sa réception ; mais il peut aussi être libérateur, en ce qu’il contribue à élargir l’imagination créatrice et invite à se mobiliser immédiatement. La collapsologie peut permettre de réduire le décalage entre la situation écologique et la manière dont nous imaginons la contrôler. Loin d’être une vision dépolitisée, incapacitante ou inoffensive, elle souhaite participer à la construction d’une autonomie renouvelée des êtres humains dans leur environnement.
Provenance
Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.
Lien permanent
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