Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

La presse dans la Cité

Les journaux
Les journaux

© Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
Indispensable à l’exercice d’une démocratie d’opinion, le quatrième pouvoir se veut l’œil qui, toujours ouvert, veille sur la Cité et ses gouvernants. Un idéal plus ambigu qu’il n’y paraît, et fortement remis en cause par le numérique.

Presse et démocratie

Libération, Le Parisien, Le Figaro, L’Équipe, Le JDD, Le Progrès de Lyon, L’Est républicain, Le Monde, Le Réveil de Mauriac, Ouest-France, Sud-Ouest, Le Dauphiné libéré, Le Petit Bleu d’Agen, La Voix du Nord et tant d’autres… avec la multiplicité de ses titres qui racontent déjà une histoire, la presse fascine. Parce que, quotidiennement, avec le journal, c’est un nouveau monde qui s’écrit. Parce qu’il n’y a rien de plus précieux que cette denrée essentielle – l’information – qui, d’un jour sur l’autre, se périme. Il y a tant de raisons d’aimer la presse qu’on n’en finirait pas de détailler la liste de ses mérites et – pourquoi pas ? – de ses écarts et de ses erreurs… C’est seulement ainsi, dans cette dynamique, que le passé éclaire et sert le présent, sans être, comme l’écrivait Nietzsche, « cette exposition universelle » où l’homme moderne « se promène en spectateur ». Car l’hypothèse de la « fin des journaux », pour reprendre le titre d'un essai de Bernard Poulet, ne fait pas disparaître pour autant la « fabrique de l’information », et plus fondamentalement, dans nos écosystèmes européens, la nécessité d’une presse jouant un rôle déterminant dans l’exercice du gouvernement du peuple par le peuple.

Les crieurs de journaux sous la Révolution française
Les crieurs de journaux sous la Révolution française |

© Bibliothèque nationale de France

Contribuer à faire naître un sentiment collectif

La presse écrite ne se résume pas, loin de là, aux pages politiques. Le sport, le fait divers, la culture, les petites annonces, et bien d’autres rubriques font circuler un flux magmatique, large et régulier, d’informations qui construisent un système de références communes, une cité de papier. Des documents de tous ordres (unes historiques, manuscrits, maquettes, affiches, matériel publicitaire, photographies…) éclairent cette première fonction politique de la presse : contribuer à faire naître un sentiment collectif, en donnant à entendre le bourdonnement des sociétés humaines, en donnant à voir le mouvement brownien des milliers d’individus dont les trajectoires se croisent, s’échangent ou s’entrechoquent. Du village au territoire national, la presse anime, dans un monde globalisé, le sentiment d’appartenance à la localité. Mais ce n’est là qu’un mirage mouvant de la cité. C’est d’un point fixe – la relation à la démocratie – qu’il faut partir pour donner sens à ce monde commun chaque matin imprimé, chaque soir périmé. Et ce, avec une urgence qu’inspirent, dans notre période cyclonique, l’emballement et la multiplication des événements qui, dans certaines parties du monde, renversent les dictatures et les régimes autoritaires, et dans d’autres, mettent à l’épreuve les vieilles démocraties occidentales.

Au milieu de ce réveil de l’histoire, la presse, en dépit de ses difficultés, retrouve une centralité inédite. Face aux nouveaux médias – comme les réseaux sociaux qui continuent d’accompagner les mouvements contestataires dans les pays arabes – la presse écrite récupère, en partie, des prérogatives qu’on lui avait cru perdues. La photographie de Kadhafi mort aurait-elle été diffusée comme elle l’a été, sans le filtre critique – cette fonction de gatekeeper – de professionnels de la presse qui ont interrogé, recoupé puis validé ce document « sauvage », livré sans les métadonnées (légendes, auteur, situation…) qui en autorisent d’ordinaire le déchiffrement ?

Lecture du journal par les politiques de la Petite Provence au jardin des Thuilleries
Lecture du journal par les politiques de la Petite Provence au jardin des Thuilleries |

Bibliothèque nationale de France

Une démocratie d’expression

La presse, dans nos têtes et dans les faits, est associée à la démocratie. Ce lien ne va pas de soi ; il y a, dans le monde, de nombreux pays où la presse prospère dans des environnements non démocratiques. D’où nous vient donc cette idée singulière ? Pour la mémoire collective, de cet événement spectaculaire : le « J’accuse » de Zola, publié à la une de L’Aurore le 13 janvier 1898, et qui confirme avec éclat, au cœur de l’affaire Dreyfus, la capacité de la presse à s’opposer de manière frontale au pouvoir. Mais l’idée s’enracine plus profondément dans l’histoire, dès l’Ancien Régime, autour des lectures publiques de journaux qui permettent la formation progressive d’une véritable opinion publique.

La libéralisation cathartique de la parole, en 1789, ouvre l’ère de la multiplication des « feuilles » : le gouvernement du peuple par le peuple dote ainsi d’un outil d’influence publique tous ceux qui se réclament de lui. L’Ami du peuple de Marat, Le Père Duchesne de Hébert, et bien d’autres supports, deviennent les auxiliaires des politiques. Presse d’idées et du débat public. Mais si la période révolutionnaire ouvre, pour les politiques, un espace d’expression écrite – écho de toutes les discursivités qui traversent la société – le 19e siècle lève le rideau sur un espace social de réception renouvelé. L’image, d’abord, à laquelle on prête un pouvoir de conversion autant que d’information, s’invite dans les journaux. Ensuite, les progrès de l’alphabétisation élargissent considérablement la sphère d’influence potentielle de la presse. Lancé en 1863, Le Petit Journal, dont la formule, conçue pour une clientèle nouvelle et populaire, repose sur la chronique, le roman feuilleton et le fait divers, donne le coup d’envoi au développement de la presse de masse. Un nouveau régime de l’opinion peut se mettre en place.

La Belle Époque voit naître le journalisme de terrain, qui s’épanouit dans les années 1930 et qui, à travers des reportages comme ceux de Georges Le Fèvre publiés par Le Journal (et rassemblés en un livre intitulé Je suis un gueux), donne la parole aux « sans-voix » de la société. Avec ce type de reportages, s’affirme une démocratie d’expression qui élargit son assiette. Cette attention descendante au terrain doit-elle être mise en relation avec ce mouvement parallèle qui, dans la pensée politique, rapatrie sur terre ce qui – autorité, pouvoir, vie meilleure – était jusqu’alors logé dans l’au-delà ?

C’est dans ce contexte que ces nouveaux acteurs de la vie publique – les journalistes – suscitent la curiosité. Balzac les a épinglés en entomologiste ; et à l’autre bout du temps, Debray verra en eux, dans un 20e siècle finissant, les apôtres du nouvel évangile du réel : « L’activité de journaliste représente le sommet de la fonction intellectuelle, par laquelle l’esprit humain accède à ce que Hegel appelait “la dignité du réel effectif”, en s’élevant par degrés de l’abstraction au concret. » Qui peut douter alors que la lecture du journal a été (et demeure) un des ressorts majeurs de la démocratie – « une sorte de prière du matin réaliste » selon les mots de Hegel ? Sans doute ces représentations correspondent-elles aux temps des démocraties naissantes, et sont-elles excessives. Mais elles n’en dessinent pas moins, en Europe, l’épure d’un modèle comme il a été rêvé, voilà deux cents ans.

La voix de la multitude

Qu’est-ce que la presse apporte à l’exercice de la démocratie ? Pour que chaque individu soit en mesure d’exercer son droit à gouverner, il faut créer les conditions d’une libre délibération. Alexis de Tocqueville, lorsqu’il observe la vie de la toute jeune démocratie américaine, dans les années 1830, découvre une presse qui remplit cet office mais dont la liberté l’étonne et l’effraie. « En Amérique, comme en France [la presse] est cette puissance extraordinaire, si étrangement mélangée de biens et de maux, que sans elle la liberté ne saurait vivre, et qu’avec elle l’ordre peut à peine se maintenir. » Objet énigmatique aux effets incertains. Sans la presse, pas de démocratie et avec elle, une démocratie, mais mal assurée.

Comment cet organe complexe, extérieur au champ politique, prend-il sa place et régule-t-il le jeu démocratique ? Cette question a hanté la société américaine qui n’a cessé, par cinéma interposé, de Capra (Mr. Smith Goes to Washington) à Pakula (Les Hommes du président), de poser la question de la compatibilité de la presse et de la démocratie. Mais dans cette fédération d’États encore jeunes, Tocqueville multiplie les aperçus et conclut. Ce ne sont pas les raisons positives d’une promotion de la démocratie, mais celles prophylactiques d’une protection contre la tyrannie qui le conduisent à faire de la presse un pivot de la vie démocratique. Ce sentiment ambigu lui inspire ce commentaire : « [La presse] fait circuler la vie politique dans toutes les portions de ce vaste territoire. C’est elle dont l’œil toujours ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de la politique, et force les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant le tribunal de l’opinion. C’est elle qui rallie les intérêts autour de certaines doctrines et formule le symbole des partis ; c’est par elle que ceux-ci se parlent sans se voir, s’entendent sans être mis en contact. » Dans ces quelques lignes, Tocqueville décrit un laboratoire. Une sorte de modèle implicite, qui vaut pour l’Amérique sans pouvoir être appliqué à la France – soumise à la censure – du 19e siècle.

L’Affaire Dreyfus à Paris, mise en vente des journaux du soir rue du Croissant
L’Affaire Dreyfus à Paris, mise en vente des journaux du soir rue du Croissant |

© Bibliothèque nationale de France

« L’Âge du papier » de Félix Vallotton
« L’Âge du papier » de Félix Vallotton |

© Bibliothèque nationale de France

La question de l’indépendance

Quel est ce modèle ? Cet « œil toujours ouvert » tient des Lumières et de Big Brother. La presse panoptique veille, surveille et, loin d’être passive, perce le mur des apparences qui sépare le théâtre de la politique de sa réalité. Au-delà, la presse construit la carte politique des sympathies et des antipathies. Mais le plus miraculeux, c’est qu’elle favorise la coexistence des contraires, puisque les partis peuvent y communiquer sans « se voir » et « sans contact ». Ce lieu abstrait de la délibération rationnelle dessine une arène où ne s’affrontent pas des corps mais des idées…

Près de deux cents ans plus tard, ce modèle a enregistré des déformations, des déplacements, et même parfois des renversements. Mis en examen par les philosophes, les sociologues, les spécialistes des médias, les attendus démocratiques de la presse sont sans cesse scrutés et questionnés. Et au premier chef, le principe d’indépendance, qui conditionne son rôle dans une démocratie. La presse est elle demeurée fidèle à l’image que s’en faisait Tocqueville : une tour de vigie surplombante ? La dépendance chronique des journaux aux revenus publicitaires ou aux capitaux industriels a rendu cette position plus hypothétique et plus fragile. La presse devenue, au fil du temps, un acteur banalisé dans le monde économique a perdu, en partie, cette distance qui qualifie le juge. Mais le soupçon ne porte pas seulement sur le cadre économique, il concerne aussi les habitus ou les pratiques de travail, par exemple, des journalistes politiques français. Leur proximité avec les hommes politiques, telle que l’analyse le sociologue Cyril Lemieux sous la catégorie de « grammaire naturelle », a affaibli, au regard de l’opinion, le crédit des professionnels de l’observation de la vie politique. On le voit, le schéma épuré des débuts – dessiné sur le canevas américain – n’est plus adapté. À ces critiques, les nouvelles conditions d’existence de l’information introduites par le numérique ont ajouté une crise qui atteint les fondamentaux de la fonction démocratique de la presse.

Critérium des porteurs de journaux : le départ rue Réaumur
Critérium des porteurs de journaux : le départ rue Réaumur |

© Agence de presse Mondial Photo-Presse

Le Web au service de l’idéal d’une société transparente

L’idéal d’une société transparente à elle-même, par l’effet du travail de la presse, paraît aujourd’hui pris en charge par le Web. Le paradigme du citoyen journaliste – qui s’est dégradé, quelquefois, en modèle de citoyen paparazzi – n’est que le volet anecdotique de cette aspiration à la transparence. Les débats qui ont surgi, en décembre 2010, à propos de la légitimité des révélations de WikiLeaks ont ouvert un champ nouveau. Ces millions de documents piratés et diffusés en masse sur le Web ont certes jeté une lumière crue sur la boîte à double-fond des affaires publiques (diplomatie, relations militaires, monde politique, etc.). Mais ils ont été bien plus qu’un tsunami de révélations. Plutôt une sorte de manifeste du nouveau régime de l’information qui doit traiter non plus avec un défaut d’information mais avec son excès. Les centaines de milliers de war logs, rapports de guerre de l’armée américaine en Afghanistan et en Irak, les plus de deux cent mille télégrammes diplomatiques, représentant des millions de pages, qui ont été siphonnés par WikiLeaks, seraient demeurés opaques et sans valeur ajoutée pour le citoyen. Impénétrables, ils n’auraient pas pu servir à la délibération démocratique si Julian Assange, le patron de WikiLeaks, n’avait passé un accord de publication raisonnée et étalée dans le temps avec cinq grands titres mondiaux – dont Le Monde. Sans eux, ces informations auraient-elles été classées, expliquées, validées (et parfois filtrées en fonction de leur dangerosité) ? Cet événement majeur, dans ses dimensions, a mis en tension la presse écrite traditionnelle et les organisations informelles d’internautes. Un nouvel espace, de nouveaux acteurs sont donc apparus qui ont hérité et radicalisé l’action de cet « œil toujours ouvert ». Avec d’autres pratiques, d’autres compétences, une autre déontologie.

Sans doute y a-t-il différentes manières de faire entendre la voix de la multitude en démocratie. La tribune, pour les élus. Le meeting, pour les politiques. Le journal, lui, offre une tribune visible à cette parole collective qui ne peut s’exprimer que dans les urnes et à intervalles contraints. Mais la vie démocratique ne se cale ni ne se satisfait de ces seuls rendez-vous. La délibération du citoyen passe par une expression, qu’on pourrait dire chronique et largement diversifiée, sur l’état de la cité. Et lorsque, au moment de voter, la pluralité des points de vue manque, ou paraît, aux yeux du public, manquer, alors la presse donne l’apparence d’une fabrique du consensus, voire du consentement, comme ce fut le cas en 2005, lors du referendum européen. La majorité des organes de presse – et plus massivement encore les médias audiovisuels – avait alors défendu le « oui », et, dans un partage des tâches presque symbolique, le Web avait fait entendre – notamment à travers le blog d’un professeur d’économie de Toulouse, Étienne Chouard – le point de vue du « non ». Là encore, la discontinuité entre le Web et les supports traditionnels de la presse a manifesté, cette fois avec éclat, la crise de la presse française, soudain délégitimée parce que trop engagée dans ce qui a été considéré alors comme le parti des élites.

Le fondateur de WikiLeaks Julian Assange s’adresse aux journalistes à Londres
Le fondateur de WikiLeaks Julian Assange s’adresse aux journalistes à Londres |

© AFP / photographie de Carl de Souza

Connexions ou délibération ? L’idéal du « tout à tous »

Contrainte par son nombre réduit de pages, la presse ne rivalise pas avec le Web dans l’exercice d’une démocratie totale ; bien plus, elle paraît opposer à la communication transparente de tous avec tous l’obstacle de ce qui auparavant la qualifiait : les journalistes qui, en filtrant les faits et les opinions, font écran à l’autonomie revendiquée des échanges. Le Web, à travers blogs, forums, chats, est ainsi célébré comme l’espace majeur de la « fin des médiations », parousie d’un état enfin réalisé, et éminemment souhaitable, de la rencontre, de la confrontation et du dialogue. Mais cette correspondance, multiple et instantanée, accomplit-elle cette conversation généralisée qui incarne, en quelque sorte, l’idéal de la démocratie ?

Cette utopie ne résiste pas à l’examen. La juxtaposition et l’addition de centaines de milliers de connexions ne constituent pas ce moment de délibération de tous avec tous qui qualifierait la parfaite démocratie. La fin de la médiation est une illusion. Sans doute, dans cet espace, les journalistes sont encore trop rares. Mais c’est le Web, derrière son apparent chaos, qui ordonne, hiérarchise, sélectionne les avis, les faits, les opinions, les informations. Pire. Il le fait silencieusement et automatiquement. Car ce sont des automatismes, des algorithmes qui établissent ces palmarès permanents et substituent ainsi à un régime d’opinion un régime d’influence.

Le Caire - Des bloggeurs opposés au régime travaillent sur leur ordinateur portable
Le Caire - Des bloggeurs opposés au régime travaillent sur leur ordinateur portable |

© AFP / photographie de Patrick Baz

L’invention d’une presse et d’un journalisme de demain

Alors comment envisager, dans ce contexte, l’avenir de cette relation à la démocratie ? Toujours comme une lutte. Entre ceux qui laissent à l’obscurité « les ressorts secrets de la politique » et ceux qui entendent réaliser cette transparence périlleuse, du « tout à tous » qui pourrait tourner parfois, dans son exigence radicale, au cauchemar orwellien. Symptômes de ce combat permanent, les attaques contre la presse. Comme les polémiques récentes en Hongrie sur la liberté de la presse, comme la situation problématique de monopole des médias en Italie, comme les débats sur la protection des sources en France, ou les attaques physiques cette fois (avec l’incendie des locaux de Charlie Hebdo) contre des journaux. Mais le vrai combat porte désormais sur l’invention d’une presse et d’un journalisme de demain capables de se mesurer avec le Web.

Une nouvelle géographie de la presse

Le Web, d’abord, comme lieu de production et de diffusion, où la presse devrait exploiter, sur un plan industrialo-économique, les potentiels libérés par la virtualité, et sur le plan de la délibération, les outils de contact, de consultation, de dialogue avec les lecteurs. Cette étape est en cours, selon des combinatoires variées : une édition papier, doublée d’une édition libre sur le Net, et d’une édition pour abonnés. Ou une édition papier, avec des compléments en ligne. Ou une édition numérique native – comme Mediapart, Slate, Rue89 ou encore Atlantico… Il n’y a pas de martingale gagnante, mais cette redistribution des cartes de l’influence verra apparaître, dans quelques années, une nouvelle géographie de la presse.

Le journalisme de data

Le Web, ensuite, comme lieu d’une prolifération des données aux proportions telles qu’elles demeurent hors de portée du citoyen. Les sociétés contemporaines nourrissent paradoxalement l’opacité par souci de transparence. Qui peut lire, pénétrer, comprendre les milliers de données délivrées par les gouvernements, les ministères, les entreprises ? Qui, par exemple, pourrait sérieusement prendre connaissance des cinq cents pages du rapport d’activité de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme – s’il n’y avait eu un site pour inventer une application, un serious game permettant aux internautes de naviguer dans cet océan de données ?

Cette « infobésité », qui se double d’une spécialisation des savoirs, constitue un nouvel écran à la délibération démocratique : la presse doit inventer de nouveaux modes de traitement qui transforment ces données en informations pertinentes et multiplient les angles d’analyse et d’interprétation. Le journalisme de data qui émerge et qui se met en situation de faire parler ces milliers de documents, de tableaux Excel – en les classant, en les contextualisant, en en donnant des visualisations graphiques – est sans doute une voie possible pour maintenir un haut niveau d’intelligibilité de la réalité pour le citoyen. La presse aurait ainsi non seulement à assumer une relation plus profonde, plus directe avec son audience (comme le journaliste face à son lecteur dans les blogs), mais aussi à remonter très en amont de l’information jusqu’à la donnée brute pour réaliser cet état de transparence qu’imaginait Tocqueville.

La temporalité redistribuée

Le Web, enfin, comme lieu aux temporalités mixtes. La presse, en s’installant sur le Web et en intégrant les médias chauds (son, image), mêle des temporalités hétérogènes. Il y a le temps du « rapport », du reportage. Temporalité différée de l’après-coup, vécue souvent, dans la compétition avec les médias, comme un handicap. Il y a le temps du « direct », adapté à la radio et la télévision. Temporalité de la simultanéité du fait et de son exposé. Il y a, avec le numérique, le « temps réel », c’est-à-dire une temporalité qui inscrit, plus que la simultanéité au fait, la possibilité pour ceux qui en sont les spectateurs lointains d’y réagir et d’y participer. Temporalité de l’hyperréactivité, promesse d’une présence, d’un engagement augmenté dans le monde, mais aussi menace de voir la relation à la réalité être placée sous la seule juridiction des émotions. Sans doute peut-on se rassurer en se disant que, dans cette course-poursuite entre la presse et l’événement, il y a peu de chances pour qu’un jour la presse triomphe et titre, comme le film de René Clair, « C’est arrivé demain ».

Provenance

Cet article provient du site Presse à la Une (2012), réalisé en partenariat avec le CLEMI.

Lien permanent

ark:/12148/mmmg665zh4rqx