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Manipulations et stéréotypes dans les images de guerre

Le colonel américain James Hickey de la 1re brigade de la 4e division d’infanterie parle aux journalistes
Le colonel américain James Hickey de la 1re brigade de la 4e division d’infanterie parle aux journalistes

© Mauricio Lima

Le format de l'image est incompatible
Perçue comme directe, suscitant une émotion immédite, l’image est-elle la meilleure manière de rendre compte de la guerre ?

Manipulations

Au moment de la Commune de Paris, de nombreux photomontages falsifiant la réalité ont été produits, notamment les « crimes de la Commune » du photographe officiel de Thiers, Eugène Appert. On fait un amalgame entre les Allemands et les Communards et on utilise les photographies de ruines pour dénoncer l’entreprise de destruction de la nation française par la Commune.
Les pouvoirs publics versaillais ont aussi utilisé la photographie pour des opérations de contrôle et d’identification des communards et ont censuré la commercialisation de photographies de la Commune.

La Première guerre mondiale a été marquée par une organisation propagandiste avec le choix d’une vision de la guerre idéale, rassurante, et la description de la souffrance des civils. La propagande sera également très organisée au moment de la guerre d’Espagne. On peut par exemple opposer les photographies prises du côté fasciste (vues lointaines et plans d’ensemble) à l’utilisation des gros plans, des plongées et contre-plongées suscitant l’émotion chez les photographes du camp républicain.

Pendant la seconde Guerre mondiale, les photographes ne pouvaient pas montrer trop de souffrance provoquée par les attaques ennemies et les censeurs supprimaient aussi les photographies qui montraient les destructions et les souffrances causées par leurs propres armées chez l’adversaire. On remarquera que, selon la même logique de guerre, les télévisions n’ont diffusé aucune image de cadavre des attentats de New-York en 2001.

Au contraire, lors de la guerre du Vietnam, les photojournalistes ont profité de conditions exceptionnelles pour exercer leur métier : liberté de déplacement, présence facile sur le front… Leurs photos, dont certaines, comme la petite fille nue courant sur une route après un bombardement au napalm, sont devenues des icônes, ont ému l’opinion américaine. Certains prétendent même qu’elles ont contribué à l’arrêt de la guerre.

Le verrouillage des militaires

Les militaires retiendront la leçon et vont verrouiller l’accès aux images dans les guerres suivantes. Les deux exemples les plus significatifs sont la guerre des Malouines et la guerre du Golfe. La première, où seuls trois journalistes étaient présents contre six cents au Vietnam, a donné lieu à l’achat de photographies prises par un fonctionnaire des services secrets argentins au prix de 10 000 dollars…
Dans la seconde, les services des armées empêchaient les photographes de se rendre sur les lieux des combats et organisaient des pools où ils invitaient les correspondants sélectionnés à voir des mises en scènes caricaturales. Les récalcitrants (une majorité de Français FTP pour Fuck the poool ! ) se voyaient retirer leur pass. La plupart des photos qui paraissaient étaient donc des photos autorisées et le manque d’images des victimes a permis de répandre dans l’opinion publique la croyance en la « propreté » de la guerre.
À l’occasion de la seconde guerre du Golfe, les photographes étaient encadrés et « embedded », implantés dans des unités militaires.

Un membre de la Garde républicaine
Un membre de la Garde républicaine |

© AFP / Patrick Baz

Tous les participants d’un conflit connaissent l’influence des photographies et cherchent à contrôler les accès, manipuler les photographes pour que leurs images manipulent l’opinion. Le cas emblématique est celui du faux charnier de Timisoara : « Le scandale n’est plus aujourd’hui dans l’atteinte aux valeurs morales, mais dans l’atteinte au principe de réalité. Ce qui a profondément scandalisé dans l’épisode de Timisoara, et qui infecte désormais toute la sphère de l’information du complexe de Timisoara, c’est la figuration forcée des cadavres, c’est la transformation des cadavres en figurants, qui transformait du même coup tous ceux qui l’ont vu et qui y ont cru en figurants forcés, eux-mêmes devenus cadavres dans le charnier de signes de l’information. L’odieux est dans la malversation du réel, il est dans le truquage de l’événement, dans la malversation de la guerre. Quelle parodie, quelle dérision dans les char­niers de Timisoara par rapport aux véritables charniers de l’Histoire ! » 1

Les équipements de six soldats américains
Les équipements de six soldats américains |

© AFP / Romeo Gacad

On retiendra surtout que les images jouent désormais un rôle fondamental dans les guerres : il existe également une guerre des médias dans lesquels les images sont des « munitions émotionnelles » : il s’agit d’embrigader les spectateurs dans un camp et de les empêcher de réfléchir. L’émotion qui se dégage de ces images nous empêche en effet de les regarder, ce sont des résumés symboliques expéditifs qui fonctionnent comme des stéréotypes : « En temps de guerre, les images les plus éloquentes sont toujours les plus dangereuses (massacres, morts d’enfants, de femmes, de vieillards, réfugiés, camps, ruines...). Elles établissent des hiérarchies de la douleur codées : un enfant vaut plus qu’une femme, une femme – surtout une mère – plus qu’un vieillard, un vieillard plus qu’un soldat de son camp... Elles déclenchent en nous des réflexes pavloviens. Nous ne réfléchissons pas par rapport à elles. Nous ne nous donnons pas le droit de réfléchir. Et c’est le commentaire qui fait l’image. Voilà pourquoi le temps de guerre, le temps de crise exige plus que jamais l’explication du contexte, de la prise de vue, du hors-champ. » 2

Les autorités peuvent également faire preuve d’une volonté d’intimidation : photographes blessés par balles en Israël ou au Kosovo, assassinés enlevés, séquestrés. Le numérique offre cependant la possibilité de transmettre rapidement des images d’endroits fermés et de contrer la propagande comme l’a vécu Laurent van der Stock en Tchétchénie : « Sachant qu’il n’y avait aucun moyen de faire sortir mes photos et aucune véritable info, cela m’apparaissait comme une solution adéquate. Ce n’était pas pour entrer dans une sorte de course à la vitesse, il s’agissait là de pouvoir sortir les photographies du pays, dans un délai raisonnable. Veut-on parler de l’histoire qui est en train de se passer, est-ce que ce sera utile d’en parler dans trois mois ? Un mois et demi après avoir pris cette décision, je suis entré dans Grozny, me retrouvant alors à prendre des photos de résistants tchétchènes en position dans les rues de la ville, transmettant l’image des cadavres de trois soldats russes, alors que des communiqués officiels prétendaient que l’armée contrôlait la situation. Avec ma petite machine, je prouvais le mensonge de Poutine, le jour même de son élection. À Moscou, on démentait les images et j’en retirais une sorte de jubilation. » 3

Marines américains
Marines américains |

© AFP / Éric Feferberg

Appareil d’un photographe blessé
Appareil d’un photographe blessé |

© AFP / Patrick Baz

L’absence d’images fait que les quatre mille morts causées par les G.I. américains à la recherche du général dictateur Manuel Noriega, dans la zone du canal de Panama ont été oubliés de l’histoire et qu’on a du mal à donner l’appellation de guerre à un conflit qui a pourtant fait 100 000 morts depuis 1992 en Algérie. Il convient cependant de distinguer les conflits peu médiatisés dits de « basse intensité » parce qu’ils ne menacent plus l’ordre géopolitique international et apparaissent inintelligibles ou inidentifiables et les autres. Huit cent soixante-trois photographes ont ainsi présenté en 1999 un dossier sur le Kosovo pour Visa sur l’image alors que seuls deux photographes (Patrick Robert pour Sygma et Luc Delahaye pour Sipa) ont photographié les résultats du massacre des Tutsis avant que n’arrive le flot de journalistes plus inspirés par la liturgie humanitaire et les camps de réfugiés du Zaïre. Selon une logique qui attribue aux photos une fonction de compassion et de modélisation, les médias ont en effet préféré les icônes réconfortantes de la représentation traditionnelle de l’Afrique et du Blanc au secours de la veuve, du malade et de l’orphelin.

Les images de la guerre ne disent pas un événement et son contexte mais répètent des images du passé : « Les photographies de reportage sont des images-gigognes, images qui se donnent pour une condensation de l’événement lui-même, un concentré de signification historique, alors qu’elles sont des condensés iconographiques, réalisées au prétexte de l’information. Ainsi va le monde en larmes qui fournit au mode du reportage les occasions d’une actualisation perpétuelle de son histoire canonique. » 4

La Madone de Bentahla

L’exemple le plus significatif est celui de la photographie que l’on a appelé la madone de Bentahla. Journaliste de terrain Hocine travaille pour l’AFP en Algérie. Le lendemain du massacre de Bentahla, le 23 septembre 1997, il cherche des victimes dans les hôpitaux, on l’en empêche, il prend alors trois photos d’une femme en proie à une violente douleur. Il cache sa pellicule dans son sac. Il l’envoie ensuite, sans conviction, à l’AFP. Il découvre avec stupéfaction le lendemain que son cliché a été publié à la « une » par des centaines de quotidiens (rappelons qu’en tant que salarié il n’est pas rétribué en fonction de l’importance des ventes de ses images), sous le titre de « une » ou « la Madone ». Il obtient par la suite beaucoup de prix dont le fameux World Press. Mais sa photo dérange et suscite des polémiques : des confrères jaloux disent que c’est une photo truquée, la femme photographiée, manipulée par un journal progouvernemental, porte plainte en diffamation dix mois après…

Une femme s'effondre de douleur devant l'hôpital de Zmirli
Une femme s'effondre de douleur devant l'hôpital de Zmirli |

© AFP / Hocine Zaourar

Le succès mondial de cette image, qui ne dit rien de la réalité du massacre et n’apporte pas d’élément informatif sur le conflit, s’explique en grande partie parce qu’elle s’inscrit dans toute une série d’œuvres qui appartiennent à la mémoire culturelle occidentale : c’est un palimpseste des Pietà comme celle de Gregorio Hernandez, de la mater dolorosa de la Déposition du Pontormo, de la mère du tableau de Poussin le Massacre des Innocents…
Elle fait aussi partie des photos reproduisant les archétypes de la femme et l’enfant souffrant instaurés depuis la Première Guerre mondiale, comme par exemple la mère à l’enfant vietnamienne terrorisée de Life, le 12 mai 1 972, à Hué. On universalise la définition du « bien » à l’aide d’images qui sont des résumés métaphoriques dans un processus de propagande.

Une Irakienne supplie un soldat américain
Une Irakienne supplie un soldat américain |

© AFP / Karim Sahib

D’autres photos de « pleureuses » obtiendront également le World Press selon une logique qui attribue aux photos une fonction de compassion et de modélisation, que dénonce Raymond Depardon dans sa critique du témoignage humanitaire : « C’est une approche qui permet au photographe de se donner bonne conscience. Je reproche surtout à la photo dite humanitaire de nous culpabiliser à bon compte. De nous dire : "Regardez ces gens qui vivent dans des conditions épouvantables." Mais au-delà du constat, qu’y a-t-il ? Ces images trimballent un sentimentalisme facile. Elles conduisent celui qui les regarde à penser : "C’est horrible mais c’est la fatalité". Je vois dans ces clichés compassionnels la voie de garage du fatalisme. » 5 On trouvera un autre exemple dans une photographie parue au moment des attentats de New-York, où l’on voit des pompiers, soldats du feu, planter le drapeau américain, citation très évidente de la photo de Joe Rosenthal à Iwo Jima en février 1945.

Faux témoignages ?

Par ailleurs, les médias demandent des images toutes faites ou calquées sur des événements passés : « En Yougoslavie des photographes ont travaillé dans des conditions extrêmes durant toute la guerre. Sur les routes du Kosovo ils ont fixé les images de réfugiés albanais tentant de rentrer chez eux dans un décor de maisons brûlées, ou vaquant calmement à leurs occupations ordinaires. Ils ont aussi photographié, par centaines, ces 2 000 civils victimes des "dégâts collatéraux" de l’Otan, et toute la "vie" ordinaire d’une guerre. Ces images ont été très peu vues par le public puisque refusées à l’achat par la grande majorité des quotidiens et magazines du monde entier. Pour le Kosovo la demande de ces journaux-clients était ciblée, exclusive. Dans l’esprit de ces acheteurs, l’histoire se répète si précisément qu’ils utilisent un "calque", un logiciel, pour traiter tous les événements d’un même type : "nous voulons des images d’Albanais massacrés par des Serbes, des photos identiques à celles de Bosnie". Pour l’actualité filmée ou photographiée en Serbie, il s’agissait de refuser des images capables de donner mauvaise conscience aux peuples de l’Otan : elles démontrent que la chirurgie des "frappes" tue des épiciers, des ouvriers, des femmes, des vieux, des enfants. Des gens ordinaires. » 6 Alors que les photographes mettent souvent en avant leur rôle de témoin et l’importance du témoignage, on peut aussi dire avec Hervé Guibert que le reportage est souvent un faux témoignage.

Le reporter est commandité pour rapporter des clichés et susciter une lecture. Il descend souvent dans les hôtels climatisés et il est parachuté quelques heures par jour sur la "trame" du conflit, il est souvent escorté de milice. C'est souvent un faux témoin.

Le Monde, 22 août 1978

Notes

  1. Jean Baudrillard, La guerre du Golfe n'a pas eu lieu, Paris, Galilée, 1991, p. 85.
  2. Laurent Gervereau, token_0_link
  3. Yan Morvan, Le photojournalisme, Paris, Victoire éditions, 2000, p.72.
  4. Gilles Saussier, « Du reportage au jardinage » in Des territoires en revue, n°3, 2000, p. 51.
  5. In Télérama, n° 2660, 3 janvier 2001.
  6. Jacques-Marie Bourget, "La mort du regard", in Cahiers de médiologie, n°8, 1999, p. 99.

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