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Le monde a-t-il un créateur ?

Dieu le Père sépare la lumière et les ténèbres
Dieu le Père sépare la lumière et les ténèbres

Bibliothèque nationale de France

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Si dans la pensée religieuse, la création du monde est l’œuvre d’une entité généralement divine, les philosophes grecs et les scientifiques modernes l’envisagent davantage comme un processus mathématique.

L’identité du créateur

La Trimûrti hindoue
La Trimûrti hindoue |

Bibliothèque nationale de France

La première des questions théologiques sur la Création est : qui a créé l’Univers ? La doctrine chrétienne de la Trinité affirme la coexistence de trois personnes en un Dieu unique : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Certains théologiens ont considéré « Dieu le père tout-puissant », c’est-à-dire la première personne, comme le créateur du ciel et de la terre. D’autres, se fondant sur l’image de l’Esprit planant au-dessus des eaux, ont envisagé plutôt la troisième personne. Des esprits plus unificateurs ont estimé que la Trinité tout entière avait créé le monde, ce qui n’est pas sans rappeler l’Inde védique où l’Être suprême revêt un corps unique possédant les trois visages de Brahma, Vishnou et Shiva.                   

Ces divers aspects de la théologie scolastique se retrouvent dans l’art sacré qui, tout au long du Moyen Âge et jusqu’au 18e siècle, traduit telle ou telle interprétation de la Genèse à travers sculptures, mosaïques, peintures, vitraux, enluminures et gravures.

Création de la voûte céleste
Création de la voûte céleste |

Bibliothèque nationale de France

La représentation du Créateur la plus familière l’assimile à la première personne, sous la forme d’un auguste vieillard (les fresques de Michel-Ange au Vatican en fournissent l’exemple le plus remarquable). Assimilé à la troisième personne, le démiurge est représenté, comme chez Robert Fludd, par une colombe blanche (symbole du Saint-Esprit depuis l’Antiquité chrétienne) ou par un symbole hébraïque inscrit dans une couronne de feu – qui rappelle le buisson ardent par lequel Moïse reçut la parole divine. Plus rarement, le Créateur est figuré sous l’aspect d’un Christ jeune, comme dans les mosaïques de la basilique Saint-Marc, à Venise (13e siècle), ou les fresques peintes par Giusto de Menabuoi à Padoue (14e siècle).

Le geste et la parole

La main créatrice

Les mythes cosmogoniques servent généralement de modèle aux autres mythes d’origine, qu’il s’agisse de l’origine des dieux (mythes théogoniques), des animaux (zoogoniques), des hommes (anthropogoniques), etc.
Mircea Eliade, à qui l’on doit une typologie de ces mythes, souligne que l’un des plus répandus (Sibérie, Amérique du Nord, Polynésie, Inde…) est le « plongeon comosgonique », selon lequel le démiurge ordonne à un animal de plonger au fond de l’Océan et de lui rapporter une poignée de glaise à partir de laquelle il façonnera la Terre. Cette création nécessite généralement trois tentatives.

La Création
La Création |

Bibliothèque nationale de France

Dans de nombreuses cultures, la venue au monde de l’homme suit ce modèle : ainsi, chez les Mayas Quichés, les dieux forment d’abord une statue de terre et de boue, qui se décompose sous l’effet de l’humidité ; les mannequins de bois confectionnés ensuite, dépourvus de conscience au point d’oublier leurs créateurs, sont un nouvel échec ; le troisième essai sera le bon : les dieux ont sculpté les ancêtres de l’humanité avec de la pâte de maïs.

Le corps créateur

Une autre grande catégorie distinguée par Mircea Eliade est la création par la pensée, la parole ou l’« échauffement » d’un dieu. Elle est présente par exemple dans la plus ancienne des cosmogonies de l’Égypte antique, celle d’Héliopolis, dès 2700 avant notre ère, qui s’organise autour du culte du Soleil sous sa triple forme : Rê (Soleil de midi), Atoum (Soleil couchant) et Khêpri (Soleil du matin). Venu à l’existence sans aide extérieure, ce dieu triple est à l’origine du premier couple divin, Shou (air et lumière) et Tefnout (humidité), dont sont issus Geb (la Terre) et Nout (le Ciel), lesquels engendrent à leur tour les autres dieux. Les Textes des pyramides mentionnent deux versions de cette création, la première par expectoration : « Atoum-Khêpri, […] tu as jeté un crachat qui est Shou, tu as lancé un jet de salive qui est Tefnout », la seconde par masturbation : « Atoum […] saisit son membre dans son poing : les jumeaux furent mis au monde, Shou avec Tefnout ».

Atoum
Atoum |

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Création ex nihilo par le souffle
Création ex nihilo par le souffle |

Bibliothèque nationale de France

Cette idée selon laquelle le monde dérive directement d’une émanation corporelle du Créateur présente de nombreuses variantes, dans les mythologies des Indiens d’Amérique du Nord comme dans les traditions védiques et brahmaniques.

L’esprit créateur

Mais, plus souvent, c’est par son « souffle vital », sa pensée ou son verbe que le Créateur opère. Chez les Indiens Omaha, par exemple, le dieu Wakonda donna existence à l’Univers en matérialisant toutes les choses qui jusqu’alors étaient dans son esprit. Selon les Uitoto de Colombie, le monde n’était qu’une illusion jusqu’à ce que le Créateur réussisse, en rêvant, à lui donner une réalité tangible.

La parole créatrice

Ptah
Ptah |

Bibliothèque nationale de France

À Memphis, dans l’Ancien Empire égyptien, le dieu Ptah, nommé aussi Ta-Tenen, « la Terre qui se soulève », crée le monde par la parole. Les prêtres thébains, à la fin du troisième millénaire, opérèrent le syncrétisme entre les traditions héliopolitaine, hermopolitaine et memphite ; le dieu local Amon, assimilé à Rê, se vit ainsi attribuer le rôle de Ptah : « Il annonça les choses à venir : elles vinrent à l’existence aussitôt. »
De même, dans l’Inde védique, Brahma sépara l’œuf originel par la puissance d’un seul mot : « Le Dieu primordial se transforma en un œuf d’or, brillant comme le soleil et dans lequel Lui-même, Brahma, le père de tous les mondes, naquit. Il demeura une année entière dans cet œuf, puis il le sépara en deux parties, par la puissance d’un seul mot. Des deux coques il forma le ciel et la terre, et au milieu il mit l’air, et les huit directions du monde, et la demeure éternelle de l’eau. »
Les paroles fondatrices prononcées par Io, le dieu suprême polynésien : « Que les Eaux se séparent, que les Cieux se forment, que la Terre soit ! » ne sont quant à elles pas sans rappeler la puissance créatrice du Verbe de la tradition chrétienne.

Le nombre et la figure

L’harmonie grecque

Le Timée de Platon décrit, comme chez Hésiode, la création du cosmos sous forme d’une mise en ordre harmonieuse d’un état initialement indifférencié, mais avec une notion supplémentaire, à savoir que le processus de création doit être guidé par les principes supérieurs de la géométrie : « Lorsque le Tout eut commencé de s’ordonner, tout au début, le feu, l’eau, la terre et l’air avaient bien quelque trace de leur forme propre, mais pour l’ensemble, ils demeuraient évidemment dans l’état où il est naturel que soit toute chose d’où le Dieu est absent. Et c’est alors que tous ces genres ainsi constitués ont reçu de lui leurs figures, par l’action des Idées et des Nombres. Car, autant qu’il se pouvait, de ces genres qui n’étaient point ainsi disposés, le Dieu a fait un ensemble, le plus beau et le meilleur. Prenons donc partout et toujours cette proposition-là pour base. »

Dieu crée et compasse l’univers
Dieu crée et compasse l’univers |

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Dieu mathématicien

Les systèmes du monde en balance
Les systèmes du monde en balance |

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Cette thèse, selon laquelle la réalité sous-jacente du monde que nous percevons est essentiellement d’ordre mathématique, fut reprise par les philosophes de la Renaissance, et influença de nombreux savants du 17e siècle. Un détail du frontispice de l’Almagestum Novum de Riccioli (1651) montre ainsi la main de Dieu créant le monde selon des principes mathématiques gravés dans le prolongement de ses doigts.
Si la Création du monde s’effectue selon les principes supérieurs des nombres ou de la géométrie, Dieu peut même être représenté muni d’un compas. L’image, assez fréquente dans l’iconographie médiévale, se retrouve dans le poème biblique de John Milton, Le Paradis perdu (1667). Le poète anglais offre de sublimes aperçus sur la matière première qui se façonne en créations, et développe l’idée de la double action de la main prolongée d’un compas et du verbe.

Alors il arrête les roues ardentes, et prend dans sa main
Le compas d’or, préparé dans l’éternel
Trésor de Dieu, pour tracer la circonférence
De cet univers et de toutes les choses créées.
Une pointe de ce compas il appuie au centre, et tourne
L’autre dans la vaste et obscure profondeur,
Et il dit : “Jusque-là étends-toi, jusque-là vont tes limites ;
Que ceci soit ton exacte circonférence, ô monde !”
Ainsi Dieu créa le ciel, ainsi il créa la terre ; matière informe et vide.

Milton, Le Paradis perdu, 1667

Des modèles sans démiurge

À mesure que la science s’est construite, la notion de création du monde sur le mode mathématique s’est précisée. Si Thomas Wright, en 1750, associe encore un agent divin de la création au centre de chaque galaxie, les modèles cosmogoniques du 18e siècle font l’économie d’un créateur. Laplace, l’auteur du traité sur la Mécanique céleste (1798-1825), put ainsi répondre à Napoléon qui l’interrogeait sur le rôle de Dieu : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Il n’en reste pas moins que l’idée platonicienne subsiste toujours, en vertu de laquelle la création, ou du moins la structuration progressive de l’Univers, peut se décrire selon une approche mathématique.

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion des expositions « Figures du ciel » et « Couleurs de la Terre » présentées à la Bibliothèque nationale de France en 1998 et 1999.

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