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Les portulans, objets d’étude et de collection

Le sultan d’Alger menace le roi Philippe IV d’Espagne et le roi Louis XIII
Le sultan d’Alger menace le roi Philippe IV d’Espagne et le roi Louis XIII

© Bibliothèque nationale de France

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« Je me sens obligé d’avertir ceux qui se servent de cartes marines, qu’il s’en trouve de manuscrites, si éclatantes d’or, d’argent, d’azur et d’autres belles couleurs, que souvent elles ont place dans les cabinets des grands et des curieux ; et que néanmoins la pluspart de ces cartes sont fausses, estant copiées sur d’autres cartes extraordinairement fautives et faites il y a plus de cent ans. »

Les portulans, objets d’étude

À en juger par le cas extrême d’une carte transformée en signets dans les notules d’un notaire de Perpignan au 16e siècle, les cartes portulans n’ont pas toujours été considérées comme des trésors inestimables. De fait, il est encore possible aujourd’hui de découvrir, à l’occasion d’une restauration, des fragments de cartes utilisés dans les couvrures de registres notariés ou paroissiaux des 16e et 17e siècles. Néanmoins, pour la partie la plus luxueuse de cette production, il s’agit depuis longtemps d’objets prisés « des grands et des curieux », et ce malgré une information géographique parfois périmée, comme l’atteste au 17e siècle le géographe Pierre Duval (lire ci-dessus).

Fragments d’une carte de la Méditerranée
Fragments d’une carte de la Méditerranée |

© Bibliothèque nationale de France

Très tôt, les atlas portulans ont indéniablement gagné un statut d’objets de bibliophilie, souvent parés des armoiries d’un auguste commanditaire, destinataire ou possesseur. Citons un recueil du 14e siècle dont la reliure en bois est gravée et peinte aux armes des Cornaro, illustre famille vénitienne qui procura un doge à la République de 1365 à 1368, ou l’atlas du Provençal Augustin Roussin portant une dédicace au cardinal de Richelieu gravée en lettres d’or sur la reliure.

Des objets de prédilection pour les historiens de la cartographie

L’idée de rassembler en collections ces cartes et ces atlas ne naît cependant que vers le milieu du 19e siècle, au moment où on porte, plus généralement, un nouveau regard sur les cartes anciennes. Celles-ci, sous l’impulsion conjuguée de disciplines en plein essor, la géographie et les sciences historiques (archéologie et philologie), sont désormais assimilées à des vestiges archéologiques dont on sollicite le témoignage historique. Ainsi, dans la première étude sur l’Atlas catalan (1841), on emploie l’expression « restaurer le monument » pour désigner l’étape d’identification des toponymes. La vogue romantique du Moyen Âge va tout naturellement guider les historiens vers la production de cette période si bien que les premiers recueils de fac-similés de cartes anciennes, qui paraissent dans les années 1840 et 1850 (Santarém, Jomard, Lelewel, Kunstmann), rassemblent mappemondes médiévales et cartes portulans.

Une caravane en Asie centrale
Une caravane en Asie centrale |

Bibliothèque nationale de France

Pourquoi les portulans deviennent-ils alors l’objet de prédilection de nombreux historiens de la cartographie ? Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte. Nées au Moyen Âge, ces cartes où l’on reconnaît une image cohérente de la Méditerranée au regard des critères d’évaluation modernes, sont considérées comme les premières « œuvres de la géographie positive » – comme le souligne Vivien de Saint-Martin en 1873 –, très loin des mappemondes dont le symbolisme fait naître bien des perplexités. Elles rassurent et encouragent donc une génération de géographes à la recherche de ses racines.

Les rois mages en route vers Béthléem
Les rois mages en route vers Béthléem |

Bibliothèque nationale de France

Manuscrites, et supposées uniques, elles suscitent par ailleurs plus d’intérêt que les productions gravées postérieures, qui apparaissent dépourvues de tout « caractère d’individualité monumentale ». Souvent collectionneurs ou conservateurs de fonds, les premiers historiens s’intéressent dans leurs recherches à ce qui procède de la rareté et de l’esthétique, à l’instar de Marie Armand Pascal d’Avezac (1799-1875), qui se pare du titre de « géographe bibliophile ».
Mais un autre moteur puissant explique aussi l’engouement pour les cartes portulans vers le milieu du 19e siècle. C’est que la carte apparaît comme une source de premier plan pour l’histoire des découvertes. Par les tracés géographiques et la liste des toponymes, elle fait foi des voyages et de leur chronologie. Et d’aucuns de s’en servir à des fins hybrides, combinant l’édification de la nouvelle science et l’intérêt national… Ainsi, le célèbre vicomte de Santarém (1791-1856), historien et diplomate portugais bien introduit au sein des institutions savantes parisiennes, fit paraître à Paris en 1841 un Atlas composé de cartes des 14e, 15e, 16e et 17e siècles publié aux frais du gouvernement portugais. Cet atlas, comme le précisait le titre, était destiné à prouver l’antériorité des découvertes portugaises en Afrique occidentale et à défendre ainsi les intérêts coloniaux du Portugal, alors en conflit diplomatique avec la France à propos de la Casamance.

Les portulans, objets de collections

La très riche collection de la Bibliothèque nationale de France, où se trouvent conservées aujourd’hui près de 500 pièces, est née à proprement parler de ce nouveau regard sur les cartes anciennes et de la vive curiosité suscitée par ces cartes marines. Jusqu’à la Révolution, très peu de cartes ou d’atlas portulans sont entrés dans cette institution, si l’on excepte quelques pièces prestigieuses, tel le célèbre Atlas catalan, offert au roi Charles V et présent sans discontinuité dans les collections royales depuis 1380.

Carte de la mer Égée
Carte de la mer Égée |

© Bibliothèque nationale de France


Le noyau de la première collection française fut constitué par Edme-François Jomard, premier conservateur du département des Cartes et Plans, qui, entre 1828 et 1862, date de sa mort, réunit un ensemble de 52 cartes (46 pièces acquises et 6 reçues en dons), dont certaines parmi les plus rares et célèbres. Quatre exemples fameux : la Carte pisane, longtemps considérée comme la plus ancienne, acquise en 1839 pour 245 francs ; la carte du juif catalan Mecia de Viladestes (1413), acquise en 1857 (800 F) ; la carte dite « de Christophe Colomb », acquise en 1848 (250 F) ; et le très bel atlas nautique de Diogo Homem (1559), acquis en 1842 (80 F). Jomard se préoccupa également de faire réaliser des fac-similés par copie manuelle. En 1843, quatre cartes conservées dans les archives de l’armée bavaroise et qui comptent parmi les premiers exemples de l’hydrographie portugaise à l’ère des découvertes, signées de Pedro et Jorge Reinel, furent dessinées par Otto Progel, un officier bavarois, et ces copies furent acquises pour 950 francs. Les originaux ayant disparu lors de la Deuxième Guerre mondiale, seuls ces fac-similés parisiens en attestent encore l’existence.

Les forces politiques en présence en Méditerranée
Les forces politiques en présence en Méditerranée |

© Bibliothèque nationale de France


À la fin du 19e siècle, la collection s’enrichit encore de dons et d’achats importants : en 1897, un ensemble de cartes fut acquis auprès de la veuve du collectionneur Emmanuel Miller, cartes qui provenaient elles-mêmes de la collection du vicomte de Santarém et comprenaient notamment le fameux Atlas Miller (1519), l’un des trésors du département.

Au 20e siècle, par un effet de centralisation administrative, les sources d’enrichissement devinrent plus institutionnelles, la Bibliothèque nationale étant reconnue comme le réceptacle naturel de cette production nautique : transmission de fragments de cartes par les archives départementales du Vaucluse ou de l’Ardèche, échanges de cartes avec les Archives nationales, dépôts de cartes effectué par le ministère des Affaires étrangères ou par la Société de géographie et, surtout, dépôt, en plusieurs fois, d’un ensemble de 269 cartes provenant des fonds du service hydrographique de la Marine.

Sans entrer dans le détail de ces enrichissements, il convient de souligner l’importance de ce dernier dépôt, issu d’un organisme produisant des cartes depuis 1720, qui permit à la Bibliothèque nationale de réunir une collection représentative de l’ensemble des centres de production, sans écarter les cartes des 17e et 18e siècles, moins prisées des premiers amateurs de portulans. Elle conserve ainsi plus de 90 cartes hollandaises, émanant notamment de la VOC – la Compagnie des Indes néerlandaises (1602-1799) –, prélevées en 1810 dans les archives hollandaises par ordre de Napoléon pour enrichir le dépôt français de la Marine. L’ensemble de ces collections a été décrit dans un catalogue imprimé en 1963, actuellement en cours de conversion et d’enrichissement dans le catalogue général en ligne de la BnF.

Carte dite de Christophe Colomb
Carte dite de Christophe Colomb |

© Bibliothèque nationale de France

Objets de passions... et de contrefaçon

De nombreuses cartes portulans ne sont ni datées ni signées, et gardent une part de mystère. Certaines ont connu de multiples attributions et datations qui ont laissé des traces dans la littérature spécialisée, donnant lieu parfois à de violentes polémiques entre savants, comme cette carte attribuée dans les années 1930 par Charles de La Roncière à Christophe Colomb et datée de 1492.
De nombreuses questions relatives à leur origine, à leur construction et à leur usage au Moyen Âge n’ont pas encore trouvé de réponses incontestables faute de documentation disponible. Des générations d’historiens ont fait preuve de trésors d’ingéniosité, se prenant parfois au jeu de leurs hypothèses, non exemptes d’arrière-pensées nationalistes. Dans le contexte des années 1920 et 1930, une polémique opposa savants italiens et espagnols sur la question du « pays » d’invention du portulan, qui se prolongea jusqu’aux années 1960 du fait de la longévité de leurs auteurs…
La carte portulan enflamma également l’esprit de plus petites nations. En témoigne la passion des historiens normands à la fin du 19e et au début du 20e siècle pour l’héritage laissé par les hydrographes de Dieppe et du Havre. On commanda ainsi à grands frais des fac-similés manuscrits sur parchemin à une artiste, une certaine MlleTissot, pour disposer à Dieppe de reproductions fidèles de ces monuments de l’histoire normande éparpillés dans le monde.
Enfin, la passion des grandes découvertes fut parfois carrément mauvaise conseillère. Un groupe de quelque treize cartes du monde dans le style portulan, datées de 1509 à 1528 et signées d’auteurs supposés vénitiens, mais inconnus de la documentation, a été identifié en 1994 par David Woodward comme un ensemble de forgeries réalisées au tournant des 19e et 20e siècles et dont certaines, malheureusement, ont été acquises depuis par des institutions prestigieuses !

Carte du monde
Carte du monde |

© Bibliothèque nationale de France

Regroupées artificiellement par des historiens qui créaient ainsi leur propre objet de recherche et de débat, les cartes portulans n’ont jamais porté ce nom avant le 19e siècle, mais des appellations diverses et changeantes en fonction des lieux et des temps – carte de navegar ou pro navigandi, mappæ maris… au Moyen Âge, carte hydrographique chez les Normands, kaarten dans les Provinces-Unies, etc. C’est bien leur naissance comme objet d’histoire et de collection qui est à l’origine de ce corpus et qui a conduit à les désigner sous le nom de portolan charts : l’expression, adoptée dans les années 1890 par des historiens, soulignait le lien supposé de complémentarité entre ces cartes et les portolani, descriptions textuelles des côtes et de la manière d’entrer dans un port apparues également au Moyen Âge. Cette désignation, quoique contestable et toujours contestée, a reçu une sorte de consécration en 1987, sous la plume de Tony Campbell, auteur d’une remarquable synthèse sur le sujet parue dans le premier volume de la grande histoire de la cartographie publiée par les presses de l’université de Chicago. Vingt ans plus tard, en 2007, un jeune historien catalan, Ramon Pujades i Bataller, a consacré sa thèse à une nouvelle analyse de la production médiévale et en 2009 un chercheur américain, Richard Pflederer, n’a pas craint d’entreprendre et de publier le premier recensement international du genre, couvrant toutes les époques et tous les lieux de production. La Bibliothèque nationale de France, elle-même, a lancé en 2010 un programme de recensement et de numérisation des collections nationales. Deux cents ans après les précurseurs, il semble que soit restée intacte la passion pour ces cartes de mer, tout à la fois outils de navigation porteurs d’avancées techniques et objets de culture chargés de rêve et d’imaginaire.

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