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Il était une fois… le bijou et la littérature 

Correspondances artistiques
« Les pierres précieuses »
« Les pierres précieuses »

Bibliothèque nationale de France

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« Il y a des mots diamant, saphir, rubis, émeraude ». Dans cette phrase extraite de ses Portraits et souvenirs littéraires de 1881, l’écrivain Théophile Gautier (1811-1872) suggère que certains mots scintillent comme des gemmes. Ils ont « une beauté et une valeur propres comme des pierres précieuses ». À travers le temps, l’art des mots et l’art du métal semblent en effet avoir joué de correspondances dans une parfaite symbiose artistique. Du mythe antique aux œuvres plus récentes, en passant par les lapidaires médiévaux, la poésie de la Renaissance, les contes des 17e et 18e siècles et les romans et nouvelles du 19e, il s’agit ici de comprendre le langage esthétique et créatif des bijoux et des gemmes.  
Broche figurant une plume
Broche figurant une plume |

© Étude Laurent Bernard

Les bijoux et les gemmes, matière littéraire 

L’écriture des pierres  

La majesté de la nature s'y présente pour ainsi dire en abrégé

Pline, Histoire naturelle, 74 après J.-C.

Dès l’Antiquité, une littérature émerge autour des gemmes. Écrites en grec, hébreu, latin, arabe ou copte, les plus anciennes sources sur les traités relatifs aux pierres remontent à l’Égypte et à la Mésopotamie. Dans sa célèbre Histoire naturelle datant du 1er siècle de notre ère, le versificateur Pline l’Ancien évoque plus de deux cent douze pierres différentes  :

« Pour qu'il ne manque rien à l'ouvrage que nous avons entrepris, il nous reste à parler des pierreries. La majesté de la nature s'y présente pour ainsi dire en abrégé, et, dans l'opinion de bien des gens, elle n'est nulle part plus admirable, et on attache de prix à la variété, aux nuances, à la matière, à la beauté ; et, pour certaines pierres, on va jusqu'à regarder comme un sacrilège d'y porter le burin. Il y a tel de ses joyaux qui passe pour inestimable et sans tarif dans les richesses humaines ; de sorte qu'aux yeux du grand nombre il suffit de je ne sais quelle pierre pour avoir la contemplation suprême et absolue de la nature. » 

Pline, « Origine des pierres précieuses » dans Histoire naturelle, Tome 2, Livre 37, Paris, Firmin-Didot et Cie, 1860, p. 537

La tradition des lapidaires, traités sur les propriétés des gemmes, se développe à l’époque hellénistique notamment chez Théophraste (371-287 av. J.-C.) avec son De Lapidibus. Puis, elle connaît un certain engouement au Moyen Âge.  Datant du 11e siècle, le Liber lapidum seu de gemmis (Le Livre des gemmes) de l’évêque de Rennes, Marbode (1035-1123) traite des caractéristiques et des vertus des pierres. Ce long poème didactique qui inspire, comme le précise Gaëlle Guyot-Rouge1, Rémy de Gourmont (1858-1915), influence également Blaise Cendras (1887-1961) sur le bateau qui l’amène en Amérique, puis plus tard, le poète et essayiste Paul Claudel (1868-1955) avec sa Mystique des pierres précieuses. Il a été étudié dans le dernier quart du 19e siècle par l’archiviste Léopold Pannier (1842-1875), par l’archéologue et écrivain Fernand de Mély (1851-1935) puis, en 1996 par Pierre Monat (1934-2020).  

« Les pierres précieuses »
« Les pierres précieuses » |

Bibliothèque nationale de France

Ces nombreux lapidaires antiques et médiévaux ont fait l’objet de recherches poussées. Valérie Gontero-Lauze, spécialiste de la littérature du Moyen Âge et auteure de Sagesses minérales. Médecine et magie des pierres précieuses au Moyen Âge (2010) et de Les Pierres du Moyen Âge (2016), ouvrage portant sur l’étude de divers lapidaires de cette époque, s’est interrogée avec Parures d’or et de gemmes (2013) à l’apport des pierres et de l’orfèvrerie dans quatre romans antiques du 12e siècle. D’autres réflexions à l’instar de celles développées dans Chants de pierres (2005) par Anne Gourio se sont davantage penchées sur les gemmes au sein de la production littéraire du 20e siècle. 

En effet, dans le langage imaginaire des symbolistes de la fin du 19e siècle, la pierre travaillée, facettée, sertie sur le joyau, artificialise le vivant et se fait « rêverie pétrifiante ». Plus encore, figés, miroitants, cristallisés et chargés en préciosité, nature, êtres et objets deviennent chez les auteurs décadents artefacts clinquants et factices. Au siècle suivant, la gemme se fait cependant plus simple. On l’aime plus brute, pour traduire la modernité. Elle est alors thème d’écriture et de passion à l’instar de l’agate, « objet de rêverie, réservoir d’images dynamiques » pour André Breton (1896-1966) qui la mentionne dans Langue des pierres en 1957. Éloquente, elle participe aussi à la poétique, à la construction d’un langage et de messages codés 

Elles n'intéressent ni l'archéologue ni l'artiste ni le diamantaire. Elles n'attestent qu'elles. Je parle des pierres nues, fascination et gloire, où se dissimule et en même temps se livre un mystère plus lent.

Roger Caillois, Pierres suivis d’autres textes, Paris, Gallimard, 1996, p. 98

Les gemmes amorcent alors une rencontre avec le sensible, elles sont, selon Jean-Pierre Richard (1922-2019), « un petit territoire de sens ». Gaston Bachelard (1884-1962), lui, étudie ces liens dans La Terre et les rêveries de la volonté (1948).  

Agate noire et blanche
Agate noire et blanche |

© Centre Pompidou / RMN

Le poète-ciseleur ou le texte-bijou 

Bernard Beugnot (1932-2023) explique qu’à la Renaissance « Rémy Belleau avait déjà fait du poème une pierre précieuse et du poète un tailleur de mots ». Au 20e siècle, le minéral et les gemmes s’invitent dans la poétique, impactant selon Sourour Ben Ali Memdouh l’écriture lapidaire de Francis Ponge ou de Roger Caillois. En réalité, il faut remonter encore plus loin dans le temps pour parvenir à la source des correspondances entre la littérature et l’univers du bijou qui s’expriment dans le rapprochement entre l’aurifaber, l’artisan de l’or et le poiêtês, le fabricant des mots. 

Déjà palpable dans Le Banquet de Platon, l’analogie entre l’orateur et le ciseleur se retrouve aussi dans les textes de Cicéron, Quintilien, Aristote et Horace. Ovide, orfèvre du verbe, atteste de cette corrélation dans ses célèbres Métamorphoses lorsqu’il évoque entre les vers de son livre II, le dieu-forgeron Héphaïstos, constructeur des portes du Palais du Soleil :

« Le Palais du Soleil élançait bien haut ses colonnes altières,
Il brillait sous l’or scintillant et le pyrope imitant des flammes ;
L’ivoire resplendissant recouvrait le faîte des toits
Et des portes doubles rayonnaient avec l’éclat de l’argent.
L’art l’emportait encore sur le matériau ; en effet Mulciber
Y avait ciselé les mers ceinturant la terre,
Le globe terrestre et, dominant ce globe, le ciel. »2

Le surnom de Mulciber donné au dieu de la métallurgie et par extension de la bijouterie provient du terme « mulcere », adoucir. Héphaïstos se présente donc comme le dieu capable de charmer les métaux, à l’instar du poète Orphée et des animaux. Cette affiliation se diffuse alors à travers le temps. À la Renaissance, la langue est, entre les vers et les rimes des poètes de la Pléiade comme Pierre de Ronsard (1524-1585) et Joachim du Bellay (1522-1560), considérée comme un joyau. Au cours du 19e siècle, le poète devient ciseleur. Cette corrélation entre l’emploi virtuose des mots et la minutie du travail d’orfèvre permet de créer, comme le signale Gaston Bachelard (1884-1962) une écriture plus raffinée : « [Les] poètes […] prétendent ciseler des vers, […] fondent des émaux et gravent des camées, […] assemblent des diadèmes, les mots sont alors des brillants. Leur syntaxe dépend de l’ornementation de leurs facettes »3. Un aspect développé par ailleurs dans les travaux de Michel Sandras. Littérateur et bijoutier fusionnent donc. Dans Le Cornet à dès, publié en 1917, poète français Max Jacob (1876-1954) ne dit-il pas au sujet de l’œuvre d’Arthur Rimbaud (1854-1891) que « c’est la devanture d’un bijoutier » tandis que Rémy de Gourmont (1858-1915) compare la poésie d’André-Ferdinand Hérold (1865-1940) à une femme parée de perles, de bagues et d’élégantes et fines gemmes ?  

The Indian Court and Jewels [La cour indienne et ses bijoux]
The Indian Court and Jewels [La cour indienne et ses bijoux] |

© Victoria and Albert Museum, London

Frontispice avec portrait en médaillon de Théophile Gautier
Frontispice avec portrait en médaillon de Théophile Gautier |

Bibliothèque nationale de France

Théophile Gautier utilise le champ lexical joaillier pour faire de son texte un petit joyau littéraire conforme à l'esthétique de « l'art pour l'art ». Toutefois, le bijou ne sert pas seulement le perfectionnement du texte, il peut aussi en être la source. Il éveille alors nos sens et participe entre les lignes à un vaste et complexe réseau de significations récemment étudié par Sophie Pelletier dans Le Roman du bijou fin-de-siècle (2016) ainsi que dans les travaux de Cyril Barde pour les auteurs de la fin du 19e et début du 20e siècle : Littérature et Art Nouveau, de Mallarmé à Proust (2023).  

« Salut aux Joyaux »
« Salut aux Joyaux » |

© Christophe Dubois / © Adagp / Comité Cocteau, Paris 2024

Au 20siècle, les correspondances entre ces deux univers de création se poursuivent. Si André Breton joue en 1924 dans son Manifeste du surréalisme avec les mots tirés de journaux créant des poèmes-collages-bijoux à l’instar de « La bague/ DES ORAGES » ; Cocteau, le « prince des poètes », amateur des créations de « Cartier, qui fait tenir, magicien subtil/ de la lune en morceaux sur du soleil en fil », honore entre ses vers les joyaux avant de collaborer avec l’orfèvre aux mains d’or François Hugo (1899-1981), puis le « moderne-joaillier-créateur » Samuel Fred (1908-2006) à leur réalisation. 

Le livre et les mots, matière à création

Joailliers et écrivains : la passion de la littérature et des livres 

Créée en 1874, la Société des amis des livres rassemble régulièrement des bibliophiles pour échanger sur le sujet. Parmi les membres de cette association : Germain Bapst (1853-1921), issu d’une longue dynastie de joailliers établie à Paris dès le 18e siècle. Les corrélations entre littérature et bijouterie trouvent en effet dans l’objet-livre un nouveau substrat. La bibliophilie montante de la fin du 19e siècle s’affiche également entre les lignes de certains auteurs. J.-K. Huysmans (1848-1907) établi dans À rebours (1884), le portrait d’un dandy, Des Esseintes, dont la bibliothèque est décrite comme un coffre à bijoux. Ce rapprochement fait écho  à la dimension décorative du livre conçu comme un objet d’art et au développement de l’art de la reliure. Pour brosser le portrait de son héros, Huysmans s’est inspiré d’une personnalité de l’époque, Robert de Montesquiou (1855-1921) homme de lettres, poète, amateur de bijoux et collectionneur de livres. En 1992, Philippe Thiébaud étudie justement les amitiés littéraires et artistiques entre cet écrivain et le joaillier René Lalique (1860-1945). L’esthète possède une bibliothèque personnelle où plus d’une dizaine d’ouvrages rares sont consacrés aux joyaux et aux gemmes. Parmi ces livres vendus aux enchères le 23 avril 1923, une édition de luxe autographée de La Bijouterie française au 19ème siècle d’Henri Vever (1854-1942).

Issu d’une famille de joailliers de Metz installée à Paris après la chute du Second Empire, vice-président de la chambre syndicale de la bijouterie, joaillerie et orfèvrerie de Paris, Henri Vever est aussi comme le signale Seymour de Ricci, un bibliophile averti. Membre de la Société des bibliophiles contemporains fondée par Octave Uzanne (1851-1931), il fait faire, en 1883, un exemplaire exceptionnel des Quatre fils Aymon, chanson de geste transcrite au 13e siècle. Le joaillier demande alors au maître Étienne Tourrette (1875-1944) de reproduire en émail cloisonné sur or le dessin d’Eugène Grasset (1845-1917), artiste décorateur avec qui le joaillier travailla plus tard à la réalisation d’une collection de bijoux présentée lors de l’Exposition universelle de 1900.  

Histoire des quatre fils Aymon
Histoire des quatre fils Aymon |

© Giquello

Quand le bijou donne corps aux mots

Dès l’Antiquité, maximes et devises d’amour s’inscrivent sur des anneaux d’or honorant, comme l’explique Diana Scarisbrick, l’union, la dévotion, la passion et l’amitié. Au Moyen Âge, cette petite littérature du sentiment connaît un véritable engouement sur les bagues dites Posy, nom dérivant du mot « poesy ». Ces courts et charmants sermons amoureux, présents sur la surface intérieure et/ou extérieure des bagues, sont mentionnés dans la littérature du 16e et 17e siècles. Le versificateur anglais George Herbert (1593-1633) évoque ce type de bijou dans son court poème nommé « The Posie » ainsi que dans « Misery » 

« Indeed, at first Man was a treasure,
A box of jewels, shop of rarities,
A ring, whose posy was, "My pleasure",
He was a garden in a Paradise :
Glorie and grâce
Did crown his heart and face »

[Au début, l'homme était un trésor,
Une boîte de bijoux, un magasin de raretés,
Une bague, dont la devise était : « Mon plaisir »,
Il était un jardin dans un paradis : 
La gloire et la grâce
Couronnaient son cœur et son visage]

George Herbert, « Misery » dans The Temple, 1633

Bague en or en forme de ceinture, offerte par Oscar Wilde à l'un de ses amis
Bague en or en forme de ceinture, offerte par Oscar Wilde à l'un de ses amis |

© Bridgeman / Magdalen College

Cet ars poetica bijoutier finement étudié par John Evans en 1892 dans son discours à la Royale Institution de Grande-Bretagne ou dans le Catalogue of finger rings de 1912, et présenté dans différentes collections muséales à l’instar de l’Ashmolean museum d’Oxford ou du British Museum de Londres, permet d’offrir un bijou qui se lit. Les divers messages gravés en latin, en anglais ou en français en provenance de livres de phrases répertoriant rimes amicales et amoureuses continuent de figurer sur les bagues du 19e siècle. L’alliance d’Alice Liddel (1852-1934), amie et muse de l’écrivain Lewis Carroll (1832-1898), avec son inscription « Each for the other and both for god sept 15,1880 » ou encore la bague d’amitié que l’écrivain irlandais Oscar Wilde (1854-1900) et Reginald Harding offrent en 1876 à William Ward attestent de cette pérennité entre écriture, bijoux et sentiments. Une permanence qui résonne de nos jours sur les diamants tatoués du joaillier Lorenz Bäumer.

Bague « La Collerette »
Bague « La Collerette » |

© Daymard Contes & Joaillerie

Si aujourd’hui encore, la littérature inspire le bijou puisque de nombreux créateurs joailliers et maisons de joaillerie à l’instar de Catherine Daymard, Van Cleef & Arpels ou encore Iwona Tamborska puisent parmi les mythes, les romans, les poèmes et nouvelles de leurs bibliothèques pour proposer des compositions littéraires et évocatrices ; l’univers du livre et de l’écriture influencent également la création contemporaine. Ces corrélations récemment valorisées par Ana Pina à la galerie Tincal Lab de Porto en 2022 montrent comment chez certains créateurs comme l’artiste britannique Jeremy May ou la belge Brigitte Raoult, l’objet-livre devient matière à création. Plusieurs bijoux trouvent en effet, dans les pages des livres, une nouvelle matérialité… Une nouvelle lecture. 

Broche en papier recyclé
Broche en papier recyclé |

© Janna Syvänoja

Notes

  1. Gaëlle Guyot-Rouge, « Gourmont et la tradition des lapidaires. Poétique de l'image et de l'écart », Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°2,2006. p. 172-190.
  2. Ovide, Les Métamorphoses, Livre II, 1-152, Trad. et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2005
  3. Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, Corti, 1948, p. 323  

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre d'un partenariat avec l'École des Arts Joailliers, soutenue par Van Cleef & Arpels.

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