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Le Récit de voyage

Un genre à part entière
Le Caire : vue extérieure de la mosquée Kaid-Bey
Le Caire : vue extérieure de la mosquée Kaid-Bey

© Bibliothèque nationale de France

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Qu'est-ce qu'un récit de voyage ? Récit de quête ou d'exil, moment de découverte ou de commémoration, narration s'improvisant sur la route d'un voyage au long cours ou recomposition du souvenir : le genre s'avère difficile à cerner, d'autant qu'il semble fait de bribes, d'impressions, de descriptions et de digressions. Mais à bien le lire, il témoigne avant tout d'un bouleversement de la pensée occidentale déclenché par l'expérience de ce qui est autre.

Aux origines

L'expérience du lointain

Frontispice du Voiage de Levant fait par le commandement du roy en l'année 1621
Frontispice du Voiage de Levant fait par le commandement du roy en l'année 1621 |

Bibliothèque nationale de France

L'emploi au 17e siècle du mot voiage pour désigner tant le déplacement que son récit suggère des relations étroites entre l'expérience vécue et l'écriture. Pourtant, ce lien ne va pas de soi.

Au Moyen Âge, croisades, pèlerinages, missions diplomatiques et commerce poussent les hommes sur les chemins, sans qu'ils éprouvent le besoin de relater leurs aventures. C'est que la pérégrination ne constitue pas une expérience de l'Autre et ne modifie aucunement la vision d'un monde ordonné par Dieu. L'homo viator ne s'ouvre pas au lointain mais effectue un retour à la patrie perdue sans détourner son attention du but. Lors de ses « voyages d'outre-mer », d'où la curiosité est proscrite, l'Autre est absent. Ne sont livrés, en guise de description du monde, que des guides impersonnels rédigés à l'intention d'autres pèlerins.

Pourtant, c'est au Moyen Âge que nous devons le prototype du récit de voyage Le Devisement du monde ou Le Livre des merveilles du monde (1298), qui exalte autant les merveilles de l'Asie que les exploits de Marco Polo. La reconnaissance de la curiosité comme vertu, l'émergence d'un sujet critique conscient de sa singularité fondent le récit de voyage. Marco Polo jette un regard personnel sur un monde neuf, l'Extrême-Orient, au-delà de cet espace si symbolique qu'est le Proche-Orient. Il corrige les erreurs concernant les coutumes, la flore et la faune, tout en accordant sa description avec le merveilleux médiéval. Le Devisement est surtout une division du monde : au centre, le royaume de Cathay, véritable utopie d'une cité idéale sécularisée, se substitue au paradis terrestre ; tout autour, le monde sauvage de la mer du Sud, peuplé de monstres, est plus exotique que mythique.

Les frères Polo quittant Constantinople
Les frères Polo quittant Constantinople |

Bibliothèque nationale de France

L’exploitation des bois tropicaux au Brésil
L’exploitation des bois tropicaux au Brésil |

© Bibliothèque nationale de France

Creuset de l'ancien et du nouveau, les récits des voyageurs épousent et soutiennent les systèmes de pensée de chaque époque, faisant apparaître ici et là des écarts que les successeurs viennent combler. Ainsi, Jean de Léry, dans son Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil (1578), porte un témoignage direct, personnel, déjà moderne, sur les « sauvages ». À propos du même pays, son contemporain André Thevet, lui, compile encore doctement les savoirs antiques, ainsi qu'en témoignent ses portraits des « Amazones » hérités de Tacite et d'Hérodote.

Le globe terrestre de Coronelli
Le globe terrestre de Coronelli |

Bibliothèque nationale de France

Il en est de même au 17e siècle, une période où les voyages n'ont pas toujours bonne réputation. Le siècle de Louis XIV, replié sur le pouvoir centralisateur, s'intéresse encore peu au Nouveau Monde, préférant le Levant au Ponant. Mais le « voyagiste » semble incarner un idéal de rationalisme : il offre le tableau d'un monde stable et ordonné. Le début du Discours de la méthode de Descartes n'est-il pas rédigé dans le style du récit de voyage ? À l'âge classique, les allégories sont convoquées pour légitimer la grande mission confiée aux aventuriers. Les épopées du retour d'Ulysse et de l'errance d'Énée sont réinterprétées à l'aune des arpenteurs modernes. Dans les récits, on attribue même aux « sauvages » et aux « Capitaines Amériquains » une éloquence toute théâtrale qui n'est pas sans rappeler celle des Anciens.

Rencontre avec l'Autre

Au 16e siècle, les voyageurs décrivent les rivages abordés en ramenant l'inconnu au connu. Mais comment nommer la nouveauté ? Dans les récits de voyage se distinguent deux manières d'évoquer l'Autre.

À la vue des Indiens, les premiers navigateurs sont d'abord muets, comme si le langage n'était pas prêt à exprimer cette effarante altérité. La nudité du sauvage qui frappe tant les explorateurs symbolise aussi ce vide. De même, le surgissement du sauvage sur le rivage juste après l'épreuve de la tempête suggère la violence du choc. Jean de Léry diffère alors une description impossible : « Et parce que ce furent les premiers sauvages que je vis de près, je vous laisse à penser, si je les regardai attentivement, encore que je me réserve de les décrire et dépeindre longuement à un moment plus approprié. » Les prétéritions et les comparaisons disent maladroitement leur singularité : « N'étant point plus grands, plus gros ou plus petits de stature que nous sommes en Europe, [ils] n'ont le corps ni monstrueux ni prodigieux par rapport au nôtre. » Plus tard, au contact des indigènes, Léry portera à l'inverse un regard « sauvage » sur la communauté européenne.

Comment ils font leurs provisions
Comment ils font leurs provisions |

© New York, NYPL, Rare Books Division,

Homme Maori tatoué
Homme Maori tatoué |

© Bibliothèque nationale de France

Dans Les Immémoriaux (1907), Victor Segalen, pour échapper au pittoresque qui escamote l'Autre, confie la parole aux Maoris. Il décrit, chez son récitant polynésien, cette même aphasie que celle qui avait saisi les premiers découvreurs plus de trois siècles auparavant. La seconde attitude de l'écrivain consiste à ramener l'Autre à soi-même, à en faire le miroir d'une civilisation qui interroge ses fondements. La sédentarité du voyageur humaniste se définit en opposition à l'errance blâmable du sauvage. Les parallèles implicites entre les deux cultures abondent. Chateaubriand esquisse le portrait d'un Turc despotique et fanatique, dans Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) : « De pâles adorateurs rôdent sans cesse autour du temple, et viennent apporter leurs têtes à l'idole. [...] Les yeux du despote attirent les esclaves comme les regards du serpent fascinent les oiseaux dont il fait sa proie. »

Costume turc
Costume turc |

Bibliothèque nationale de France

On le voit, la représentation de l'étranger devient alors extrêmement simplificatrice. Sa valeur essentiellement picturale culmine dans les scènes de genre aux nombreux poncifs. Néanmoins, même s'il mène parfois à un exotisme de pacotille, le stéréotype relève d'un code social partagé et établit une connivence avec le lecteur. Rompre avec les conventions pour rester fidèle à l'étranger, c'est souvent prendre le risque de ne pas être compris par son semblable.

Les mirages de l'Orient miroitent dans un lexique rarement expliqué, mais dont les connotations assurent le dépaysement : effendi, cadi, cafetan, agas... Cependant, le voyageur peut aussi bien accueillir les mots de l'Autre dans un texte polyphonique, en signe de respect. En 1581, Montaigne rédige son Journal de voyage en italien au fur et à mesure qu'il s'imprègne de l'Italie, puis il revient au français dès qu'il franchit le Mont-Cenis. En somme, tout dépend de l'usage du monde.

Entre fantasme et réalité

Les fantasmes : la rêverie du lointain

Le récit de voyage présente nécessairement une succession de lieux. Si l'espace s'intériorise, il demeure investi d'un imaginaire collectif.

Naturellement, certaines destinations sont privilégiées. L'Afrique, longtemps ignorée, reste un monde immuable, un univers de l'inconscient et du dérèglement. En revanche, les valeurs affectées aux autres régions du monde se modifient. Avec Tocqueville, l'Amérique, qui, au 18e siècle, représentait la nature originelle, édénique, devient un symbole de l'avenir. La Russie, médiévale pour le romantique marquis de Custine, aura, pour Gide, l'attrait d'une utopie futuriste. Auparavant, cette fonction d'anticipation était dévolue à la Hollande, fréquentée par les philosophes des Lumières. L'Extrême-Orient, plus cosmopolite qu'exotique, parut longtemps inaccessible, mais il est, pour les poètes du 20e siècle, une terre de prédilection mystérieuse qui inspire « un voyage au fond de soi » chez Segalen, « un regard de miroir » chez Michaux.

Le passage de l'Aouache
Le passage de l'Aouache |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Cependant, s'il est un espace qui attire les écrivains français, c'est l'Orient. Le Levant, qui porte en lui une tradition diplomatique et commerciale, change de nom pour devenir un lieu de création. L'Orient aux contours indécis intéresse parce qu'il rassemble toutes les strates de l'histoire religieuse, faisant s'y côtoyer juifs, chrétiens et musulmans. Il offre donc le ressourcement dans la « grande mer universelle » auquel aspire Nerval dans Voyage en Orient (1851). Fascinant, il allie tous les contraires : raffinement et barbarie, volupté et spiritualité, sagesse et démesure, menace et séduction. Paradoxalement, cet Orient bigarré, fortement théâtralisé, saturé de références livresques, ce lieu où résonne toute la mémoire des hommes, devient, à partir du milieu du 19e siècle, un espace vide qui, semblable à la page toujours renouvelée du carnet de voyage, peut faire affleurer une nouvelle écriture. Qu'importe l'Orient, pourvu qu'on l'invente !

À la rêverie sur les continents s'ajoute un code propre aux différents milieux. La Renaissance avait découvert la campagne, un univers à l'état d'ébauche, mi-civilisé, mi-naturel, un intermédiaire entre la ville et le désert. Les marcheurs du 19e siècle, eux, y débusquent des sites pittoresques, remarquables par les beaux effets que procure la perspective. Les villes, uniques étapes du Grand Tour, rassemblent toutes les valeurs de la civilisation et sont longtemps fréquentées pour leurs bibliothèques. Les confins, forêt, mer, montagne ou désert, représentent un espace divin, initiatique, où l'homme ne peut avoir sa place sans s'exposer au péril. Si les romantiques aiment à surplomber ces lieux à leur lisière pour relier le visible à l'invisible, retrouver l'unité perdue, les écrivains postérieurs préfèrent, eux, les traverser et éprouver leur corps dans une mystique du dénuement. On ne recherche plus le centre, mais les confins du monde.

Vue de Syrie
Vue de Syrie |

© Bibliothèque nationale de France

Les référence : le livre du monde

Chateaubriand visitant les ruines de Sparte
Chateaubriand visitant les ruines de Sparte |

Bibliothèque nationale de France

Le paysage est aussi une construction culturelle reposant sur des connaissances livresques. Chez Chateaubriand, les références se substituent même à la description quand il raconte son voyage en Orient : « Je n'entrerai point dans la description particulière de chaque monument, je renvoie aux ouvrages que j'ai souvent cités. » Devenu un guide à son tour, le récit du pèlerinage de Chateaubriand dispense de description ; « Impossible d'en parler après lui : il a tout moissonné sur la terre de Chanaan », déclare Forbin dans le Voyage dans le Levant (1819). De même, avant de parcourir les campagnes russes en 1989, le poète-paysan Jean-Loup Trassard évoque une nature littéraire, « le fond du jardin touffu où l'on va cueillir des framboises dans les pièces de Tourgueniev [...], la poussière et la boue des ornières où roule une voiture à chevaux dans Les Âmes mortes de Gogol » (Campagnes de Russie). C'est que le monde se lit comme un livre.

La métaphore du « livre du monde » ne signifie plus, chez les voyageurs modernes, que la nature est un texte écrit par Dieu, dont il faut retrouver le sens ; elle met surtout en valeur le rôle prépondérant de la lecture. On voyage parce qu'on a lu, mais aussi pour lire. Si Cendrars erre de bibliothèque en bibliothèque, Gide transporte la sienne au Congo pour écrire. De l'analogie entre lecture, voyage et écriture naît toute une esthétique de la variation. À l'aube du 19e siècle, les écrivains renoncent à ajouter un savoir à des connaissances déjà pléthoriques. Si la répétition s'enlise vite dans les poncifs, la diversité des points de vue offre aux écrivains la liberté de dire indéfiniment le monde, puisque l'enjeu réside dans le regard personnel et non plus dans le savoir encyclopédique. Qu'importe si le monde est déjà connu puisque chaque regard est singulier ! C'est pourquoi les écrivains n'hésitent pas à s'essayer au genre en parcourant les mêmes lieux, en Grèce, en Égypte, à Jérusalem... Chaque écrivain-voyageur s'insère dans une généalogie tout en s'en démarquant. C'est donc au moment où le récit de voyage ne peut plus prétendre révéler le monde qu'il entre en littérature. Ce perpétuel dialogue avec les prédécesseurs, fait de corrections, de dénégations, de glissements et de décalages, constitue une des dynamiques du genre. L'aventure se vit désormais dans l'écriture et non plus dans le parcours du monde.

Femme de l'ethnie galla
Femme de l'ethnie galla |

Bibliothèque nationale de France

L'Ailleurs, nimbé de légendes, ne tient pas toujours ses promesses. Michel Leiris, parti en quête d'une Afrique rêvée, marche sur les traces de Rimbaud et de Roussel ; il veut « de la terre rouge, de la végétation, des sauvages nus comme dans les livres d'images », mais, tout au long de son journal, L'Afrique fantôme (1934), il ne cesse de dire son désappointement devant la réalité et abandonne vite les descriptions. La culture devient un obstacle en Abyssinie, où la figure de Rimbaud obscurcit l'horizon : « La haute silhouette famélique qui m'a toujours hanté se dresse entre le soleil et moi. »

Certains voyageurs en rupture avec l'érudition occidentale décèlent le texte au sein même de la nature. Gauguin, par exemple, se détourne de l'Occident pour retrouver le mystère de la culture polynésienne : « Sur le sol pourpre, de longues feuilles serpentines d'un jaune métallique me semblaient les caractères écrits de quelque lointaine langue orientale » (Noa Noa, 1894). Michel Butor approfondit la métaphore du monde-livre dans Génies du lieu (1958) et voit dans les modes de déplacement des manières différentes d'écrire des textes sur le sol : le nomade suit les animaux à la trace et décrypte les signes de la végétation, tandis que les découvreurs inscrivent des signes sur les terres nouvelles en dressant des croix et en érigeant des monuments. Enfin, Butor remplace le livre du monde par le dictionnaire : « La terre est pour moi un grand dictionnaire et il y a certains mots qui sont des villes. » Et l'Amérique, dans Mobile, étude pour une représentation des États-Unis (1962), se présente comme un lexique de mots classés par ordre alphabétique qui ne prend sens que dans le voyage que le lecteur réalise à son gré. C'est le livre qui, par l'acte de la lecture, devient terre d'aventures.

Vue des bourgades de Touggourt & de Nelza, prise de la route de Touggourt à Temasin, 5 décembre 1885
Vue des bourgades de Touggourt & de Nelza, prise de la route de Touggourt à Temasin, 5 décembre 1885 |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Voyageur-écrivain, écrivain-voyageur

Dès lors que la connaissance de la contrée parcourue cesse d'être l'attrait principal des récits de voyage, des écrivains célèbres s'emparent de ce genre non pour lui donner des lettres de noblesse, mais pour s'offrir un surcroît de liberté aux marges de la littérature. Ce faisant, ils en subvertissent le code.

Pierre Loti en costume arabe dans le salon turc de sa maison à Rochefort-sur-Mer
Pierre Loti en costume arabe dans le salon turc de sa maison à Rochefort-sur-Mer |

Bibliothèque nationale de France

À en juger par les nombreuses préfaces des récits avant le 19e siècle, la question du style pose problème. Le voyageur est volontiers accusé de mensonge. Tel Ulysse ou Hermès, le dieu des voyageurs, il est le rusé qui séduit son public par son discours et falsifie la vérité. Pour lever ce soupçon, il lui faut être sobre, voire aride : « 5 mars. Toujours bon vent. Je n'ai vu que de l'eau ; et si les aventures ne viennent, le Journal sera bien sec », confie ingénument l'abbé de Choisy dans son Journal du voyage de Siam (1686). Mais cette écriture devient, au 18e siècle, l'objet d'une critique. Les rééditions de recueils de voyages étrangers montrent que les traducteurs s'enhardissent à éliminer longueurs et répétitions et à agrémenter le style afin de plaire. Les auteurs, désormais, s'excusent de la simplicité de leur style. Ainsi La Hontan, explorateur du Canada, récuse l'identité d'auteur : « Je raconte mes Aventures en Voyageur, et non point en Auteur qui ne cherche qu'à plaire. »

Cette conception nouvelle met au jour une opposition entre l'écrivain-voyageur et le voyageur-écrivain, le premier se réservant un public élargi, le second un public de spécialistes. À l'un reviendraient les compétences de l'écriture, une vision qui s'offre par la médiation de l'artifice littéraire. À l'autre est échue une perception immédiate exprimée dans un style simple et naïf. Cependant, cette opposition ne fait que souligner l'ambiguïté inhérente au genre. La relation du voyage est toujours, à des degrés divers, une reconstruction du réel, et la simplicité peut résulter d'une maîtrise consommée de l'artifice. Plus les auteurs clament la spontanéité, plus le soupçon de fausseté augmente. Au 19e siècle, les écrivains résolvent cette tension en biaisant et en fondant le genre sans le définir : « Ce n'est ni un livre, ni un voyage », avertit Lamartine dans son Voyage en Orient (1835). Les auteurs revendiquent leur dilettantisme, voire leur ignorance, et tournent ainsi le dos à une tradition érudite qui instruit avant de plaire. Mais, en affectant d'écrire une œuvre indigne d'être publiée et de la livrer au public par hasard, ils règlent aussi la question du style et se créent un nouvel espace d'écriture.

À la confluence de plusieurs genres

Une définition par défaut

Le récit de voyage s'est donc profondément renouvelé depuis son apparition et ne se laisse souvent définir que par défaut. Qu'on l'aborde sous l'angle du destinataire, de l'énonciateur ou de sa forme, il apparaît aussi fluctuant.

Les préfaces des auteurs proposent fréquemment un pacte de lecture, comme si le texte toujours unique nécessitait un mode de lecture inédit. De plus, elles forgent un horizon d'attente qui se déplace progressivement. La mention d'un destinataire précis est déterminante pour la forme et les enjeux du récit. Or l'examen de ces préfaces révèle que les écrits des voyageurs s'adressent à un destinataire multiple, aussi mouvant que le genre lui-même. Jean de Léry se montre embarrassé d'écrire à la fois pour les marins, les scientifiques et un public lettré. Le statut du destinataire chancelle davantage avec la floraison de lettres fictives adressées à un lecteur réel et le plus souvent composées ultérieurement.

Carte de la Palestine
Carte de la Palestine |

© Bibliothèque nationale de France

Au 19e siècle, le destinataire institutionnel, économique, politique ou ecclésiastique tend à disparaître, entraînant le repli des récits de voyage dans la sphère privée de l'autobiographie. Passé l'exaltation du moi romantique, le je se réduit à un regard esthétisant qui déréalise le monde tout en tenant le sujet en retrait.

Portrait de Jules Dumont d'Urville
Portrait de Jules Dumont d'Urville |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Les formes les plus courantes du récit de voyage, le journal, la lettre et le récit composé, se caractérisent par l'absence de contraintes internes. Le récit de voyage emprunte des traits aux autres genres, sans se soucier de son homogénéité. Il s'inspire du roman, mais juxtapose des lieux et non des actions, ce qui le dispense d'enchaîner descriptions et digressions à des fins dramatiques. Inséré dans un recueil, il tend à devenir un essai documentaire où s'estompe le point de vue singulier du narrateur. Ainsi, le second voyage de Dumont d'Urville en Antarctique ne compte pas moins de trente volumes et nécessite, pour sa rédaction, la collaboration d'une dizaine de scientifiques. Le récit de voyage fait même des incursions dans la poésie avec le Voyage de Hollande (1965) d'Aragon, rédigé en vers.

Une esthétique du discontinu

Burg entouré de maisons
Burg entouré de maisons |

Bibliothèque nationale de France

Le récit de voyage rassemble donc une infinité de discours et s'accorde avec une esthétique du fragment et du discontinu. Certes, les titres, les dates, les motifs récurrents jouent un rôle de liaison entre les différentes séquences du texte. Taine adopte, dans ses Carnets de voyage (1863-1865), une alternance régulière entre la ville et la nature. Après leur voyage en Bretagne, Flaubert et Maxime Du Camp se répartissent les chapitres pairs et impairs de Par les champs et par les grèves (1886). Mais ce souci de composition est de plus en plus souvent abandonné. Tantôt notes jetées spontanément sur un carnet, tantôt lettres griffonnées à la hâte ou journal épousant l'expérience de l'instant, le récit de voyage, pour satisfaire le pacte de sincérité, juxtapose des impressions diverses. Même dans les récits qu'il écrit à son retour, l'écrivain voyageur adopte une organisation spatio-temporelle souvent brisée. Hugo rassemble dans ses Lettres du Rhin (1842) « des idées, des chimères, des incidents, des visions, des fables, des raisonnements, des réalités, des souvenirs ».

Cette désinvolture à l'égard de la composition ou de la perfection stylistique s'explique en partie par le caractère privé des écrits. Flaubert écrivit l'un des récits de voyage les plus achevés, qu'il accomplit en Bretagne, mais renonça finalement à le publier, jugeant « le genre impossible ». La plupart des écrivains du 19e siècle prenaient leurs notes de voyage comme des réserves d'images susceptibles de nourrir une œuvre ultérieure ou comme un espace d'écriture en marge de l'œuvre. Flaubert expérimente en Orient les ébauches du récit, une description abstraite, presque géométrique, des grossissements de plans sur un détail. Il transpose ensuite certaines scènes notées dans ses nouvelles : les Bédouins buvant à plat ventre l'eau d'une flaque évoquent déjà la Félicité d'Un cœur simple buvant dans la même posture l'eau croupie d'une mare.

Dans un style proche de l'impressionnisme alors en vogue, des écrivains comme les frères Goncourt réalisent le rêve de l'œil qui transcrit et abolit la distance entre le mot et la chose. La syntaxe elliptique, souvent nominale, la suppression des articles, la parataxe offrent par bribes des sensations passagères et créent chez le lecteur une impression d'inachèvement. Les vides, les blancs l'invitent à être plus actif. Son œil peut sauter de paragraphe en paragraphe, musarder dans les brèches.

Les nouveaux horizons

Le récit de voyage, au 20e siècle, explore les limites du genre, pas tant pour le parodier, comme le faisaient Stendhal ou Nerval, que pour le « déconstruire » et saper une de ses composantes.

L'imaginaire s'oriente vers ce que le sociologue Jean-Didier Urbain appelle le « voyage des interstices ». Dans un monde quadrillé, saturé de multiples réseaux, le voyageur ne recherche plus la nouveauté dans un ailleurs, mais les vestiges d'aventures de plus en plus rares dans notre société. Marc Augé mène l'enquête d'Un ethnologue dans le métro (1986), François Maspero explore la banlieue parisienne dans Les Passagers du Roissy-Express (1990). Ce renversement de l'ici en là-bas conduit à l'« infra-ordinaire » que scrute Georges Perec dans sa Tentative d'épuisement d'un lieu parisien (1975). L'instant présent est rejeté avec des voyages dans le temps, Cendrars, dans Bourlinguer (1948), juxtapose plusieurs périodes de son existence dans un même lieu, tandis que Segalen, dans Les Immémoriaux, égrène le passé à partir du moment où les Européens ont bafoué les droits d'autres peuples.

Georges Perec, Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Paris : Christian Bourgois, 2020.
Georges Perec, Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Paris : Christian Bourgois, 2020. |

© Christian Bourgois

Manuscrit de Briques et tuiles de Victor Segalen
Manuscrit de Briques et tuiles de Victor Segalen |

Bibliothèque nationale de France

Le voyage s'immobilise enfin avec Jacques Réda et Nicolas Bouvier : ce dernier, grand voyageur s'il en fut, raconte des escales et, dans sa dernière publication, Le Poisson-Scorpion (1985), il décrit une claustration dans une île qui l'oblige à toujours revenir sur ses pas.

Nicolas de Crécy, Visa Transit
Nicolas de Crécy, Visa Transit |

© Gallimard, 2024

Le voyage littéraire est donc malmené, mais il se réinvente. L'écriture du voyage dit souvent la perte, le désenchantement d'une conscience coupable. « Voyager aujourd'hui, selon Vincent Jacq dans Odeurs d'îles, odeurs d'encre (1991), c'est comme passer de l'ignorance à l'amertume sans même avoir appris. » Elle dit aussi la perte de soi. Le voyage n'est plus perçu comme un moyen de s'enrichir, mais plutôt comme un acte de dépossession.

À la fin du 20e siècle, l'écriture du voyage apparaît comme un rempart contre un syncrétisme culturel qui sème l'Ailleurs partout et donc nulle part. Sa prédilection pour la figure emblématique du nomade invite à interroger nos rapports avec l'espace sur une planète menacée. Elle enjoint l'Occidental à ne plus façonner le monde à son usage, mais à en voir les multiples visages. Dans ses chants à plusieurs voix, elle fait entendre une cohésion humaine, et, en les écoutant, on se surprend parfois à rêver de solidarité.

Emmanuel Guibert, Didier Lefèvre, Frédéric Lemercier, Le Photographe, 2012
Emmanuel Guibert, Didier Lefèvre, Frédéric Lemercier, Le Photographe, 2012 |

© Dupuis

Étienne Davodeau, Le Droit du sol, 2022
Étienne Davodeau, Le Droit du sol, 2022 |

© Futuropolis, 2022

Provenance

Cet article est extrait du Textes et documents pour la classe no 794, 2000. Nous le reproduisons avec l'aimable autorisation du CNDP et de l'autrice.

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