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Focus

Utopie et purification

La Ville radieuse
La Ville radieuse

Bibliothèque nationale de France

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La société utopique est pure et transparente. Deux traits qui s'incarnent à la fois par une architecture lumineuse et hygiénique, et par des sociétés dans lesquelles se fond entièrement l'individu… au risque du totalitarisme.

Un rêve de transparence

Les utopies sont obsédées par la transparence : c’est ce que signale Dostoïevski quand il parle des « cités de cristal », ou Zamiatine lorsqu’il imagine un lieu où même les murs sont en verre, où chacun peut tout voir chez les autres, en haut, en bas et sur les côtés. La transparence est un moyen de gouvernement, mais elle est aussi, et d’abord, l’expression symbolique la plus forte de la finalité de l’utopie : « Je suis sûr, proclame un personnage de Zamiatine, que demain, ni les hommes, ni les choses ne projetteront plus d’ombres, le soleil traversera tout. ».1 La transparence constitue en effet le mode ultime de la pureté.

Elle manifeste une cohérence, une unité devenue absolue et d’où toute opacité, toute dissidence a disparu. « Le soleil traversera tout » lorsque plus personne n’opposera de résistance à la lumière de la raison, lorsque les derniers vestiges du moi égoïste et nocturne se seront fondus dans le nous. Mais cette pureté n’est jamais spontanée. Elle doit être planifiée, fabriquée puis défendue, et elle doit l’être sur tous les plans à la fois : à la purification de l’homme nouveau correspondent d’une part celle de la société épurée, de l’autre celle d’un environnement hygiénique et domestiqué.

Une cité sans ombres

C’est sur l’environnement, naturel et urbain, que s’exerce d’abord cet effort. Dans les utopies classiques, la nature encore menaçante est mise au pas : on la retranche, on l’aplanit, on l’assèche, quand on ne l’expulse pas hors des murs de la cité. À partir du 18e siècle, la nature est suffisamment domestiquée pour être réintégrée dans la cité parfaite, pour apparaître, non plus comme l’antithèse, mais comme le prolongement de la ville.
Car c’est bien cette dernière qui, sur ce plan, occupe le centre de l’imaginaire utopique. Elle symbolise ce qui, étant intégralement construit, constitue le pur reflet de la volonté et des besoins de l’homme nouveau. La ville, donc, mais pas n’importe laquelle : celle de l’utopie est étrangère à l’histoire, jaillie d’un seul coup, comme hors du temps. Elle ignore les taudis, les ruelles et les ruines, et s’inscrit dans l’espace suivant les seules règles de la géométrie : de la lumière, des lignes droites, du soleil partout.

Les Journées du NSDAP (parti national socialiste)
Les Journées du NSDAP (parti national socialiste)

Une société sans dissidence

À cet urbanisme rationnel correspond, sur le plan social, une hygiène dominée par le même idéal de pureté et de simplification. Là encore, tous les groupes sociaux doivent s’unir et se subordonner à l’ensemble. Le cas échéant, lorsqu’ils apparaîtront contraires à sa logique ou susceptibles de créer des contre-pouvoirs, ils disparaîtront. D’où l’attitude de l’utopie à l’égard de la famille, comme de toutes les sociabilités qui ne résultent pas directement de sa propre intervention. Tout ce qui ne procède pas d’elle, tout ce qui pourrait lui échapper est perçu comme une anomalie monstrueuse, une « impureté » condamnable. Les systèmes totalitaires, et les contre-utopies qui les dépeignent comme des utopies en acte, montrent qu’au sein même des groupes spécifiques qui forment les piliers de la société nouvelle, la pureté est un idéal perpétuellement menacé, nécessitant un effort constant d’épuration, de purge, d’élimination, qui finit par créer une véritable spirale de la terreur.

Tel est le prix à payer pour l’avènement de la pureté, pour l’apparition d’une humanité nouvelle où il n’existera plus aucune rupture entre l’être et le devoir être, entre l’obligation et le désir, une humanité non seulement totale, pleinement et exclusivement humaine, mais aussi intégralement rationnelle et morale. Ce qui, précise le héros de Zamiatine, exigera simplement qu’elle renonce à l’ultime source d’impureté : l’imagination…

Notes

  1. Nous autres, trad. B. Cauvet-Duhamel, Gallimard, 1929, p. 94