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Les portraits princiers en Inde moghole

L’art du portrait est l’une des principales carctéristiques de la peinture moghole, qui s’épanouit en Inde du 16e au 18e siècle. Les peintres cherchent à capter la personnalité des princes, tout en adaptant leur style à la mode de l’époque.

Du fabuleux à l’historique

Prince prenant une collation
Prince prenant une collation |

Bibliothèque nationale de France

L’histoire du portrait est intimement liée à l’évolution de la peinture moghole. Lorsque l’empereur Akbar (1556-1605), qui montrait dès l’enfance un goût prononcé pour la peinture, constitua un atelier impérial, il en confia la direction à deux maîtres persans, Mir Sayyid ’Ali et Abd us-Samad, que son père Humayun avait pris à son service lorsqu’il se trouvait en exil à la cour de Shah Tahmasb. Durant les premières années de son règne, Akbar est surtout séduit par l’imaginaire et le fantastique et les artistes impériaux illustrent, sur sa requête, les manuscrits du Hamza-name, récit de la vie légendaire d’un oncle du Prophète, l’Amir Hamza, ou encore du Tuti-name, les populaires Contes du Perroquet, tant prisés dans le monde oriental.
Pourtant, vers 1580, l’attirance de l’empereur pour le fabuleux diminue et son intérêt se porte sur l’histoire. Il ordonne la rédaction et l’illustration d’ouvrages historiques, comme le Tarikh-i-Alfi, annales du monde musulman durant le premier millénaire, et le célèbre Akbar-name, chronique du règne. Ce goût de l’histoire réveille chez l’empereur une curiosité aiguë pour les personnages historiques et le conduit tout naturellement à favoriser l’art du portrait comme moyen privilégié d’appréhender la personnalité d’un individu. Abul-Fazl, biographe et ami d’Akbar, relate, dans l’A’in-i-Akbari, l’originale décision de l’empereur de créer un album de portraits : « Sa Majesté elle-même posa pour son portrait et ordonna également que soient exécutés les portraits des grands personnages du royaume. Un immense album fut ainsi constitué : ceux qui ont disparu reçurent une vie nouvelle, et ceux qui vivent encore sont promis à l’immortalité. »

Quatre officiers moghols en conversation sur une terrasse
Quatre officiers moghols en conversation sur une terrasse |

Bibliothèque nationale de France

Fête nocturne
Fête nocturne |

Bibliothèque nationale de France

Akbar tenait à ce que ses peintres saisissent la personnalité de leurs modèles ; il va ainsi délibérément à l’encontre des règles de l’orthodoxie islamique prohibant rigoureusement la représentation de la figure humaine et affirme ce faisant son indépendance en matière de religion : « Nombreux sont les hommes qui haïssent la peinture ; ces hommes-là, je ne les aime point. Il m’apparaît que le peintre possède de singuliers moyens d’appréhender Dieu ; car le peintre, en représentant tout ce qui est doté de vie et en en concevant les membres, l’un après l’autre, ne peut manquer de sentir qu’il lui est impossible de conférer à son œuvre une individualité, et il est en conséquence contraint de penser à Dieu, qui seul dispense la vie. Ainsi accroît-il son savoir. »

Shah Arif bi-llah en prière
Shah Arif bi-llah en prière |

Bibliothèque nationale de France

Dans les tout premiers portraits conçus sous le règne d’Akbar, l’influence des maîtres persans domine. La tradition safavide transmet son caractère précieux et son sens des couleurs chatoyantes, sa recherche des effets décoratifs, son goût des silhouettes graciles et éthérées. Le portrait, sous Akbar, est d’abord décoratif et offre une image idéalisée du sujet. L’empreinte persane, durable, se révèle dans l’aspect stéréotypé des personnages, aux visages à la fois impersonnels et conventionnels. Mais une lente indianisation de la figure humaine s’élabore graduellement : l’allure comme les proportions des personnages se modifient et la grâce persane cède la place à un goût de plus en plus conscient pour le volume.

Cavalier portugais
Cavalier portugais |

Bibliothèque nationale de France

Les têtes, jusqu’alors presque invariablement représentées de trois quarts suivant la tradition safavide, sont remplacées par des visages figurés le plus souvent de profil.
Cet affranchissement progressif de l’esthétique persane va de pair avec la découverte et l’assimilation de la technique et des modèles européens. Dès 1510, en effet, les Portugais s’étaient établis sur la côte occidentale de l’Inde, après qu’Alphonse d’Albuquerque (1453-1515) eut enlevé Goa au Sultan de Bidjapour. En 1579, à la demande d’Akbar, une mission jésuite se rendit de Goa à la cour, afin de participer aux discussions religieuses qu’organisait l’empereur dans l’Ibadat-Khana ou Maison de l’Adoration. Les missionnaires apportaient à l’empereur des présents, au nombre desquels figurait la célèbre Bible Polyglotte éditée à Anvers entre 1568 et 1573 par Christophe Plantin pour Philippe II, et comportant des illustrations de Pieter van der Heyden, Jan Wiericz, Philip Galle, Pieter Huys et Gerard van Kampen.

Dames écoutant de la musique au bord d’un lac
Dames écoutant de la musique au bord d’un lac |

© Bibliothèque nationale de France

Trois peintures mogholes
Trois peintures mogholes |

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Les artistes de l’atelier impérial, encouragés par Akbar, étudièrent ces témoignages d’un art étranger, les copièrent avec une plus ou moins grande fidélité ou encore en adaptèrent les thèmes, naturellement jugés exotiques.

De ce contact graphique avec l’Occident, l’art moghol gagnera en éclectisme, adoptera (avec un éclat singulier sous le règne de l’empereur Jahangir ! ) certaines références iconographiques dont il nourrira son propre symbolisme, s’enrichira de la découverte de la perspective, de la tridimensionnalité, du modelé, et de la révélation d’une vision plus naturaliste du monde et de l’homme. Ces leçons, apprises par le biais du prosélytisme chrétien et par l’intermédiaire des gravures et des peintures à sujet essentiellement religieux importées à la cour, afin d’être offertes à l’empereur ou de servir à la décoration des églises élevées par les missionnaires, auront, sur le développement ultérieur de la peinture impériale et sur la définition même du portrait moghol, une influence décisive.
Le désir, exprimé par Akbar, de saisir la personnalité du sujet et de brosser du modèle un portrait psychologique sera admirablement servi par la science nouvellement acquise du modelé et l’observation objective, voire analytique, des traits du visage. Mais c’est au fils et successeur d’Akbar, l’empereur Jahangir, qu’il reviendra d’élever l’art du portrait impérial à son expression la plus parfaite et d’en faire le témoignage le plus exemplaire de la virtuosité des artistes moghols.

Saint Jean l’évangéliste
Saint Jean l’évangéliste |

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De l’individualisme à la stylisation

L’empereur Jahanguir
L’empereur Jahanguir |

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L’histoire a conservé de Jahangir (1605-1627) l’image flatteuse et, au demeurant, fondée, d’un esthète raffiné, d’un connaisseur averti et d’un mécène prodigue. Son discernement et son amour de la peinture le conduisirent à s’entourer d’artistes particulièrement talentueux, auxquels il rendit maintes fois hommage dans ses Mémoires, le Tuzuk-i-Jahangiri, en termes élogieux, et auxquels il conférait parfois des titres pompeux (Nadir al-Asr, ou encore Nadir al-Zaman, « la Merveille de l’Epoque » ). Flattés de la reconnaissance autant que des largesses impériales, les artistes de Jahangir élaborèrent un style accompli et singulièrement individuel. La pratique, courante à l’époque d’Akbar, d’une collaboration de deux ou plusieurs artistes pour l’exécution d’une même œuvre, disparut au profit de miniatures entièrement dues à un seul peintre et souvent signées. Parallèlement, la production de manuscrits illustrés, abondante durant le règne précédent, déclina sensiblement et les artistes abandonnèrent les compositions denses et complexes pour concentrer leur attention sur le caractère de personnages isolés se détachant généralement sur un fond uni. Ces peintures étaient destinées à être montées, puis intégrées dans des albums (muraqqa) conçus pour la délectation de l’empereur.

L’empereur Muhammad Shah
L’empereur Muhammad Shah |

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L’art du portrait sous Jahangir se caractérise par une conception rigoureusement statique de la figure humaine, dont les contours se découpent avec netteté sur le fond de la page. Le profil est préféré à la représentation de trois quarts en raison de ses lignes précises permettant une meilleure lisibilité. Le goût, manifeste dans l’art, pour les formes stables et les attitudes figées va de pair avec un sens du hiératisme qui n’est pas uniquement graphique, mais procède du formalisme intransigeant d’une cour régie par une étiquette et un cérémonial inflexibles. L’idée d’un cloisonnement tant spatial que hiérarchique est, du reste, particulièrement explicite dans les portraits de groupe et les scènes dépeignant les audiences impériales (darbar), où la structure monumentale et compartimentée de la composition se veut le reflet d’un cérémonial strictement codifié.
Ces portraits, indubitablement majestueux, des souverains et des hauts dignitaires de l’empire, sont conçus comme une exaltation de leur grandeur et de la dignité de leurs fonctions. Ils révèlent, par là même, chez leurs commanditaires, un penchant certain à l’individualisme et une aspiration confuse à l’immortalité.

En 1615, Thomas Roe, ambassadeur de Jacques Ier d’Angleterre, parvint à la cour moghole chargé, ainsi que le voulait la coutume, de riches présents pour l’empereur. Dans ses mémoires, Thomas Roe relate son émerveillement devant la perfection des miniatures mogholes et l’intérêt de Jahangir pour les œuvres du célèbre miniaturiste anglais Isaac Oliver et les portraits, apportés par Roe, des hauts dignitaires de la cour de Jacques Ier.

Jeune prince
Jeune prince |

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L’ambassade de Thomas Roe aura, sur l’élaboration de l’iconographie impériale, une importance égale à celle qu’eut, sur le plan de la technique picturale, la mission jésuite de 1580 à la cour d’Akbar. Car Jahangir, et donc les peintres de son atelier, retiendront de ces œuvres au caractère séculier un certain nombre de références iconographiques empruntées, pour une large part, à la peinture anglaise et qui s’exprimeront dans des portraits allégoriques exaltant la grandeur et la puissance de l’empereur.
Une œuvre célèbre, Jahangir embrassant Shah Abbas, conservée à la Freer Gallery of Art de Washington, éclaire à la perfection ce symbolisme hybride. Jahangir y est figuré étreignant d’un geste protecteur Shah Abbas de Perse, représenté à dessein dans une attitude docile et soumise. Un immense nimbe solaire auréole les deux souverains, debout sur le globe terrestre. Le caractère solaire du nimbe, et le globe terrestre, sont à mettre en relation avec les deux noms choisis en 1605 par le prince Salim, lors de son accession au trône : Nur ud-Din, « Lumière de la Foi », et Jahangir, « Conquérant du Monde ». Les pieds de Jahangir et de Shah Abbas reposent respectivement sur un lion et sur un agneau, blottis l’un contre l’autre. La coexistence pacifique et contre nature d’un carnivore et d’un herbivore, possible uniquement sous le règne prospère d’un monarque équitable, motif constant de l’iconographie impériale moghole, est à considérer, dans cet exemple précis, comme une parodie du couple impérial enlacé, puisque c’est intentionnellement que le vulnérable Shah de Perse est figuré sur l’agneau. Il va sans dire que la scène évoquée ne présente aucune authenticité historique et n’est que l’expression des craintes de Jahangir, alors confronté à l’épineuse question de Qandahar, véritable pomme de discorde entre l’empire moghol et son voisin persan.

Le prince Shah Shuja
Le prince Shah Shuja |

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Le marchand Saadat Khan Burhan ul-Mulk
Le marchand Saadat Khan Burhan ul-Mulk |

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Les portraits allégoriques de l’empereur Jahangir, nombreux surtout à la fin de son règne, lorsque sa puissance et sa santé commencèrent à s’altérer, dévoilent ses inquiétudes et ses fantasmes. Également révélateurs sont les portraits dynastiques regroupant, aux côtés de l’empereur régnant, ses ancêtres défunts, dont certains lui présentent la couronne timuride, ou encore le globe, insignes du pouvoir. Ces portraits sont destinés à affirmer, de manière irrécusable, la légitimité dynastique des souverains moghols en tant que descendants de Timur, le célèbre conquérant d’Asie centrale qui prit Delhi en 1398. C’est dans cette perspective de justification dynastique que s’inscrit la miniature, à juste titre fameuse, conservée au Musée Guimet, Jahangir contemplant le portrait de son père, l’empereur Akbar.

Le vizir Qamar ud-Din
Le vizir Qamar ud-Din |

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Le ministre Asaf Khan
Le ministre Asaf Khan |

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Sous le règne fastueux de l’empereur Shah Jahan (1628-1658), le portrait moghol conservera intacts sa magnificence et son raffinement plastique. Mais le climat artistique est autre et la démarche des peintres essentiellement esthétique et décorative. La convention et les maniérismes se substituent graduellement à l’observation psychologique du sujet. L’intériorité profonde qui se dégageait des portraits exécutés sous le mécénat de Jahangir cède la place à une perfection technique non exempte de sécheresse et de raideur. Toutefois, vers le milieu du 17e siècle, les artistes introduiront une innovation dans l’art du portrait : l’attention de l’artiste se concentre exclusivement sur le traitement du visage, tandis que le corps du sujet est à peine esquissé et le fond ou le décor généralement inexistants.

Prince indien fumant le huqqa
Prince indien fumant le huqqa |

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Jusqu’au règne d’Aurangzeb (1658-1707), la production picturale moghole dans son ensemble avait été surtout aristocratique. Le désintérêt, voire l’hostilité, d’Aurangzeb pour les arts provoquèrent un inévitable déclin de la production impériale et conduisirent les artistes à se mettre en quête de mécènes hors de la cour et même de la capitale. L’art moghol perdit progressivement de son raffinement et de sa somptuosité, afin de répondre aux goûts et aux ressources plus réduites d’une clientèle moins aristocratique. Les copies d’œuvres anciennes se multiplient tout au long du 18e siècle et les portraits des souverains et des dignitaires se caractérisent par une stylisation systématique et une raideur certaine.
Le portrait équestre connaît une grande popularité. Mais, dans leur majorité, les œuvres exécutées à cette époque sont dépourvues de l’expressivité et de l’intériorité qui, un demi-siècle plus tôt, avaient fait du portrait l’expression exemplaire de la grandeur moghole.

L’empereur Shah Jahan à la chasse
L’empereur Shah Jahan à la chasse |

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