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Le Rêve de d'Alembert

Denis Diderot
Jean Le Rond d’Alembert
Jean Le Rond d’Alembert

Bibliothèque nationale de France

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En 1769, Diderot est enfin libéré de l’Encyclopédie, qui l’occupait depuis 20 ans. Il se lance dans une présentation de sa philosophie – le matérialisme –, qu’il expose non pas sous la forme traditionnelle d’un traité, mais sous une forme littéraire, éclatée en trois dialogues : Entretien entre d’Alembert et Diderot ; Le Rêve de d’Alembert ; Suite de l’entretien entre d’Alembert et Diderot.

Ces trois textes mettent en scène successivement trois conversations, entre d'Alembert et Diderot, puis entre Mlle de Lespinasse, la compagne de d'Alembert, et Bordeu, le médecin qu'elle appelle pour ausculter le mathématicien, enfin entre Mlle de Lespinasse et Bordeu, en tête en tête, hors de la présence de d'Alembert. Tout commence le soir, par l’hypothèse d’un monde créé sans créateur... Il y est question de matière, d’infini et de morale sexuelle.

Cette œuvre intéresse plus directement l'histoire littéraire. On donne ce titre à trois dialogues dont le second seul est intitulé, à strictement parler, Le Rêve de d'Alembert. Ils mettent en scène successivement trois conversations, entre d'Alembert et Diderot, puis entre Mlle de Lespinasse, la compagne de d'Alembert, et Bordeu qu'elle a fait appeler en consultation et qui ausculte le mathématicien, entre les deux précédents interlocuteurs enfin, en tête en tête, hors de la présence de d'Alembert. Cette simple description des intervenants dans le dialogue indique une évolution qui est celle de la pensée de Diderot. La conversation roule, entre un philosophe et un mathématicien, sur l'hypothèse d'une sensibilité universelle qui suffirait à expliquer la vie et la pensée. Ces deux représentants de l'abstraction sont remplacés par un médecin et une femme, dénuée de toute formation particulière, mais pleine de bon sens. Parallèlement, la discussion évolue de l'hypothèse matérialiste générale à ces conséquences morales et sociales.

Comme les seuls arguments rationalistes ne peuvent résoudre les questions en suspens, Diderot a imaginé de faire rêver d'Alembert. Troublé par l'athéisme de son ami Diderot, d'Alembert s'endort en songeant à l'hypothèse d'une sensibilité répandue dans toute la matière, animée ou non. Libéré de toute censure, il rêve à haute voix et développe une vision poétique de l'univers : « Tout change. Tout passe. Il n'y a que le Tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse. Il est à chaque instant à son commencement et à sa fin. Il n'en a jamais eu d'autre et n'en aura jamais d'autre... Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ressemble à une molécule ; pas une molécule qui se ressemble à elle-même un instant. » Les espèces, les genres, les sexes, les individus ne sont que des formes transitoires. Les frontières qui les séparent sont floues, incertaines.

La classification traditionnelle excluait les monstres comme des cas à part. L'univers mouvant et changeant, rêvé par d'Alembert, n'est plus composé que de monstres : l'homme serait le monstre de la femme et inversement, à moins que la notion même de monstre disparaisse et que celle de loi se dissolve. L'homosexualité, la zoophilie, l'onanisme que la morale traditionnellement considère comme des perversions, deviennent de simples variantes ou variations, et la sexualité, une fois la reproduction et l'utilité sociale laissées de côté, une activité de plaisir polymorphe. La vie et la mort sont également relativisées, la naissance, la décomposition ne seraient que des changements de forme. On comprend que Diderot ait préféré garder dans ses tiroirs un tel manuscrit.

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).

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