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Anthologie

Le Rêve de d'Alembert dans le texte

Entretien entre d’Alembert et Diderot

Denis Diderot, Le rêve de d'Alembert, 1769

Dans cet Entretien, le premier des trois dialogues imaginaires qui composent le Rêve de d’Alembert, les fondateurs de l’Encyclopédie, d’Alembert le scientifique et Diderot le philosophe, discutent l’hypothèse audacieuse, avancée par Diderot, d’un monde créé sans créateur, d’une « chaîne des êtres » constituée d’une même matière en mouvement, sensible et plurielle.

D’ALEMBERT. — J’avoue qu’un Être qui existe quelque part et qui ne correspond à aucun point de l’espace ; un Être qui est inétendu et qui occupe de l’étendue ; qui est tout entier sous chaque partie de cette étendue ; qui diffère essentiellement de la matière et qui lui est uni ; qui la suit et qui la meut sans se mouvoir ; qui agit sur elle et qui en subit toutes les vicissitudes ; un Être dont je n’ai pas la moindre idée ; un Être d’une nature aussi contradictoire est difficile à admettre. Mais d’autres obscurités attendent celui qui le rejette ; car enfin cette sensibilité que vous lui substituez, si c’est une qualité générale et essentielle de la matière, il faut que la pierre sente.                                                                                                                                                                                                                            DIDEROT. — Pourquoi non ?
D’ALEMBERT. — Cela est dur à croire.
DIDEROT. — Oui, pour celui qui la coupe, la taille, la broie et qui ne l’entend pas crier.
D’ALEMBERT. — Je voudrais bien que vous me disiez quelle différence vous mettez entre l’homme et la statue, entre le marbre et la chair.
DIDEROT. — Assez peu. On fait du marbre avec de la chair, et de la chair avec du marbre.
D’ALEMBERT. — Mais l’un n’est pas l’autre.
DIDEROT. — Comme ce que vous appelez la force vive n’est pas la force morte.
D’ALEMBERT. — Je ne vous entends pas.
DIDEROT. — Je m’explique. Le transport d’un corps d’un lieu dans un autre n’est pas le mouvement, ce n’en est que l’effet. Le mouvement est également et dans le corps transféré et dans le corps immobile.
D’ALEMBERT. — Cette façon de voir est nouvelle.
DIDEROT. — Elle n’en est pas moins vraie. Ôtez l’obstacle qui s’oppose au transport local du corps immobile, et il sera transféré. Supprimez par une raréfaction subite l’air qui environne cet énorme tronc de chêne, et l’eau qu’il contient, entrant tout à coup en expansion, le dispersera en cent mille éclats. J’en dis autant de votre propre corps.
D’ALEMBERT. — Soit. Mais quel rapport y a-t-il entre le mouvement et la sensibilité ? Serait-ce par hasard que vous reconnaîtriez une sensibilité active et une sensibilité inerte, comme il y a une force vive et une force morte ? Une force vive qui se manifeste par la translation, une force morte qui se manifeste par la pression ; une sensibilité active qui se caractérise par certaines actions remarquables dans l’animal et peut-être dans la plante ; et une sensibilité inerte dont on serait assuré par le passage à l’état de sensibilité active.
DIDEROT. — À merveille. Vous l’avez dit.
D’ALEMBERT. — Ainsi la statue n’a qu’une sensibilité inerte ; et l’homme, l’animal, la plante même peut-être, sont doués d’une sensibilité active.
DIDEROT. — Il y a sans doute cette différence entre le bloc de marbre et le tissu de chair ; mais vous concevez bien que ce n’est pas la seule.
D’ALEMBERT. — Assurément. Quelque ressemblance qu’il y ait entre la forme extérieure de l’homme et de la statue, il n’y a point de rapport entre leur organisation intérieure. Le ciseau du plus habile statuaire ne fait pas même un épiderme. Mais il y a un procédé fort simple pour faire passer une force morte à l’état de force vive ; c’est une expérience qui se répète sous nos yeux cent fois par jour ; au lieu que je ne vois pas trop comment on fait passer un corps de l’état de sensibilité inerte à l’état de sensibilité active.
DIDEROT. — C’est que vous ne voulez pas le voir. C’est un phénomène aussi commun.
 

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Un rêve organique

Denis Diderot, Le rêve de d'Alembert, 1769

D’Alembert, le savant rationnel, se laisse aller, dans son rêve, à une vision du monde où il n’y a pas d’identité, pas de différence entre le minéral, l’animal, le végétal, pas de différence entre le masculin et le féminin. Tout cela est mouvant, tout bouge et se transforme. Melle de Lespinasse raconte au médecin Bordeu le « délire » somnambulique de d’Alembert, sans paraître en comprendre la dimension érotique ni l’origine physiologique.
 
Melle DE L’ESPINASSE. – Ensuite il s’est mis à marmotter je ne sais quoi de graines, de lambeaux de chair mis en macération dans de l’eau, de différentes races d’animaux successifs qu’il voyait naître et passer. Il avait imité avec sa main droite le tube d’un microscope, et avec sa gauche, je crois, l’orifice d’un vase. Il regardait dans le vase par ce tube, et il disait : « Voltaire en plaisantera tant qu’il voudra, mais l’Anguillard a raison ; j’en crois mes yeux ; je les vois : combien il y en a ! comme ils vont ! comme ils viennent ! comme ils frétillent !… » Le vase où il apercevait tant de générations momentanées, il le comparait à l’univers ; il voyait dans une goutte d’eau l’histoire du monde. Cette idée lui paraissait grande ; il la trouvait tout à fait conforme à la bonne philosophie qui étudie les grands corps dans les petits. Il disait : « Dans la goutte d’eau de Needham, tout s’exécute et se passe en un clin d’œil. Dans le monde, le même phénomène dure un peu davantage ; mais qu’est-ce que notre durée en comparaison de l’éternité des temps ? Moins que la goutte que j’ai prise avec la pointe d’une aiguille, en comparaison de l’espace illimité qui m’environne. Suite indéfinie d’animalcules dans l’atome qui fermente, même suite indéfinie d’animalcules dans l’autre atome qu’on appelle la Terre. Qui sait les races d’animaux qui nous ont précédés ? qui sait les races d’animaux qui succéderont aux nôtres ? Tout change, tout passe, il n’y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n’en a jamais eu d’autre, et n’en aura jamais d’autre.
« Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ressemble à une molécule, pas une molécule qui ressemble à elle-même un instant : Rerum novus nascitur ordo, voilà son inscription éternelle… » Puis il ajoutait en soupirant : « vanité de nos pensées ! ô pauvreté de la gloire et de nos travaux ! ô misère ! ô petitesse de nos vues ! Il n’y a rien de solide que de boire, manger, vivre, aimer et dormir… Mademoiselle de l’Espinasse, où êtes-vous ? — Me voilà. » — Alors son visage s’est coloré. J’ai voulu lui tâter le pouls, mais je ne sais où il avait caché sa main. Il paraissait éprouver une convulsion. Sa bouche s’était entr’ouverte, son haleine était pressée ; il a poussé un profond soupir, et puis un soupir plus faible et plus profond encore ; il a retourné sa tête sur son oreiller et s’est endormi. Je le regardais avec attention, et j’étais toute émue sans savoir pourquoi, le cœur me battait, et ce n’était pas de peur. Au bout de quelques moments, j’ai vu un léger sourire errer sur ses lèvres ; il disait tout bas : « Dans une planète où les hommes se multiplieraient à la manière des poissons, où le frai d’un homme pressé sur le frai d’une femme… J’y aurais moins de regret… Il ne faut rien perdre de ce qui peut avoir son utilité. Mademoiselle, si cela pouvait se recueillir, être enfermé dans un flacon et envoyé de grand matin à Needham… » Docteur, et vous n’appelez pas cela de la déraison ?
 BORDEU. – Auprès de vous, assurément.
 Melle DE L’ESPINASSE. – Auprès de moi, loin de moi, c’est tout un, et vous ne savez ce que vous dites. J’avais espéré que le reste de la nuit serait tranquille.
 BORDEU. – Cela produit ordinairement cet effet.
 Melle DE L’ESPINASSE. – Point du tout ; sur les deux heures du matin, il en est revenu à sa goutte d’eau, qu’il appelait un mi…cro…
 BORDEU. – Un microcosme.
 Melle DE L’ESPINASSE. – C’est son mot. […]

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Les actions solitaires

Denis Diderot, Le rêve de d'Alembert, 1769

Bordeu, le médecin et Melle de Lespinasse, dans le dernier des trois dialogues du Rêve de d’Alembert, appelé la Suite de l’entretien, abordent la question des mœurs et de la morale sexuelle.

BORDEU. – Et les actions solitaires ?
Melle DE L'ESPINASSE. – Eh bien ?
BORDEU. – Eh bien, elles rendent du moins du plaisir à l'individu, et notre principe est faux, ou...
Melle DE L'ESPINASSE. – Quoi, docteur !...
BORDEU. – Oui, mademoiselle, oui, et par la raison qu'elles ne sont pas aussi stériles. C'est un besoin, et quand on n'y serait pas sollicité par le besoin, c'est toujours une chose douce. Je veux qu'on se porte bien, je le veux absolument, entendez-vous ! Je blâme tout excès, mais dans un état de société tel que le nôtre, il y a cent considérations raisonnables pour une, sans compter le tempérament et les suites funestes d'une continence rigoureuse, surtout pour les jeunes personnes ; le peu de fortune, la crainte parmi les hommes d'un repentir cuisant, chez les femmes celle du déshonneur, qui réduisent une malheureuse créature qui périt de langueur et d'ennui, un pauvre diable qui ne sait à qui s'adresser, à s'expédier à la façon du cynique. Caton, qui disait à un jeune homme sur le point d'entrer chez une courtisane : « Courage, mon fils... », lui tiendrait-il le même propos aujourd'hui ? S'il le surprenait, au contraire, seul, en flagrant délit, n'ajouterait-il pas : cela est mieux que de corrompre la femme d'autrui, ou que d'exposer son honneur et sa santé ?... Et quoi ! parce que les circonstances me privent du plus grand bonheur qu'on puisse imaginer, celui de confondre mes sens avec les sens, mon ivresse avec l'ivresse, mon âme avec l'âme d'une compagne que mon cœur se choisirait, et de me reproduire en elle et avec elle ; parce que je ne puis consacrer mon action par le sceau de l'utilité, je m'interdirai un instant nécessaire et délicieux ! On se fait saigner dans la pléthore ; et qu'importe la nature de l'humeur surabondante, et sa couleur, et la manière de s'en délivrer ? Elle est tout aussi superflue dans une de ces indispositions que dans l'autre ; et si, repompée de ses réservoirs, distribuée dans toute la machine, elle s'évacue par une autre voie plus longue, plus pénible et dangereuse, en sera-t-elle moins perdue ? La nature ne souffre rien d'inutile ; et comment serais-je coupable de l'aider, lorsqu'elle appelle mon secours par les symptômes les moins équivoques ? Ne la provoquons jamais, mais prêtons-lui la main dans l'occasion ; je ne vois au refus et à l'oisiveté que de la sottise et du plaisir manqué. Vivez sobre, me dira-t-on, excédez- vous de fatigue. Je vous entends : que je me prive d'un plaisir ; que je me donne de la peine pour éloigner un autre plaisir. Bien imaginé !
Melle DE L'ESPINASSE. – Voilà une doctrine qui n'est pas bonne à prêcher aux enfants,
BORDEU.. – Ni aux autres. Cependant me permettrez-vous une supposition ? Vous avez une fille sage, trop sage, innocente, trop innocente ; elle est dans l'âge où le tempérament se développe. Sa tête s'embarrasse, la nature ne la secourt point : vous m'appelez. Je m'aperçois tout à coup que tous les symptômes qui vous effrayent naissent de la surabondance et de la rétention du fluide séminal ; je vous avertis qu'elle est menacée d'une folie qu'il est difficile de prévenir, et qui quelquefois est impossible à guérir ; je vous en indique le remède. Que ferez- vous ?
Melle DE L'ESPINASSE. A vous parler vrai, je crois... mais ce cas n'arrive point...
BORDEU.  – Détrompez- vous ; il n'est pas rare ; et il serait fréquent, si la licence de nos mœurs n'y obviait... Quoi qu'il en soit, ce serait fouler aux pieds toute décence, attirer sur soi les soupçons les plus odieux, et commettre un crime de lèse-société que de divulguer ces principes. Vous rêvez.
Melle DE L'ESPINASSE. – Oui, je balançais, à vous demander s'il vous était jamais arrivé d'avoir une pareille confidence à faire à des mères.
BORDEU. Assurément.
Melle DE L'ESPINASSE. – Et quel parti ces mères ont-elles pris ?
BORDEU. Toutes, sans exception, le bon parti, le parti sensé... Je n'ôterais pas mon chapeau dans la rue à l'homme suspecté de pratiquer ma doctrine ; il me suffirait qu'on l'appelât un infâme. Mais nous causons sans témoins et sans conséquence ; et je vous dirai de ma philosophie ce que Diogène tout nu disait au jeune et pudique Athénien contre lequel il se préparait à lutter : « Mon fils, ne crains rien, je ne suis pas si méchant que celui-là. »
Melle DE L'ESPINASSE. Docteur, je vous vois arriver, et je gage...
BORDEU. Je ne gage pas, vous gagneriez. Oui, mademoiselle, c'est mon avis.
Melle DE L'ESPINASSE. Comment ! soit qu'on se renferme dans l'enceinte de son espèce, soit qu'on en sorte ?
BORDEU. Il est vrai.
Melle DE L'ESPINASSE. Vous êtes monstrueux.
BORDEU. Ce n'est pas moi, c'est ou la nature ou la société. Écoutez, mademoiselle, je ne m'en laisse point imposer par des mots, et je m'explique d'autant plus librement que je suis net et que la pureté de mes mœurs ne laisse prise d'aucun côté. Je vous demanderai donc, de deux actions également restreintes à la volupté, qui ne peuvent rendre que du plaisir sans utilité, mais dont l'une n'en rend qu'à celui qui la fait et l'autre le partage avec un être semblable mâle ou femelle, car le sexe ici, ni même l'emploi du sexe n'y fait rien, en faveur de laquelle le sens commun prononcera-t-il ?

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