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Les scènes de genre gravées par Abraham Bosse

Les Fumeurs
Les Fumeurs

Bibliothèque nationale de France

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Les estampes de Bosse représentant des scènes de la vie quotidienne au 17e siècle ont fait l’immense popularité du graveur. Diffusées extrêmement largement dès leur impression, ces œuvres vont connaître un grand succès qui se révèle en particulier dans les nombreuses copies gravées ou peintes connues aujourd’hui.

Il faut cependant souligner que, paradoxalement, cette production si savoureuse ne représente qu’une partie assez peu importante en nombre de l’ensemble de l’œuvre produite par le graveur. En effet, on peut noter que, parmi un catalogue d’un peu plus de mille six cents estampes, à peine une centaine illustre des épisodes de la vie quotidienne. Ainsi, il faut admettre qu’à peine un petit seizième de sa production fera la célébrité de l’artiste, et que, a contrario, ces estampes ont de toute évidence occulté, au moins auprès du grand public, la seconde part très importante, de ses réalisations.

À contre-courant

Si l’on peine à trouver des artistes italiens ayant pu inspirer Abraham Bosse, en revanche les artistes des Pays-Bas du nord comme du sud furent plus que nombreux à traiter la scène de genre, depuis Bruegel jusqu’à Van Ostade. En fait, il danse un menuet à contretemps. Quand tout le monde ou presque regarde vers l’Italie, ses inspirations sont principalement nordiques. Ses personnages portent des justaucorps, des pourpoints à crevés et des flots de dentelles, laissant la toge et le péplum aux dévots de l’antique et de l’Italie.

 L'Étude du procureur
 L'Étude du procureur |

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Il est un observateur aigu, autant que l’on puisse en juger de nos jours (car il est souvent notre seule référence), essayant de racheter la dureté des temps par une élégance graphique qui ne s’arrête pas au costume. S’il est parfois compassé avec les adultes, ses pareils, il se montre avec les enfants d’une tendresse étonnante. Qu’on regarde avec attention les petites filles à l’école, ou le groupe de gosses de l’éventail des Quatre Âges de la vie, la gentillesse foncière de ce casse-pieds qu’on dit être Bosse éclate au grand jour.

La Maîtresse d’école
La Maîtresse d’école |

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Le Maître d’école
Le Maître d’école |

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Une observation méticuleuse

Abraham Bosse est un méticuleux – adjectif qui n’est pas en l’occurrence péjoratif –, cela se voit dans sa technique. Il aime la netteté, que les tailles de l’eau-forte soient aussi claires que celles du burin. Chez lui, tout est fait pour la lisibilité des sujets. La conséquence de cet état d’esprit est l’exactitude des formes, des objets mobiliers et des costumes des personnages, ainsi que la vraisemblance des attitudes. Cela suppose une grande correction de dessin, dont la qualité première ne doit pas être le brio mais la précision.

La boutique du pâtissier Gaillard
La boutique du pâtissier Gaillard |

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On serait tenté d’ajouter, connaissant l’histoire de Bosse : une grande correction de perspective, si l’on n’avait dû constater qu’elle était souvent illusionniste et que les portes et les fenêtres, nombreuses dans son œuvre, ne fermaient pas toujours comme il conviendrait. Ce petit défaut mis à part, il semble qu’il y ait lieu de faire confiance à ses descriptions, sa nature pédagogique ne souffrant pas le gros mensonge dans les compositions. Lorsqu’il rédige son Traité des manières de graver, il respecte totalement son lecteur qui peut suivre pas à pas la démarche du graveur : c’est qu’il ne dit rien qu’il ne connaisse et qu’il n’ait lui-même expérimenté. Aussi est-on fondé à croire que les personnages, les meubles et les objets qu’il nous montre ne sortent pas de son imagination, qu’il voue tout entière à l’agencement, à la mise en page et aux situations.

Abraham Bosse et le théâtre de la vie

Dès ses débuts, Abraham Bosse a représenté ses contemporains dans leurs activités quotidiennes, sensible à rendre avec le plus de justesse possible les multiples détails spécifiques au rang ou à la fonction sociale de chacun. Ce souci du réalisme poussé à l’extrême offre à ces estampes un caractère absolument irremplaçable. Il faut cependant souligner que dans les scènes de genre, Bosse met toujours en place une composition très théâtrale, et donc évidemment plus proche du domaine de l’illusion que de celui de la réalité. On note une évolution nette entre les œuvres des premières années, où un seul et unique personnage est représenté, et celles réalisées un peu plus tard, qui mettent en scène plusieurs personnes. Dans ces dernières compositions, la personnalité et l’originalité de l’artiste vont se révéler de manière très affirmée.

Le Barbier
Le Barbier |

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Dés 1629, Abraham Bosse publie chez Tavernier la série en vingt planches d’après des dessins de Saint-Igny (vers 1600-1647) du Jardin de la noblesse française. Ces compositions sont toutes établies sur le même modèle, un personnage seul est représenté en pied, sa silhouette au premier plan se détachant nettement sur un fond de paysage. Ces deux plans bien distincts sont aussi nettement différenciés par une technique d’eau-forte déjà bien maîtrisée, le personnage est représenté à l’aide de forts contrastes de noirs et de blancs, obtenus grâce à des morsures profondes du cuivre, l’artiste laissant habilement des plages blanches qui donnent toute leur valeur aux noirs. Le second plan, en revanche, est traité dans des tons plus doux, plus subtils, les morsures étant moins fortes et plus régulières.
Comme dans des gravures de mode, chaque détail des costumes est minutieusement représenté, haut-de-chausse bouffant, pourpoint brodé… il est même presque possible d’identifier tel ou tel point de dentelle, ou encore le motif ornant la doublure des capes. Tout est noté et décrit mais, paradoxalement, et cela est vrai pour l’ensemble de la production de l’artiste, les visages des personnages représentés ne sont pas individualisés, et l’expression d’un sentiment n’est que très rarement traduite. L’homme du 17siècle est dans les estampes de Bosse un anonyme parmi d’autres, le graveur s’intéresse à l’attitude des corps, au geste de la main, mais pas à personnaliser les visages.

Le Jardin de la noblesse françoise dans lequel se peut ceuillir leurs manières de vettements
Le Jardin de la noblesse françoise dans lequel se peut ceuillir leurs manières de vettements |

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Le Jardin de la noblesse françoise dans lequel se peut ceuillir leurs manières de vettements
Le Jardin de la noblesse françoise dans lequel se peut ceuillir leurs manières de vettements |

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On peut très probablement dater de la même année, la série en treize planches de La Noblesse française à l’église, gravée par Abraham Bosse également d’après Jean de Saint-Igny.

La Noblesse française à l'église
La Noblesse française à l'église |

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La Noblesse française à l'église
La Noblesse française à l'église |

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De ces premières années date une autre série qui, à l’opposé de cette suite, représente la classe la plus modeste des commerçants parisiens, les “crieurs de rue”. Le Marchand d’huîtres, Le Porteur d’eau ont remplacé La Noblesse française, mais la mise en scène des personnages est semblable. La silhouette de ces petits marchands se détache sur un fond de paysage comme devant un rideau de scène.

Le marchand d'huîtres
Le marchand d'huîtres |

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Le porteur d'eau
Le porteur d'eau |

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Dans presque toutes ses gravures illustrant des scènes de la vie quotidienne, Bosse a toujours, avec une subtile rhétorique, complété l’image par un texte. Il y a donc dans ces œuvres un jeu double et permanent des mots et des gestes, qui dénote le plus souvent une finesse d’esprit bien plaisante. Il faut cependant souligner que, contrairement à ce qui a été parfois écrit, il est peu vraisemblable qu’il soit l’auteur de ces textes.

Quand le quotidien prend valeur de tableau

Les Gardes Françoises
Les Gardes Françoises |

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Quatre ans plus tard, en 1632, Bosse reprendra la formule établie dans les gravures faites en collaboration avec Saint-Igny en réalisant la suite en neuf pièces des Gardes françaises. La grande nouveauté introduite par cette série dans l’œuvre de Bosse est la bordure d’encadrement. Abraham Bosse utilisera ce décor d’encadrement pour presque toutes les estampes illustrant des scènes de la vie quotidienne. Cette bordure est en quelque sorte érigée en forme de système par le graveur, lorsqu’il représente en particulier ce type d’iconographie. Bosse encadre son œuvre par cette bordure, il lui donne ainsi valeur de tableau peut-être destiné à orner les murs d’une demeure. La gravure n’est alors plus seulement une feuille qui illustre un ouvrage, elle a véritablement un rôle décoratif, cette bande d’encadrement créant, de plus, une distanciation bien marquée entre le spectateur et l’œuvre. À partir de cette date, les dimensions de la feuille deviennent également plus importantes, proches régulièrement de 30 à 40 cm, c’est-à-dire se rapprochant de celles des petits tableaux de cabinet. Ce système d’encadrement joue également un rôle plastique de premier ordre dans ces gravures, il ferme la composition, lui donne des limites strictes.

Le Mariage à la ville : Le Contrat de mariage
Le Mariage à la ville : Le Contrat de mariage |

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Abraham Bosse exploite avec finesse le répertoire décoratif développé dans ces encadrements, jusqu’alors réservés à la tapisserie. On retrouve dans ses estampes les motifs de rinceaux d’entrelacs, de rubans, guirlandes de fleurs ou de feuillage mais le graveur très fréquemment joue également en introduisant dans ces bordures des motifs ornementaux qui ont un lien direct avec le sujet iconographique présenté. Manifestement Bosse s’amuse de ce possible clin d’œil entre motifs d’encadrement et scène représentée.

La mise en scène des groupes

Si les premières œuvres mentionnées précédemment représentent un seul et unique personnage, Abraham Bosse réalise peu à peu des compositions qui mettent en scène des groupes de personnes appartenant à la société du 17e siècle français, qui est alors montrée dans ses activités les plus variées.

La Galerie du Palais
La Galerie du Palais |

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Textes et bordures évoquées précédemment se retrouvent presque systématiquement dans chacune de ces compositions. Bosse est un témoin précieux à la fois des mœurs et de la mode au 17e siècle, ou plus précisément du règne de Louis XIII, puisque ces compositions présentant des scènes de la vie quotidienne ont été réalisées essentiellement entre 1633 et 1648. À partir d’une gamme de sujets très divers, thèmes profanes, religieux, allégoriques, historiques, Abraham Bosse révèle un talent certain de metteur en scène, il place le décor, organise l’espace, ajoute tel ou tel objet indispensable à la compréhension de l’histoire puis positionne ses personnages. Enfin, comme pour confirmer la dimension théâtrale du sujet proposé, il relève parfois un lourd rideau à un angle de la gravure.

Les Cinq Sens : L'Odorat
Les Cinq Sens : L'Odorat |

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L’œuvre de Bosse est manifestement une œuvre de dialogue, en particulier par le jeu des regards des personnages entre eux, mais aussi par ceux qu’ils échangent avec le spectateur que le graveur fait véritablement entrer, non sans une certaine complicité, dans l’intimité de ses contemporains. Ainsi le spectateur a le sentiment de découvrir avec plaisir la face parfois secrète de la vie quotidienne de ces personnages. Cela est manifeste par exemple dans la série des Cinq Sens, des Quatre Âges de l’homme, du Mari qui bat sa femme et son pendant La Femme qui bat son mari.

Le mari qui bat sa femme
Le mari qui bat sa femme |

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La femme qui bat son mari
La femme qui bat son mari |

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La plupart de ces scènes de la vie quotidienne se déroulent à l’intérieur. Bosse reprend alors une formule si souvent utilisée par les artistes d’écoles du Nord, en plaçant une ou deux fenêtres, ou encore une porte largement ouverte en arrière-plan, afin de donner une certaine profondeur à l’œuvre et surtout de permettre à l’œil du spectateur de naviguer vers l’extérieur. Cependant, la lumière ne vient que rarement de cette source, et beaucoup plus fréquemment des côtés latéraux de la gravure – nous pourrions même dire “côté cour et côté jardin”, reprenant ici des termes réservés au monde du théâtre mais tout à fait justifiés dans cette analyse.

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l’exposition « Abraham Bosse, savant graveur » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 20 avril au 11 juillet 2004.

Lien permanent

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