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La Presqu'île - Maylis de Kerangal

Manuscrit de La Presqu'île
Manuscrit de La Presqu'île

© Fonds Julien Gracq

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La page est semblable à une route. Divisée en deux colonnes de largeur égale sans qu’il soit pourtant besoin de besoin d’y tracer une ligne : c’est la densité graphique qui ici prend en charge la partition de l’espace en deux surfaces distinctes. Une écriture noire, fine et serrée, mais aisément lisible, coule dans la moitié droite de la feuille, tandis que la moitié gauche aménage une marge disponible, aérée, une zone de reprises, de corrections et d’ajouts, une plage de silence où s’exerce la tension de ce que l’on retient et se libère parfois sous la forme d’un mot, d’un fragment, mais également, j’y songe, une réserve, au sens pictural du terme.

Une colonne noire donc, et une colonne blanche. À l’image d’une route asphaltée et de son bas-côté sauvage, à l’image d’une continuité et de ce qui la ponctue, à l’image d’un flux de pensée et de ce qui l’accroche, l’excite, le conduit à dévier. Une colonne blanche et une colonne noire pour dire surtout le vide et le plein de l’attente, le manque et la congestion du désir, les mouvements intérieurs et la fébrilité d’un corps sensuel.

Ou comment le manuscrit de La Presqu’île réplique dans sa forme, dans son agencement visuel, la substance de ce texte étrange : un homme roule en voiture dans une presqu’île, il y dérive, il y erre en attendant le train du soir et la venue de la femme qu’il désire. Or, à l’instar de la presqu’île qui apparait comme la matrice de la narration, son cœur battant, cet écrit est toujours « presque » quelque chose, et se tient exactement dans un entre-deux, polarisé entre terre et mer, entre ciel et eaux, entre stase et mobilité, entre passé et présent, entre jour et nuit, et la venue de la femme y est de même tout autant espérée que redoutée — ce « gong énorme, si proche maintenant, et qui allait fracasser ce calme : l’arrivée d’Irmgard. » Mais c’est plus encore entre fiction et réalité que sinue ce récit jalonné de toponymes inventés, troublés, mais calé sur des horaires ferroviaires bien réels prélevés sur la page d’un un carnet noir à petits carreaux. Ainsi, la forme narrative de La Presqu’île semble tout entière logée dans son titre, le « presque » y exprimant l’incertitude, l’inachèvement et le trouble, malgré le bornage spatio-temporel de haute précision qu’y instaure le géographe, malgré le paysage qu’il y déploie. Un manuscrit, un brouillon, un presque texte en quelque sorte, qui m’apparaît soudain comme la cartographie possible, mais juste, du sentiment amoureux.

Provenance

Ce texte a été conçu dans le cadre de l'exposition Julien Gracq, la forme d'une œuvre présentée à la BnF du 11 juillet au 3 septembre 2023.

Lien permanent

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