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Extrait

La Presqu'île

Julien Gracq, La Presqu’île, Éditions José Corti, 1970
Dans La Presqu'île, Julien Gracq réunit trois nouvelles, qui sont aussi ses trois derniers textes de fiction : « La Presqu'île », « La Route », et « Le Roi Cophétua ».

Pont-Réau est bien une des plus mornes petites villes de la lisière de la Bretagne intérieure. Elle est construite sur les deux flancs d'une vallée assez raide, qui tourne à angle droit au cœur même de l'agglomération ; on a ainsi l’illusion, en arrivant, d'un amphithéâtre de sombres maisons de schiste, dominé par la flèche sans grâce de l'église, maladroitement flanquée de clochetons trop corpulents. La voie ferrée a refoulé contre un versant le ruisseau qui coule invisible sous des buissons teigneux ; comme la gare est un embranchement et ne manque pas de quelque importance, les rails quadruplés semblent tenir lieu à la vallée de rivière ; une poussière de houille, une odeur de suie et de chaudière, montent de ce thalweg charbonneux et rouillé. L'impression que le visiteur retire de Pont-Réau est d'habitude une subite envie de s'en aller, mais la route le promène complaisamment par une longue boucle presque fermée - sorte de bolge dantesque, aggravé d'un passage à niveau - sur l'un, puis l'autre versant de cette station pénitentielle. « Achetons au moins le savon, pendant que j'y pense », se dit Simon, les narines désagréablement pincées par l'odeur de suie. Il arrêta sa voiture dans la dernière rue de boutiques. Dès qu'il sortit de la voiture, il sentit contre sa joue le toucher plaisant de l'air, dilaté et circulant à l'aise comme dans un parc à l'heure de l'arrosage, brassé entre le froid des façades ombreuses et le soleil encore cru. De marcher devant les magasins ouverts et parmi les passants des trottoirs qui allaient à leur travail le rendait dispos et léger : le jour ouvrable où il promenait à loisir sa flânerie, les vacances closes le ragaillardissaient : aucun de ces gens qu'il croisait n'allait à la mer; lui seul sentait le goût mouillé et sauvage du petit vent qui dévalait de la côte au bout de laquelle on voyait déjà se profiler les arbres de la campagne.

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