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Les Misérables

Les Misérables
Les Misérables

Bibliothèque nationale de France

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Javert arrêtant Fantine, Jean Valjean soulevant le seau de Cosette prisonnière des Thénardier, Marius déclarant sa flamme à Cosette, Gavroche mourant au pied de la barricade… autant d’épisodes qui font partie de la mémoire collective. Les Misérables sont certainement le roman français le plus connu dans le monde, mais pas toujours le plus lu. Pourtant il contient tout, et s’adresse à tous.

Une composition discontinue

1845-1848 : première campagne

 En 1845, Victor Hugo, pourtant brisé par la mort de sa fille aînée Léopoldine le 4 septembre 1843, semble avoir atteint le sommet de sa carrière : ses œuvres complètes comptent une vingtaine de livres dans tous les genres, et presque autant de succès ; il est entré, non sans peine, à l’Académie française en 1841, et vient d’être nommé à la Chambre des pairs, l’équivalent du Sénat.

Il a réussi, à peu près, à maintenir la suprématie qu’il avait conquise au début des années 1830 en poésie et sur le théâtre. Mais son dernier roman, Notre-Dame de Paris (1831), commence à dater. Et la concurrence se fait rude : entre 1842 et 1845, le public dévore dans les journaux les feuilletons d’Eugène Sue et d’Alexandre Dumas. Balzac continue de son côté, sur le mode du roman d’actualité, l’édification de sa Comédie humaine. Ces succès populaires ne peuvent qu’inciter Victor Hugo à composer le grand roman contemporain qui manque à son œuvre et qui n’aura rien à leur envier.

Il y pense peut-être depuis longtemps, mais il n’a encore à peu près rien écrit. Sa carrière politique compromise par un flagrant délit d’adultère avec Léonie d’Aunet, il s’enferme pour travailler « à je ne sais quelle œuvre », écrit son meilleur ennemi Sainte-Beuve, « dont il espère que l’éclat recouvrira l’autre ». Le 17 novembre 1845, il commence la rédaction de son roman par ce qui est aujourd’hui son deuxième livre, « La Chute » : l’arrivée d’un forçat libéré portant casquette et sac à dos « dans la petite ville de Digne »

Cette première campagne de rédaction dure deux ans et quatre mois : la révolution de février 1848 l’interrompt. Chose étrange, Victor Hugo est précisément en train de raconter les barricades de 1832 quand celles de 1848 sont construites. La chambre des Pairs est supprimée ; il entre quelques mois plus tard à l’Assemblée nationale, se consacre désormais à la vie politique, et ne rouvre plus son manuscrit. Plus des trois quarts du roman, qui s’appelle encore Les Misères, peut-être en guise de réponse à Splendeurs et misères des courtisanes de Balzac, sont déjà couverts. L’ensemble atteint toutefois à peine la moitié de ce qui sera le volume définitif, car de nombreux développements seront ajoutés ultérieurement aux parties déjà écrites.  

1859-1861 : retour au manuscrit 

Contraint à l’exil après le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851, Hugo compose coup sur coup Napoléon le Petit (1852), Les Châtiments (1853), les Contemplations (1856) et la première série de La Légende des siècles (1859). Après l’amnistie générale du 15 août 1859, qui fait le vide parmi les exilés et dans sa famille même, il retire Les Misérables de « la malle aux manuscrits ». Sa relecture attentive l’occupe pendant plusieurs mois, ainsi que la rédaction d’une longue préface métaphysique qu’il n’achève pas.

Il reprend la rédaction proprement dite du roman le 30 décembre 1860, date indiquée sur le manuscrit. Il avance dès lors à toute vitesse et quitte Guernesey avec son manuscrit au printemps pour aller poser le point final en juin 1861 à Mont-Saint-Jean, sur le champ de bataille de Waterloo, lieu de naissance du 19e siècle.

Les Misérables
Les Misérables |

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Les Misérables
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1861-1862 : révision et publication 

De retour à Guernesey, Victor Hugo doit encore procéder à une longue révision, qui dure jusqu’à la publication en trois temps des dix tomes de l’édition originale : les deux premiers tomes (« Fantine ») fin mars-début avril 1862 ; les quatre suivants (« Cosette » et « Marius »), le 15 mai ; les quatre derniers (« L’Idylle rue Plumet et l’épopée rue Saint-Denis » et « Jean Valjean »), le 30 juin.

Cette publication morcelée, destinée à combattre à la fois la censure et la contrefaçon, n’avait pas que des avantages, ainsi que le fit remarquer l’auteur dans une lettre à son éditeur datée du 7 février 1862 : « L’inconvénient de ce livre, pour ceux qui cherchent à s’en rendre compte, c’est son étendue. S’il pouvait être publié d’un seul bloc, je crois que l’effet en serait décisif ; mais ne pouvant être encore à cette heure lu que morcelé, l’ensemble échappe ; or c’est l’ensemble qui est tout. Tel détail qui peut sembler long dans la première ou dans la deuxième partie est une préparation de la fin, et ce qui aura paru longueur au commencement ajoutera à l’effet dramatique du dénouement. […] Ce livre est une montagne ; on ne peut le mesurer, ni même le bien voir qu’à distance. C’est-à-dire complet. »

Notes de voyage, 21 mars-3 septembre 1861
Notes de voyage, 21 mars-3 septembre 1861 |

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Les Misérables, « reliquat »
Les Misérables, « reliquat » |

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Succès et réticences

I Miserabili di Victor Hugo
I Miserabili di Victor Hugo |

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Les Misérables occupent une bonne partie de l’actualité littéraire en 1862, un peu partout dans le monde : les volumes français sont disponibles aux mêmes dates dans toutes les grandes capitales, et un certain nombre de traductions sortent la même année.

Le succès populaire est immense, et immédiat, tout juste tempéré par la fraîcheur de l’accueil chez la plupart des « gens de lettres » : Baudelaire salue dans la presse la publication des deux premiers tomes, mais dit pis que pendre du roman achevé dans une lettre à sa mère ; sans parler des articles de Barbey d’Aurevilly ou de Louis Veuillot, les lettres de Flaubert, George Sand, Michelet et même Alexandre Dumas témoignent aussi de réserves souvent violemment exprimées.

Quant à Lamartine, il publie un livre entier dans son Cours familier de littérature pour répondre aux Misérables, dont le titre annonce la couleur : Considérations sur un chef-d’œuvre, ou Le danger du génie. Il donne « aux masses » la passion « la plus meurtrière », relève-t-il avec autant d’admiration que d’effroi, « la passion de l’impossible ».

Face à eux, les thuriféraires habituels (Auguste Vacquerie) ou nouveaux (Mario Proth) ne font pas le poids, mais le livre trace tout de même son chemin glorieux à travers ces torrents de papiers, ces cascades d’encre et ces douches d’articles. Victor Hugo, plus surpris par la défection de la critique que par l’engouement du public, y répondra en partie, mais de façon oblique, dans William Shakespeare (1864).

Tout (Hugo) pour tous

L’auteur a vite eu conscience que ses Misérables allaient être « un des principaux sommets, sinon le principal, de [s]on œuvre ». Il s’y met tout entier, romancier, poète, mais aussi homme politique et dramaturge. L’écriture prend plus d’une fois la forme poétique, en prose mais aussi en vers (poèmes et chansons) ; l’intrigue est dramatique, riche en coups de théâtre. C’est une pièce à très grand spectacle, qui se définit elle-même en tête d’un chapitre comme « un drame dont le premier personnage est l’infini ».

"Peuple affranchi, dont le bonheur commence..."
"Peuple affranchi, dont le bonheur commence..." |

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Partout où l’homme ignore et désespère, partout où la femme se vend pour du pain, partout où l’enfant souffre faute d’un livre qui l’enseigne et d’un foyer qui le réchauffe, le livre Les Misérables frappe à la porte et dit : Ouvrez-moi, je viens pour vous.

Lettre de Victor Hugo à son éditeur italien, 18 octobre 1862.

Un roman sur tous les sujets

Les Misérables contient tous les sujets et aborde toutes les matières avec une ambition illimitée, bien au-delà de la « simple » littérature : histoire, philosophie, sciences, écologie, politique, droit, histoire de l’art, éducation, sociologie, religion, etc., rien de ce qui est humain ne lui est étranger. L’époque avait encore de ces ambitions encyclopédiques. Pierre Larousse échafaudait au même moment son Grand Dictionnaire universel du 19e siècle, Michelet préparait de son côté sa Bible de l’humanité, deux titres qui conviendraient aussi aux Misérables. Quant à Victor Hugo, il se proposait d’utiliser la devise démocratique par excellence, Omnibus omnia, comme un nouveau mot d’ordre contre « la littérature de lettrés ».

Il semble qu’on lise sur le fronton d’un certain art : On n’entre pas. Quant à nous, nous ne nous figurons la poésie que les portes toutes grandes ouvertes. L’heure a sonné d’arborer le Tout pour tous. Ce qu’il faut à la civilisation, grande fille désormais, c’est une littérature du peuple.

Victor Hugo, William Shakespeare, II, V, 5.

Et le peuple a droit à la vérité sur tous les sujets : Napoléon, Waterloo, la Restauration, la révolution de juillet 1830, Louis-Philippe, les émeutes de juin 1832, la révolution de février 1848, mais aussi Paris sous toutes ses coutures, à vol d’oiseau ou par en dessous (les égouts), la banlieue de Montfermeil à Saint-Cloud, la province de Digne à Montreuil-sur-Mer, l’économie, l’argent, la misère, l’argot, la pénalité, les femmes, l’enfance, la paternité, Dieu, le rêve, etc. Les digressions du roman ont fait couler beaucoup d’encre ; elles lui sont pourtant consubstantielles, et participent de l’originalité et de l’ambition mêmes du livre.

La société dans toute sa diversité

Gamins parisiens jouant aux billes
Gamins parisiens jouant aux billes |

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Les personnages permettent de présenter toute la société, grand âge et bas âge mêlés. Les protagonistes, tout d’abord, à commencer par Jean Valjean. En préambule à l’un des débats intérieurs les plus célèbres de l’histoire de la littérature, « Une tempête sous un crâne », l’auteur envisage même à son propos de « faire le poème de la conscience humaine ».

L’œuvre entière gravite autour d’un personnage central. C’est une sorte de système planétaire, autour d’une âme géante qui résume toute la misère sociale actuelle.

Lettre de Victor Hugo, 3 août 1861.
Gavroche à onze ans
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Gavroche : c'est la faute à Voltaire

À côté de Jean Valjean, bien d’autres personnages sont comme tombés dans le domaine public : Javert, Fantine, Cosette, Marius, Gavroche, les Thénardier, Éponine. Et encore : l’évêque de Digne, le père Mabeuf, les forçats, le grand-père Gillenormand, les jeunes révolutionnaires… Et ceux dont le nom n’est pas entré dans le dictionnaire, et ceux qui n’ont pas même de nom. À l’encontre des personnages de La Comédie humaine, mais à l’image de ceux de la condition humaine, nombreux sont en effet dans Les Misérables ceux qui disparaissent sans laisser de trace.

Cosette et Jean Valjean
Cosette et Jean Valjean |

© Bibliothèque nationale de France

Fantine
Fantine |

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Hugo partout

Mais tous, même les plus inattendus, doivent à leur auteur quelque chose de plus que la vie : l’évêque de Digne est farouchement contre la peine de mort, et les raisonnements politiques de Thénardier ne peuvent pas être tournés en dérision. C’est toutefois à propos du seul Marius que Victor Hugo parlera plus tard de « quasi mémoires », car il lui a prêté sa propre évolution, depuis l’ultra royalisme reçu par éducation jusqu’au libéralisme bonapartiste conquis par la réflexion. Son idylle avec Cosette suit d’assez près celle qu’il avait autrefois nouée avec sa future épouse, mais elle trouve son couronnement « Le 16 février 1833 », dans une nuit de noces qui n’est autre que sa première nuit avec Juliette Drouet – sa maîtresse depuis cette date-là.

De manière plus ou moins visible, les réseaux autobiographiques souterrains qui alimentent ce livre sont innombrables : nul n’en viendra jamais à bout. On n’est pas forcé de les voir, mais ils participent de la profondeur et de l’unité de l’ensemble.

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).

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