Les Orientales

Photo : Shonagon / Wikimedia commons / Domaine public
Scène des massacres de Scio
En 1821, les Grecs proclament leur indépendance face à l’empire Ottoman. Les affrontements et les massacres, comme celui de Scio perpétré par les Ottomans, se multiplient. L’Europe, et plus particulièrement la France, l’Angleterre et la Russie, soutiennent les Grecs, les États comme les artistes s’engagent. Leur aide face à la flotte turco-égyptienne, en 1827, est décisive. L’indépendance de la Grèce est reconnue officiellement en 1830. Dans son recueil de poèmes Les Orientales, Victor Hugo raconte les affrontements, donnant la voix tantôt aux Turcs, tantôt aux Grecs, tantôt au Danube, spectateur impuissant qui appelle à la réconciliation des peuples.
« En guerre les guerriers ! Mahomet ! Mahomet !
Les chiens mordent les pieds du lion qui dormait,
Ils relèvent leur tête infâme.
Ecrasez, ô croyants du prophète divin,
Ces chancelants soldats qui s’enivrent de vin,
Ces hommes qui n’ont qu’une femme !
Meure la race franque et ses rois détestés !
Spahis, timariots, allez, courez, jetez
A travers les sombres mêlées
Vos sabres, vos turbans, le bruit de votre cor,
Vos tranchants étriers, larges triangles d’or,
Vos cavales échevelées !
Qu’Othman, fils d’Ortogrul, vive en chacun de vous.
Que l’un ait son regard et l’autre son courroux.
Allez, allez, ô capitaines !
Et nous te reprendrons, ville aux dômes d’azur,
Molle Setiniah, qu’en leur langage impur
Les barbares nomment Athènes ! »
Victor Hugo, Les Orientales, « VI. Cri de guerre du Mufti », sur Gallica
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Pourquoi l’Orient ?
Pendant les années 1819 à 1827, qui recoupent à peu près celles pendant lesquelles Victor Hugo élaborait par séries successives son premier recueil poétique d’importance, Les Odes et ballades (1822-1828), Goethe mettait au point par séries successives son dernier recueil poétique d’importance, le West-östlicher Divan (Divan occidental-oriental). Le vieux Goethe et le jeune Hugo se rejoignaient aussi dans une même utilisation de l’Orient à des fins personnelles : la fidélité à de grands auteurs (Ferdowsi, Saadi, Hafez) redécouverts grâce aux travaux des orientalistes contemporains accompagne l’expression d’un érotisme et d’une sensualité qu’ils auraient tue sans cette médiation, par vieillesse et respectabilité dans un cas, par jeunesse et austérité dans l’autre. Sans que l’on puisse connaître précisément la source de ce témoignage, Victor Hugo racontera du reste bien plus tard à sa fille Adèle que « Goethe avait une admiration sans bornes pour Les Orientales et disait que c’était ce qu’on avait fait de plus beau dans l’art moderne ».C’est aussi dans les années 1820 que le soutien aux Grecs dans leur lutte d’indépendance contre l’occupation et l’oppression turques bat son plein : Byron engagé à leur côté meurt en 1824 à Missolonghi, Chateaubriand s’inscrit au comité grec, Delacroix peint la Scène des massacres de Scio puis une Scène de guerre entre les Turcs et les Grecs, Alexandre Guiraud publie ses Chants hellènes que Victor Hugo lui confie savoir « par cœur », Casimir Delavigne ses Messéniennes, etc. La cause grecque, cheval de bataille des libéraux, est en fin de compte embrassée par toutes les tendances de l’échiquier politique. En 1827, dans le port de Navarin, l’empire ottoman est vaincu par une coalition navale des Français, des Anglais et des Russes : les Grecs vont pouvoir accéder à leur indépendance. La publication des Orientales, en janvier 1829, arrive donc à proprement parler après la bataille, et l’auteur le reconnaît bien volontiers dans sa première préface : « l’Orient, soit comme image, soit comme pensée, est devenu, pour les intelligences autant que pour les imaginations, une sorte de préoccupation générale à laquelle l’auteur de ce livre a obéi peut-être à son insu. Les couleurs orientales sont venues comme d’elles-mêmes empreindre toutes ses pensées, toutes ses rêveries ; et ses rêveries et ses pensées se sont trouvées tour à tour, et presque sans l’avoir voulu, hébraïques, turques, grecques, persanes, arabes, espagnoles même, car l’Espagne c’est encore l’Orient ; l’Espagne est à demi africaine, l’Afrique est à demi asiatique. »
Précision bienvenue car Victor Hugo, contrairement à son premier modèle Chateaubriand qui venait de mettre l’Espagne maure à la mode, n’a fait ni ne fera jamais de voyage en Orient : il ne connaît en réalité que l’Espagne, et encore pas même l’Andalousie : seulement Madrid, pour y avoir vécu enfant, et la Castille et Leon, pour l’avoir traversée. Ainsi, immédiatement après la Grèce, c’est l’Espagne qui est la plus représentée dans Les Orientales, sans compter que les tableaux des horreurs de l’oppression turque sont des transpositions de choses vues dans l’Espagne occupée par les armées napoléoniennes. Ces souvenirs de jeunesse explosent en un bouquet de splendides poèmes qui semblent avoir été retenus jusque-là, car les premières odes n’en laissaient pas deviner grand-chose.

« Les djinns »
Les djinns étaient, dans la croyance musulmane, des êtres de feu, doués d’intelligence, mais imperceptibles à nos sens. Victor Hugo travaille à l’expression de l’impalpable et de son invisible mouvement non seulement par les mots, mais aussi par le rythme. Dans ce manuscrit préparé pour l’impression, l’inscription des quadrats en marge illustre cette recherche en restituant l’image rythmique du poème. Après avoir ajouté une syllabe à chaque vers pour mimer l’apparition des djinns, à la fin du poème, Victor Hugo réduit progressivement le nombre de syllabes pour mimer leur disparition.
« Les Djinns funèbres,
Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leurs pas ;
Leur essaim gronde :
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu’on ne voit pas.
Ce bruit vague
Qui s’endort,
C’est la vague
Sur le bord ;
C’est la plainte,
Presque éteinte,
D’une sainte
Pour un mort.
On doute
La nuit...
J’écoute :
Tout fuit,
Tout passe
L’espace
Efface
Le bruit. »
Victor Hugo, Les Orientales, « XXVIII. Les Djinns ».
>Texte intégral dans Gallica : Paris, Hetzel, 1880-1926.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France

« Canaris »
Le titre de « Canaris » figure en surcharge de « Chant grec ». Le manuscrit comporte corrections et additions ; outre la date, Victor Hugo y a porté, selon son habitude, le nombre total de vers : 88. C’est le manuscrit qui a servi pour l’impression : il comporte, en marge de la première strophe, un quadrat.
© Bibliothèque nationale de France
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Les couleurs orientales sont venue comme d'elles-mêmes empreindre toutes [les] pensées [de l'auteur] ; et ses rêveries et ses pensés se sont trouvées tour à tour, et presque sans l'avoir voulu, hébraïques, turques, grecques, persanes, arabes, espagnoles même.
Refus de la couleur locale et du pittoresque
À poétique nouvelle, couleurs nouvelles et rythmes nouveaux. Victor Hugo retrouve, assimile, adapte et dépasse les inventions des poètes du 16e siècle français qu’on était en train de redécouvrir. Aux jeux de rimes qu’il avait déjà largement pratiqués dans ses ballades, il mêle toutes sortes de variations sur la forme des strophes et la dimension des vers, dont « Les Djinns » offrent l’exemple le plus célèbre. Mimant le passage d’une tempête, ils se composent de quinze huitains de respectivement deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, dix, huit, sept, six, cinq, quatre, trois et deux syllabes, construits sur le même système de rimes organisé autour d’une triple rime masculine et d’une triple rime féminine suivie.
C'est l'essaim des Djinns qui passe / et tourbillonne en sifflant

Les djinns
De même que la Renaissance profitait d’un grand mouvement de retour à l’Antiquité, Victor Hugo se place ostensiblement sous le signe du renouveau des études orientales. Contrairement à ce que pourraient laisser penser ses sonorités inouïes de mots importés (galéaces et mahonnes, chébecs et polacres, klephtes et spahis, agas et khans...), il ne recherche pas le pittoresque à tous crins ou, comme le mauvais théâtre fustigé dans la préface de Cromwell, la couleur locale. C’est l’une des leçons apportées par la note démesurément longue accrochée au poème « Nourmahal la Rousse » au prix d’une transition un peu artificielle : « Quoique cette pièce ne soit empruntée à aucun texte oriental, nous croyons que c’est ici le lieu de citer quelques extraits absolument inédits de poèmes orientaux qui nous paraissent à un haut degré remarquables et curieux. La lecture de ces citations accoutumera peut-être le lecteur à ce qu’il peut y avoir d’étrange dans quelques unes des pièces qui composent ce volume. Nous devons la communication de ces fragments, publiés ici pour la première fois, à un jeune écrivain de savoir et d’imagination, M. Ernest Fouinet, qui peut mettre une érudition d’orientaliste au service de son talent de poète. » Ernest Fouinet avait donné à Victor Hugo l’autorisation de se servir de ses travaux (« regardez ce que je vous fais connaître comme votre propriété exclusive ; il serait beau pour moi de pouvoir vous enrichir ») ; il ne fut pas déçu. La note contient en effet une véritable anthologie de la poésie arabe et, dans une moindre mesure, persane puis malaise (avec la première publication en français d’un pantoun, ou pantoum, malais). Elle ne couvre pas moins de vingt et une pages imprimées en petits caractères dans l’édition originale ; proportionnellement, la fameuse digression du livre « Waterloo » dans Les Misérables ne sera pas plus importante.

« Clair de lune »
Les artistes romantiques de la première moitié du 19e siècle aiment à se retrouver lors de « cénacles » pour présenter leurs œuvres et échanger à leurs propos. Ils travaillent parfois côte à côte, qu’ils soient écrivains ou peintres. Victor Hugo est une figure majeure du salon de l’Arsenal tenu par le bibliothécaire et écrivain Charles Nodier ; il tient également son propre cénacle rue Notre-Dame-des-Champs. Ici, c’est son ami peintre Louis Boulanger qui signe la double illustration de l’édition originale des Orientales, publiée en 1829.
« La lune était sereine et jouait sur les flots.
La fenêtre enfin libre est ouverte à la brise,
La sultane regarde, et la mer qui se brise,
Là-bas, d’un flot d’argent brode les noirs îlots.
De ses doigts en vibrant s’échappe la guitare.
Elle écoute... Un bruit sourd frappe les sourds échos.
Est-ce un lourd vaisseau turc qui vient des eaux de Cos,
Battant l’archipel grec de sa rame tartare ? »
Victor Hugo, Les Orientales, « X. Clair de lune ».
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Hetzel, 1880-1926.
Bibliothèque nationale de France
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Une mine inépuisable

Mazeppa
L’histoire d’Ivan Mazeppa, noble ukrainien devenu page à la cour d’un roi polonais au 17e siècle est devenue une légende relayée par Voltaire et reprise par les romantiques dont Lord Byron (1819) et Victor Hugo. Pris en flagrant délit d’adultère avec la femme d’un noble polonais, Ivan Mazeppa est attaché nu sur un cheval sauvage, censé le ramener dans sa patrie, l’Ukraine. Il y deviendra chef des cosaques. Victor Hugo lui consacre un poème dans son recueil Les Orientales. Mazeppa est le double du poète incompris de la société et rejeté par elle. Le poème est dédié à son ami Louis Boulanger qui a peint Le supplice de Mazeppa en 1827. Géricault (1820-1823) et Horace Vernet (1826) ont également illustré cet épisode.
« Ainsi, lorsqu’un mortel, sur qui son dieu s’étale,
S’est vu lier vivant sur ta croupe fatale,
Génie, ardent coursier,
En vain il lutte, hélas ! tu bondis, tu l’emportes
Hors du monde réel dont tu brises les portes
Avec tes pieds d’acier !
[…]
Il crie épouvanté, tu poursuis implacable.
Pâle, épuisé, béant, sous ton vol qui l’accable
Il ploie avec effroi ;
Chaque pas que tu fais semble creuser sa tombe.
Enfin le terme arrive... il court, il vole, il tombe,
Et se relève roi ! »
Victor Hugo, Les Orientales, « XXXIV. Mazeppa ».
>Texte intégral dans Gallica : Paris, Hetzel, 1880-1926.
© Bibliothèque nationale de France
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Sara la baigneuse d’Hector Berlioz
Le compositeur Hector Berlioz admire les écrits de Victor Hugo, à peine un mois après la parution des Orientales, il écrit à Humbert Ferrand : « Avez-vous lu Les Orientales de Victor Hugo ? Il y a des milliers de sublimités. » (2 février 1829). Il met en musique « La chanson de pirates » et « La Captive », puis, en 1834, « Sara la baigneuse ». En 1852, il en publie une version pour triple chœur et grand orchestre. D’autres œuvres de Victor Hugo, comme le Dernier jour d’un condamné, lui inspireront des compositions musicales. Pendant un temps, les deux artistes se fréquentent.
« Sara, belle d’indolence,
Se balance
Dans un hamac, au-dessus
Du bassin d’une fontaine
Toute pleine
D’eau puisée à l’Ilyssus ;
Et la frêle escarpolette
Se reflète
Dans le transparent miroir,
Avec la baigneuse blanche
Qui se penche,
Qui se penche pour se voir.
Chaque fois que la nacelle,
Qui chancelle,
Passe à fleur d’eau dans son vol,
On voit sur l’eau qui s’agite
Sortir vite
Son beau pied et son beau col. »
Victor Hugo, Les Orientales, « XIX. Sara la baigneuse ».
>Texte intégral dans Gallica : Paris, Hetzel, 1880-1926.
Bibliothèque nationale de France
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Sara la baigneuse
Le poème de Victor Hugo, « Sara la baigneuse », publié dans Les Orientales en 1829, a inspiré nombre de ses contemporains. Hugo compose en vers une odalisque, c’est-à-dire un nu féminin transposé dans un Orient de rêve.
« Sara, belle d’indolence,
Se balance
Dans un hamac, au-dessus
Du bassin d’une fontaine
Toute pleine
D’eau puisée à l’Ilyssus ;
Et la frêle escarpolette
Se reflète
Dans le transparent miroir,
Avec la baigneuse blanche
Qui se penche,
Qui se penche pour se voir.
Chaque fois que la nacelle,
Qui chancelle,
Passe à fleur d’eau dans son vol,
On voit sur l’eau qui s’agite
Sortir vite
Son beau pied et son beau col. »
Victor Hugo, Les Orientales, « XIX. Sara la baigneuse ».
© Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet
© Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet
Un cri part, et soudain voilà que la plaine / Et l'homme et le cheval, emportés, hors d'haleine / Sur les sables mouvants"
Poésie sensuelle, matérialiste même, « trône merveilleux dressé à l’art pur » (Sainte-Beuve), première grande manifestation de « l’art pour l’art » ? Victor Hugo s’en est défendu toute sa vie, avec raison : au-delà même de la cause grecque, qui est celle de la liberté, certains poèmes des Orientales, plus nettement politisés, sont consacrés à Napoléon. Il n’empêche : ce recueil contesté à sa sortie, même par l’ami Charles Nodier, fut pour les générations suivantes une véritable révélation, un modèle, une source. De Gautier à Nerval, de Baudelaire et Banville à Leconte de Lisle, son influence n’en finit pas de se faire sentir au 19e siècle. Plus encore que des Méditations poétiques de Lamartine (1820), on pourrait même dater de son apparition la vraie révolution romantique dans la poésie française.
Provenance
Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).
Lien permanent
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