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Conjurer les fortunes de la mer

Sauveteur
Sauveteur

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Face au naufrage imprévisible, mais toujours menaçant, l’homme a multiplié les recours : invocation de la Vierge Marie et des saints patrons, ex-votos... et de manière plus contemporaine, appel aux équipes de sauvetage en mer. L’intervention de l’État pour améliorer la sécurité ou la réglementation juridique rendent les réponses à cette crainte de la disparition en mer plus rationnelles.

Entre 1824 et 1962, il y aurait eu de par le monde environ 13 000 naufrages, soit un peu moins de cent par an, et 1, 7 million de victimes. Au beau milieu du 19e siècle, certains auteurs évoquent même la cadence d’un naufrage par jour. Les données un peu solides mais fragmentées que l’on possède pour la période antérieure soulignent la fréquence de la catastrophe. Entre 1665 et 1769, la célèbre Compagnie hollandaise des Indes orientales (la V. O. C) perdit ainsi 5, 8 % de sa flotte et sa rivale française 6 %. Plus précisément encore, ce sont 3, 4 % de l’ensemble des navires armés à Nantes entre 1700 et 1792 pour les îles d’Amérique qui sombrent. Pourtant, au-delà des données chiffrées, il faut rechercher à la fois les constantes qui président au naufrage mais, plus encore peut-être, tenter d’appréhender les réactions des hommes et des femmes confrontés à ce qui reste pour eux une expérience unique et souvent ultime.

Miracle de saint Nicolas
Miracle de saint Nicolas |

Bibliothèque nationale de France

Miracle de saint Nicolas
Miracle de saint Nicolas |

Bibliothèque nationale de France

Les moyens de conjuration

Les ex-voto marins, ces représentations imagées et mémorielles de l’événement, tentent de faire sentir au spectateur l’atmosphère d’impuissante frayeur à laquelle se heurte un équipage qui va se perdre. Bien d’autres supports, iconiques ou écrits, rendent le ciel, les orages, la foudre, le brouillard, responsables du naufrage annoncé. En fait, il semble que la violence des éléments n’entre que pour une part médiocre, en tout cas minoritaire, dans ces infortunes maritimes au regard des responsabilités humaines. L’incompétence des navigateurs (capitaines ou pilotes), renforcée au moins jusqu’aux années 1760-1780 par de piètres instruments de mesure et une cartographie approximative, pèse lourdement dans l’origine des catastrophes tout comme les séquelles des combats militaires et des mutineries. Toutefois cette partition des responsabilités est un peu factice puisque les bourrasques tropicales entre mai et octobre, comme les dépressions de novembre à février sur les mers européennes, aggravent singulièrement les conditions incertaines de navigation imputables aux hommes.

Mais si la peur de trépasser à l’occasion d’un naufrage est si redoutée aux temps modernes, c’est surtout parce que la mort en mer semble dénaturée, puisque la disparition des corps dans ce royaume d’abandon infernal n’admet aucune trace ultérieure. Le cadavre englouti exclut toute topographie du souvenir. La disparition des naufragés s’apparente-t-elle à une « vraie mort », ne favorise-t-elle pas l’errance infinie des âmes et les corps qui ne tarderont pas à servir de proie aux monstres marins pourront-ils participer à la résurrection de la chair ? Ce sentiment de déréliction partagé par les chrétiens de toute obédience se trouvait accentué dans la confession catholique par la privation probable des derniers sacrements faute d’aumônier, faute de temps aussi pour se préparer.

Avant d’aller affronter la tempête ou le naufrage, les gens de mer recouraient en effet à un ensemble de gestes, souvent extrêmement anciens, qui avaient pour fonction d’appeler les bénédictions du ciel plus encore sur le navire que sur l’équipage. Les constructeurs navals n’hésitaient pas à figurer la proue sous la forme d’un animal totémique, d’une divinité fantastique, voire à l’effigie d’un saint. Le lancement du bateau s’accompagnait de rites de conjuration. L’immolation d’un mouton blanc, puis l’écoulement de son sang sur le pont afin que la mer n’exige plus d’autre sacrifice, enfin l’exposition de sa peau à la proue du navire sont attestés dans les ports italiens au moins jusqu’au 15e siècle. Répondant à la plus proche orthodoxie chrétienne des bénédictions, le navire neuf, en recevant son nom, bénéficiait d’un rituel bien spécifique. En revanche, il est souvent assez délicat d’apporter des conclusions assurées sur le choix des saints protecteurs en s’appuyant sur la seule onomastique navale. En effet le nom des bâtiments de pêche ne fait bien souvent que doubler le patronyme du patron propriétaire et celui de nombreux navires de commerce est fréquemment choisi par les seuls armateurs et non par les navigants.

Le Fils unique de Bordeaux
Le Fils unique de Bordeaux

Tout en participant aussi de cette volonté bienfaisante, la bénédiction de la mer est, sur l’ensemble des littoraux, beaucoup plus récente et longtemps beaucoup moins répandue en dépit de quelques mentions dès le 15e siècle du côté d’Ostende ou de Narbonne. C’est surtout au 19e et singulièrement après 1840-1860 qu’un tel événement se multiplie, spécialement dans les ports de pêche, Paimpol, Dunkerque, Douarnenez, associant aux marins partant vers les périls la population locale et les foules touristiques déversées par le chemin de fer.

Le recours au surnaturel

Face à ces dangers corporels et spirituels qui constituent l’essentiel de la dramaturgie océane, les hommes ne se sentent pas totalement démunis. Se prémunir contre cette fortune de mer c’est d’abord distinguer deux moments qui, dans la réalité de la catastrophe, peuvent s’entremêler ou se succéder à intervalles irréguliers. La menace croissante de la vague conduit les personnes embarquées à lutter et à prier selon leur fonction, leur situation propre, leur état d’esprit. Dans plusieurs relations, souvent reprises par la littérature, c’est bien la sauvegarde physique et matérielle qui prime. C’est peut-être Herman Melville qui, dans Moby Dick, traduit le plus justement ce sentiment dominant : « [Lorsque] le Pequod eut ses trois mâts fauchés dans un typhon du Japon […] n’as-tu pas alors pensé à la mort et au Jugement ? Écoutez, cria Péleg, je me rappelle. Penser au Jugement, à la mort ? Non ! On n’avait pas le temps de penser à la mort dans ces moments-là. C’est à la vie que le capitaine Achab et moi pensions alors et à comment nous sauver tous. »

Ex-voto : Notre-Dame des Naufragés
Ex-voto : Notre-Dame des Naufragés |

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Dans nombre de récits domine exclusivement le recours ultime au surnaturel ; ici et là à travers quelques traces non effacées de croyances païennes, plus sûrement grâce aux référents culturels appris dès l’enfance que propose la foi chrétienne. Mais l’époque d’Érasme et de Rabelais est celle des hésitations confessionnelles, celle d’une volonté de rupture avec des pratiques tenues pour superstitieuses. Le naufragé, par désespoir, semble mobiliser toute la cour céleste. On implore son saint patron, celui de sa paroisse d’origine, ceux en qui les marins ont mis toute leur confiance et Marie en tout premier lieu. Le danger devient aussi l’occasion d’un marché donnant-donnant, aboutissant à une promesse, à l’accomplissement d’un vœu en cas de sauvegarde.

L’impression générale qui ressort des « naufrages catholiques » est celle d’une sorte de confusion spirituelle répondant en quelque sorte au désordre de la nature, d’un foisonnement des recours accentué ici et là par la bousculade qui préside à la confession auriculaire lorsqu’un prêtre se trouve à bord. Le climat, en apparence, semblait tout autre lors des « naufrages protestants ». L’abandon radical – au moins en théorie – du culte des saints et de leur possible intercession, la condamnation sévère des « superstitions » romaines, images pieuses, cierges, pèlerinages, éventuelles reliques et autres eaux bénites, renvoyaient le croyant à un strict face-à-face avec Dieu dans les moments d’allégresse comme dans les temps de souffrance.

Elle nous engloutit avec notre navire
Elle nous engloutit avec notre navire |

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Refuser la fatalité de la mort

Sans que l’on sache vraiment si les navigateurs réformés en péril n’invoquaient pas en silence les saints de l’ancienne religion, on remarque, à l’inverse, que plus on avance dans le cours du 18e et du 19e siècle, moins les récits de naufrage ou même les ex-voto peints se réfèrent aux intercesseurs célestes. C’est en particulier le cas d’officiers qui relatent la teneur de leur oraison adressée en priorité à l’Être suprême. Cette discrétion prononcée à l’endroit du Dieu des chrétiens, auquel se substituent un ciel dépeuplé et une idée sublime, se trouvait déjà marquée à la veille de 1789 en France puisque, dans son récit de naufrage, La Monneraye ne signale aucune attente spirituelle de la part des victimes et La Pérouse, après le naufrage de trois canots de son expédition en Alaska en 1786, fait inscrire sur le cénotaphe : « Qui que vous soyez, mêlez vos larmes aux nôtres. » Face au naufrage, quelques documents semblent indiquer une autre partition des attitudes spirituelles, non plus sociale ni même tout à fait confessionnelle mais géographique et culturelle. Après les années 1750, les marins des nations « éclairées », France ou Angleterre, refusent eux aussi plus fermement la fatalité de la mort, certes soutenus par « l’assistance de la divinité » en se battant jusqu’au bout tandis que, venus de contrées encore archaïques, « les Russes et les Espagnols, désespérant du salut commun, se jettent à genoux, les mains tendues vers le ciel, ils supplient Dieu de leur faire grâce d’une bonne mort et lui demandent le pardon de leurs péchés ».

Les dangers du sauvetage en mer
Les dangers du sauvetage en mer |

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Canot retourné par la mer
Canot retourné par la mer |

Bibliothèque nationale de France

Les recours traditionnels ne s’évanouissent pas pour autant. Même les ex-voto peints, dont le ciel est devenu vide, restent l’expression d’un vœu fervent ; les prières des naufragés du 19e siècle, celles des pêcheurs, en particulier, s’adressaient aux saints tutélaires et peut-être plus encore à Marie dans ce siècle d’hyperdulie triomphante. La protection contre ces tragédies lointaines, soudaines, redoutables, se trouvait encore portée par la foi.

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