Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

L’inscription du nom divin dans le judaïsme et l’islam

Pentateuque
Pentateuque

Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
Si, dans les deux grandes religions du Livre que sont le judaïsme et l’islam, Dieu se révèle d’abord par la parole, l’écriture de son nom tend à faire coïncider de manière absolue le Verbe et son image, récapitulant ainsi, dans cette oscillation entre dessin et parole, toute l’histoire de l’écriture. Au bord du nom divin, l’écriture s’arrête, frappée d’un double interdit : celui, dans la tradition islamique, de figurer l’infigurable, de représenter un dieu dont le visage doit rester caché ; celui, dans la tradition juive, de nommer un dieu ineffable dont les quatre consonnes du tétragramme ne livrent que le corps silencieux.

« À l’heure où Moïse monta sur les hauteurs, il trouva le Saint, béni soit-il, assis et occupé à nouer de petites couronnes aux lettres de la Torah » (Talmud de Babylone, Menahot 29 b). Ainsi, selon la tradition talmudique, c’est Dieu lui-même qui pose sur les consonnes hébraïques les signes-voyelles qui tout à la fois fixent la lecture du texte sacré et ouvrent les voies de l’interprétation.

Pour les poètes musulmans, les signes vocaliques ne sont pas des couronnes, mais autant de fleurs dans le jardin de l’écriture coranique qu’ils émaillent de leurs encres colorées. L’écriture du texte sacré a le double devoir de rendre aussi fidèlement que possible la Parole divine et d’être pour l’œil une expérience aussi riche que l’est pour l’oreille la voix qui chante les versets ou les sourates. Dans la tradition hébraïque comme dans la tradition islamique, ces images révèlent le statut privilégié de l’écriture, comparable à celui de la peinture d’icône, dans la tradition chrétienne, chacune de ces traditions prolongeant la présence divine, l’une par la représentation de la personne révélée de Jésus-Christ, les autres par la manifestation du texte révélé.

Parce que, selon Deutéronome, 9, 10, la Torah a été écrite par le doigt de Dieu, l’idée s’impose que l’écriture elle-même est par essence divine. Si les traditions juive et islamique ont été ici rapprochées, c’est non seulement à cause du statut privilégié qu’elles accordent à l’écriture, seul vecteur de la révélation divine à l’exclusion de tout autre art, mais aussi à cause du jeu sur le sens qu’introduit, dans les langues sémitiques, l’absence de voyelles écrites. L’hébreu et l’arabe ne notent que les consonnes, le corps du texte, l’âme étant représentée par les voyelles que choisit le souffle humain et qui seules fixent le mot.

Le sens d’un texte sans voyelles reste indéterminé, ce qui est inacceptable pour le texte divin, Torah ou Coran, qui ne saurait souffrir de fautes de lecture. Pour pallier les faiblesses de la tradition de lecture à voix haute, qui seule permet de transmettre la prononciation juste - et donc l’interprétation - du texte, des signes-voyelles sont introduits au début du 8e siècle de notre ère dans l’écriture hébraïque du texte biblique, toujours lu vocalisé au Moyen Âge, d’après la tradition (ou massore) de Tibériade qui s’impose alors, et dès le 7e siècle en Islam (sous le calife Abd al-Malik).

Écriture et Révélation sont intimement liées

C’est par écrit que Dieu donne les Tables de la Loi, par écrit qu’est consignée la dictée du Coran - entraînant le développement et la diffusion de l’écriture de la langue arabe. La Révélation prend toute sa force parce qu’elle est révélation des noms divins. Les noms désignant Dieu scandent le Coran tout entier, inlassablement répétés, mis en rime de fin de verset, accentués en clausule de sourate, obsédant la mémoire.

La litanie des noms divins constitue un résumé du livre saint, au point de devenir une liste close de quatre-vingt-dix-neuf noms, récités et médités par l’égrenage des quatre-vingt-dix-neuf grains du chapelet, liste enluminée, vendue à la sortie des mosquées, soutien de méditation et de prière : « Dieu a quatre-vingt-dix-neuf noms - cent moins un - et quiconque les garde en mémoire entrera au paradis », dit en effet un hadith (tradition orale des dits et faits du Prophète) célèbre. Bien plus nombreux sont en réalité les noms de Dieu si l’on entend par là les qualificatifs qui peuvent lui être appliqués : le Très-Puissant, le Bien-Informé, le Créateur, le Juste, le Bienfaisant, le Donateur, le Très-Indulgent...

Comme les noms bibliques hébreux - Adonaï (le Seigneur), ’Elyon (le Très-Haut) ou Élohim (Dieu) ou encore Shaddaï (le Tout-Puissant) -, ils cherchent, dans leur multiplicité, à embrasser les infinis aspects de Dieu sans jamais parvenir à les épuiser.

Or, dans la tradition sémite comme dans la mythologie égyptienne, connaître le nom de la divinité c’est avoir un pouvoir sur elle en étant assuré d’être exaucé par l’invocation de son nom. Le nom, témoignant de l’essence et de la puissance de celui qui le porte, bénéficie d’une efficience d’ordre magique.

Les talismans arabes combinent ainsi, avec des noms d’anges et d’êtres mythiques, des versets coraniques et des figures d’hommes ou d’animaux, des mains humaines ou des carrés magiques, les noms divins, tels quels ou en tables de numération jouant sur les valeurs numériques des lettres. Les noms divins inscrits dans des cartouches servent de décoration épigraphique aux couleurs de l’or et du bleu, symbole de l’infini sur lequel ouvre le ciel. Ces inscriptions arabes ou persanes ont elles aussi une valeur mystique, presque magique : se concentrer sur elles, c’est tenter de pénétrer plus intimement la substance divine, c’est goûter un peu à l’infini et à l’éternel.

La perfection calligraphique obscurcit la lecture mais l’illisible ouvre les fenêtres de l’âme à la radiance divine. Plus le texte paraît incompréhensible, plus il irradie de la beauté des « signes de Dieu » que sont les versets. L’ornementation des versets se décline en une infinité de possibilités pour le nom d’Allah, seul nom propre de Dieu : fleurs, étoiles, dessins de toutes sortes viennent embellir l’espace entre les deux l, les modes d’ornementation permettant de dater les écritures. Là encore, le Nom est à la fois donné à lire et escamoté dans les plis de la calligraphie. Cela est surtout vrai de la calligraphie coufique (élaborée dans la ville de Coufa en Irak, le premier centre de culture islamique) dont la forme hiéroglyphique et hiératique réserve autant qu’elle révèle le sens des mots.

La solennité des lettres, parfois très éloignées les unes des autres, semble proclamer la gravité du message qu’elles révèlent tandis que leur style cryptique laisse supposer que le message n’a pas été entièrement délivré, qu’il est encore en partie lié à son archétype, inviolable et non révélé, inscrit dans les tablettes des cieux (Coran LXXXV, 21-22). Le sacrement visuel qu’opère la calligraphie coranique n’est nullement lié à la lisibilité de l’écriture, et la calligraphie coufique fait écho au « trésor caché » de l’archétype coranique non révélé.

Le nom suprême

Les commentateurs se sont demandé si n’existaient pas d’autres noms encore que Dieu n’aurait pas révélés et surtout si n’existerait pas un nom suprême, un nom unique qui dise l’unicité divine. En Islam, le nom suprême est interprété comme étant l’un des noms révélés, mais sans qu’on sache duquel il s’agit ; selon certaines traditions kabbalistiques, le nom suprême serait autre que le tétragramme, et sa connaissance en serait réservée aux plus initiés. Dans le Deutéronome pourtant, le nom divin est révélé comme une brûlante signature du cœur du buisson ardent sous la forme de quatre lettres, YHWH (yud, hé, waw, hé) qui, avec l’aleph, servent en hébreu de lettres-voyelles (matres lectionis), tantôt voyelles et tantôt consonnes, symboles de l’esprit divin dans le corps de l’univers, lettres spirituelles par essence.

Si le tétragramme révélé est bien le nom suprême, il importe d’autant plus d’empêcher les usages magiques qui peuvent en être faits. De manière paradoxale, le Nom par lequel Dieu se nomme lui-même et qui permet de l’invoquer devient imprononçable. Proclamé, bientôt chuchoté par le grand prêtre au jour du Grand Pardon, il sort définitivement, avec la destruction du Temple, de la sphère acoustique. Dans l’écriture même ne subsistent que les quatre consonnes sans voix, YHWH. À la vocalisation perdue du nom ineffable sont substituées les voyelles du nom Élohim, Dieu, ou Adonaï, c’est-à-dire Seigneur. Ce qui est lu (qeré) ne correspond pas à ce qui est écrit (ketiv). Généralement, pour respecter l’interdiction d’ajouter la moindre lettre au texte divin, c’est en marge que la massore (tradition) donne la vocalisation de substitution.

Certains manuscrits grecs conservent le tétragramme écrit en lettres hébraïques. La force de ce silence a doué le nom ineffable d’une insondable profondeur, renforçant la croyance en un pouvoir de ce Nom et en la valeur de son utilisation pour des charmes ou des amulettes, alors même que les précautions prises étaient destinées à en éviter un usage irresponsable. Mais sur les amulettes ou dans les incantations, le tétragramme s’efface, remplacé par les substituts que sont les qualificatifs bibliques. L’usage des noms divins dans les papyrus magiques grecs, qui transcrivent en lettres grecques ces noms hébreux, permet de suivre le long processus qui conduit à rayer le nom ineffable même de la sphère de l’écriture. Seul le texte biblique en est finalement le dépositaire silencieux.

Feuillet d’un coran en écriture coufique
Feuillet d’un coran en écriture coufique |

© Bibliothèque nationale de France

Rayé de la sphère acoustique dans la tradition juive, effacé dans la calligraphie coufique, déguisé dans l’écriture hébraïque (puisqu’il ne porte pas ses propres voyelles), le nom divin est à la fois écrit et caché, trésor voilé des interprétations mystiques et magiques sémitiques.

Provenance

Cet article provient du site L’aventure des écritures (2002).

Lien permanent

ark:/12148/mmtm0zgtg2d1m