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Le Tristan de Beroul et celui de Thomas

Tristan et Iseut dans la forêt
Tristan et Iseut dans la forêt

© Bibliothèque nationale de France

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Bien que l'histoire des amants de Cornouailles soit connue très tôt, il ne reste que des fragments des premiers romans français qui la racontent : dans les années 1170, deux auteurs, Béroul et Thomas, mettent en vers le Roman de Tristan. Ils proposent à la même époque deux versions au ton très différent. C'est en combinant leurs vers avec la réécriture en prose et les traductions étrangères que l'on peut reconstituer la légende de Tristan.

Le roman de Tristan de Béroul

Les vers laissés par Béroul passent pour être la marque d’une certaine brutalité, ou du moins d’un certain réalisme. L’univers dans lequel se place l’auteur est celui de la féodalité : Marc et son neveu Tristan sont liés par un lien de parenté mais aussi par un lien vassalique. Les amants sont poursuivis par la malveillance de barons félons jaloux de la préférence du roi pour son neveu. Des usages juridiques sont évoqués : la condamnation d’Iseut au bûcher, son jugement selon les usages de l’époque lors d’un procès public et oral. Les amants sont soumis à une succession de pièges et de dénonciations dont ils sortent grâce à la ruse le plus souvent. Sont dessinés des personnages forts : Iseut est celle qui réfléchit, manie les propos mensongers et les serments ambigus, tantôt reine rayonnante de beauté, tantôt amante soumise aux pires souffrances morales et physiques ; Tristan est tourné vers l’action ; la figure royale avec le personnage de Marc est affaiblie, parfois ridiculisée. Des scènes dramatiques et théâtrales sont montrées : celle où Tristan rejoint Iseut dans son lit en croyant déjouer la ruse préparée par le nain Froçain qui a répandu de la fleur de farine entre les deux lits, la scène où Iseut échappe au bûcher mais est donnée aux lépreux, la scène où les amants poursuivis se réfugient dans une « loge de feuillage » dans la forêt de Morois et sont découverts par le roi, la scène enfin où Iseut se justifie publiquement et clame son innocence.

Le roman de Tristan de Thomas

Très différent du texte de Béroul, bien que contemporain, le roman de Tristan composé vers 1170 par Thomas d’Angleterre, clerc à la cour d’Henri Plantagenêt et Aliénor d’Aquitaine, permet d’imaginer la suite et le dénouement de cette histoire. Six fragments nous sont parvenus : les amants sont découverts endormis par le roi et le nain dans un verger, Tristan se marie avec une autre femme qui s’appelle Iseut aux Blanches Mains, Tristan qui pense toujours à celle qu’il aime, Iseut la Blonde, fait réaliser une salle contenant des statues évoquant son amour, Tristan et Kaherdin se rendent en Angleterre afin de revoir Iseut la Blonde, Tristan retourne en Petite-Bretagne et enfin Tristan et Iseut meurent ensemble.
Thomas dit avoir entendu les récits de différents conteurs bretons, en particulier d’un certain Bréri, poète gallois, et les avoir utilisés pour écrire un roman auquel il prétend donner une unité. Il choisit pour son récit une tonalité très différente de celle de Béroul. Le conflit féodal entre Marc et Tristan est laissé de côté. Discours et monologues se multiplient afin d’expliciter les sentiments des personnages. Certes il redit la force de l’amour qui unit les jeunes gens, mais a surtout le désir d’adapter cette histoire aux exigences de la fin’amor : la passion n’est pas due à la magie d’un philtre, mais au choix de chacun des amants pour l’autre. La culpabilité n’existe pas car la conduite de Tristan et Iseut se justifie ici totalement par la morale courtoise qui exalte l’amour adultère. Thomas cherche essentiellement la « verur », c’est-à-dire vérité des sentiments et la vraisemblance des caractères. Tristan est un personnage qui se livre à l’introspection, est souvent hésitant, souffre de profonds tourments loin de celle qu’il aime ; ses choix l’entraînent vers de nouvelles souffrances. L’existence de Tristan n’est plus, en l’absence de toute possibilité d’être heureux avec Iseut, qu’une série de renoncements : à sa position sociale, au monde chevaleresque et à tout bonheur personnel.
C’est ainsi que Thomas d’Angleterre insiste sur le fait que Tristan décide d’épouser une autre femme dans l’espoir d’oublier celle qu’il aime. Il supporte mal non seulement d’être séparé d’elle, mais aussi d’imaginer qu’elle accepte de partager le lit de son époux, le roi Marc. Il choisit Iseut aux Blanches mains, sœur de son ami Kaherdin, double de la reine par le nom et la beauté, mais il ne trouve pas l’apaisement dans ce mariage, incapable d’oublier Iseut la Blonde et de la remplacer. L’auteur se complaît ici à analyser longuement les tourments de Tristan, recourant à tous les artifices de la rhétorique.

La scène de la mort des deux amants est la plus belle illustration du pathétique qui caractérise le récit de Thomas. Lors d’un combat contre six redoutables chevaliers, frères d’Estout l’Orgueilleux, Tristan est mortellement blessé. Il demande à Kaherdin de prévenir Iseut la blonde qui seule pourra le guérir. Celle-ci tente de le rejoindre en Petite-Bretagne, mais retardée par les péripéties de la traversée en mer arrive trop tard pour le sauver. Le drame final est causé par l’épouse de Tristan, Iseut aux Blanches Mains, qui par jalousie lui ment et lui fait croire que le bateau qui approche arbore une voile noire et non une voile blanche, ce qui signifie qu’Iseut n’est pas sur le bateau. Tristan pensant que son amie ne viendra pas se laisse mourir. La douleur d’Iseut la Blonde est alors à son comble : « Ami Tristan, quand je vous vois mort, je ne puis ni ne dois continuer à vivre. Vous êtes mort par amour pour moi, et moi mon bien-aimé, je meurs de douleur de n’avoir pu venir à temps. » (vv.3233-36).

Thomas insiste sur l’impossibilité physique que connaissent les amants de vivre l’un sans l’autre. Cela le conduit à construire une superbe scène où Iseut s’étend sur le corps de Tristan et, lui baisant la bouche et le visage, se laisse mourir à son tour : « Corps contre corps, bouche contre bouche, elle rend l’âme aussitôt, mourant ainsi auprès de lui de la douleur qu’elle ressent pour son ami. » (vv. 3267-70)

Cette scène est l’une de celles qui sont restées au-delà des siècles dans la mémoire des lecteurs et a donné à cette histoire d’amour une grandeur et une beauté inégalées.

Un lai de Marie de France

Les aventures des amants ont donné naissance à un certain nombre de petits récits autonomes qui chantent volontiers la souffrance due à la séparation. L’un des plus célèbres est le Lai du Chèvrefeuille composé par Marie de France vers 1165, qui en 118 vers, reprend l’évocation courtoise de l’amour de Tristan et Iseut. Les amants se retrouvent en forêt, pour quelques minutes de bonheur, grâce à une ruse de Tristan qui a écrit sur une baguette le coudrier son nom afin d’avertir la reine de sa présence. Il grave aussi son amour en une formule superbe évoquant la façon dont le chèvrefeuille s’enlace autour du coudrier et ne peut plus en être séparé : « Belle amie : il en est ainsi de nous ; ni vous sans moi ni moi sans vous. » (v. 77-78)

Marie de France qui prétend avoir lu cette histoire dans un livre en connaît l’issue tragique et rappelle que cet amour valut bien des souffrances aux amants avant de causer leur mort le même jour.

D’autres textes nous sont parvenus sous forme d’extraits qui choisissent de raconter comment Tristan, obligé de vivre loin de la reine, cherche à la revoir. Il s’agit des Folies (manuscrits de Berne et d’Oxford). Traversant la mer Tristan se présente à la cour déguisé en fou ou en jongleur afin de revoir celle qu’il aime. Iseut peine parfois à identifier Tristan sous ces déguisements alors que le chien Husdent lui reconnaît son maître. Là encore il s’agit de raconter quelques moments de bonheur que les amants peuvent savourer grâce à la ruse et au mensonge.

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