La petite madeleine de Proust

La « petite madeleine » de Proust est l’un des objets les plus familiers de la littérature universelle. Avant de découvrir le livre, la plupart des lecteurs savent qu’elle fut d’abord « quelques tranches de pain grillé », puis une biscotte, auparavant du pain rassis, et que la page mémorable, véritable ouverture du roman, a connu de nombreuses versions entre 1908, ou même 1907, et 1913. Lorsque le narrateur goûte la madeleine trempée dans le thé que sa mère lui offre un triste jour d’hiver, il est envahi par un intense bonheur, une sorte d’extase mystérieuse, et il accède au monde de Combray dans son authenticité : « Et comme dans ce jeu ou les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plonges s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé »  (I, 47).

Il faudra longtemps, près de trois mille pages, avant que le secret de la madeleine, l’explication du bonheur qu’elle procura au narrateur lui soient révélés, ainsi qu’à nous, dans Le Temps retrouvé. Mais le lecteur n’ignore pas qu’ils ont pour nom « mémoire involontaire », et que celle-ci offrit à Proust la fondation théorique ou philosophique de son roman. Opposée à la mémoire volontaire, à la mémoire de l’intelligence ou de la tête, c’est la mémoire de l’intuition, de la sensation et du corps.