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Brouillon de la lettre 62

Julie ou La Nouvelle Héloïse, première partie, lettre 62 « de Claire à Julie »
Brouillon de la lettre 62
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Rousseau accorde une grande importance aux traces de son travail d'écrivain : les manuscrit du « brouillon » et de la « copie personnelle » qu'il a conservés de son roman permettent de suivre l'élaboration du texte. Entré en 1799 à la bibliothèque de l'Assemblée nationale, le « brouillon » a été compilé à partir de feuillets arrivés épars et sans classement à la Convention.

Rousseau partage ses pages en deux, ménageant un espace pour l'écriture sur la colonne de droite et un espace pour les ajouts et corrections sur la colonne de gauche. Pour déchiffrer ce feuillet très surchargé d'écriture, il faut donc lire le texte courant dans la colonne de droite, en insérant les paragraphes écrits dans la marge de gauche, qui viennent se subsistuer au texte initial quand celui-ci est rayé.

Première partie, Lettre 62 de Claire à Julie : « Faudra-t-il toujours, aimable cousine, ne remplir envers toi que les plus tristes devoirs de l’amitié ? Faudra-t-il toujours dans l’amertume de mon cœur affliger le tien par de cruels avis ? Hélas ! tous nos sentiments nous sont communs, tu le sais bien, et je ne saurais t’annoncer de nouvelles peines que je ne les aie déjà senties. Que ne puis-je te cacher ton infortune sans l’augmenter ! ou que la tendre amitié n’a-t-elle autant de charmes que l’amour ! Ah ! que j’effacerais promptement tous les chagrins que je te donne ! 

Hier, après le concert, ta mère en s'en retournant ayant accepté le bras de ton ami et toi celui de M. d'Orbe, nos deux pères restèrent avec milord à parler de politique ; sujet dont je suis si excédée que l'ennui me chassa dans ma chambre. Une demi-heure après j'entendis nommer ton ami plusieurs fois avec assez de véhémence :je connus que la conversation avait changé d'objet, et je prêtai l'oreille. Je jugeai par la suite du discours qu'Edouard avait osé proposer ton mariage avec ton ami, qu'il appelait hautement le sien, et auquel il offrait de faire en cette qualité un établissement convenable. Ton père avait rejeté avec mépris cette proposition, et c'était là-dessus que les propos commençaient à s'échauffer. "Sachez, lui disait milord, malgré vos préjugés, qu'il est de tous les hommes le plus digne d'elle et peut-être le plus propre à la rendre heureuse: Tous les dons qui ne dépendent pas des hommes, il les a reçus de la nature, et il y a ajouté tous les talents qui ont dépendu de lui. Il est jeune, grand, bien fait, robuste, adroit ; il a de l'éducation, du sens, des mœurs, du courage ; il a l'esprit orné, l'âme saine ; qui lui manque-t-il donc pour mériter votre aveu ? La fortune ? Il l'aura. Le tiers de mon bien suffit pour en faire le plus riche particulier du pays de Vaud, j'en donnerai s'il le faut jusqu'à la moitié. La noblesse ? Vaine prérogative dans un pays où elle est plus nuisible qu'utile. Mais il l'a encore, n'en doutez pas, non point écrite d'encre et de vieux parchemins, mais gravée au fond de son cœur en caractères ineffaçables. En un mot, si vous préférez la raison au préjugé, et si vous aimez mieux votre fille que vos titres, c'est à lui que vous la donnerez."

Là-dessus ton père s'emporta vivement. Il traita la proposition d'absurde et de ridicule ! "Quoi ! milord, dit-il, un homme d'honneur comme vous peut-il seulement penser que le dernier rejeton d'une famille illustre aille s'éteindre ou dégrader son nom dans celui d'un quidam sans asile et réduit à vivre d'aumônes ?... Arrêtez, interrompit Edouard ;vous parlez de mon ami, songez que je prends pour moi tous les outrages qui lui sont faits en ma présence, et que les noms injurieux à un homme d'honneur le sont encore plus à celui qui les prononce. De tels quidams sont plus respectables que tous les hobereaux de l'Europe, et je vous défie de trouver aucun moyen plus honorable d'aller à la fortune que les hommages de l'estime et les dons de l'amitié. Si le gendre que je vous propose ne compte point, comme vous, une longue suite d'aïeux toujours incertains, il sera le fondement et l'honneur de sa maison comme votre premier ancêtre le fut de la vôtre. Vous seriez-vous donc tenu pour déshonoré par l'alliance du chef de votre famille, et ce mépris ne rejaillirait-il pas sur vous-même ? Combien de grands noms retomberaient dans l'oubli, si l'on ne tenait compte que de ceux qui ont commencé par un homme estimable ! »

© Bibliothèque de l’Assemblée Nationale

  • Date
    18e siècle, vers 1756-1757
  • Auteur(es)
    Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), auteur
  • Description technique
    Manuscrit autographe sur papier
  • Provenance

    Paris, Bibliothèque de l’Assemblée nationale, V 4980, p. 9

  • Lien permanent
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