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Jeu de cartes aux enseignes latines

Jeu de cartes aux enseignes latines
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« Cet officier se nommait d’Entragues, était bel homme, quoique maigre, et ne manquait ni d’esprit ni d’usage du beau monde.
Il y avait deux jours que nous n’avions pas joué, quand après dîner, il vint me demander si je voulais qu’il me donnât une revanche.
― Je ne m’en soucie pas, lui dis-je, car nous ne sommes pas des joueurs à l’unisson. Je joue pour mon plaisir, parce que le jeu m’amuse, tandis que vous jouez pour gagner.
― Comment cela ? Vous m’offensez.
― Ce n’est pas mon intention ; mais à chaque fois que nous nous sommes entrepris, vous m’avez abandonné au bout d’une heure.
― Vous devez m’en savoir gré, car n’étant pas de ma force, vous perdriez nécessairement beaucoup.
― Cela se peut mais je n’en crois rien.
― Je puis vous le prouver.
― J’accepte ; mais le premier qui quittera la partie perdra cinquante louis.
[...] Il était trois heures lorsque nous nous mîmes à jouer, et à neuf heures, d’Entragues me dit que nous pouvions aller souper.
― Je n’ai pas faim, mais vous êtes le maître de vous lever, si vous voulez que je mette les cent louis dans ma poche.
Il se mit à rire et continua de jouer. [...] Tous les spectateurs allèrent souper et revinrent nous tenir compagnie jusqu’à minuit. [...] À six heures du matin les buveurs et les buveuses d’eau commencèrent à circuler et tous nous félicitaient de notre constance, et nous, nous avions l’air de bouder. [...] À neuf heures la belle Saxe arriva, et peu d’instants après Mme d’Urfé avec M. de Schaumbourg. Ces dames d’un commun accord nous conseillèrent de prendre une tasse de chocolat. D’Entragues y consentit le premier, et me croyant à bout, il se prit à dire :
― Convenons que le premier qui demandera à manger, qui s’absentera pour plus d’un quart d’heure ou qui s’endormira sur sa chaise aura perdu sa gageure.
― Je vous prends au mot, m’écriai-je, et j’adhère à toute autre condition aggravante qu’il vous plaira de proposer.
[...] À midi on nous appelle pour dîner, mais nous répondons ensemble que nous n’avons pas faim. Sur les quatre heures nous nous laissâmes persuader de prendre un bouillon. Quand vint l’heure du souper, tout le monde commença à trouver que l’affaire était sérieuse, et Mme de Saxe nous proposa de partager le pari. [...] Pour moi, j’étais sensible à la perte, mais bien peu comparativement au point d’honneur. J’avais l’air frais tandis qu’il avait l’air d’un cadavre déterré, sa maigreur prêtant beaucoup à cette fantasmagorie. [...] j’étais décidé à vaincre ou à ne céder la victoire à mon antagoniste qu’au moment où je tomberais mort.
La société avant souper ne revint pas ; on nous laissa vider notre différent tête à tête. Nous jouâmes toute la nuit, et j’observais la figure de mon adversaire autant que son jeu. À mesure que je la voyais se décomposer, il faisait des écoles ; il brouillait ses cartes, il comptait mal et écartait souvent de travers. [...] À neuf heures, Mme de Saxe arriva ; son amant était en perte. [...] On nous fit servir un bouillon, mais d’Entragues qui était au dernier période de faiblesse, éprouva un si grand malaise dès qu’il l’eût avalé que, chancelant sur sa chaise et tout couvert de sueur, il s’évanouit. On se hâta de l’emporter. [...]
D’Entragues ne sortit que le lendemain. Je m’attendais à quelque querelle, mais la nuit porte conseil, et je me trompai. Dès qu’il me vit, il vint à moi, m’embrassa et me dit :
― J’ai accepté un pari fou mais vous m’avez donné une leçon dont je me souviendrai toute ma vie, et je vous en suis reconnaissant. »

Histoire de ma vie, I, p. 755-757.

Bibliothèque nationale de France

  • Date
    1753
  • Lieu
    Venise
  • Provenance

    BnF, département des Estampes et de la photographie, Réserve Kh-167 (173-188)

  • Lien permanent
    ark:/12148/mm126200148d