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Mémoires d’outre-tombe : histoire des manuscrits

Livre sur Madame Récamier
Livre sur Madame Récamier

Bibliothèque nationale de France

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Les Mémoires d’outre-tombe furent une entreprise de longue haleine qui a été conduite, de manière intermittente mais obstinée, à travers une vie entière. Ce « travail de trente années » et même davantage (puisque Chateaubriand continua de les retoucher jusqu'à la veille de sa mort) a néanmoins laissé peu de traces écrites.

J’ai commencé à écrire ces Mémoires à la Vallée-aux-Loups le 4 octobre 1811 ; j'achève de les relire en les corrigeant à Paris ce 25 septembre 1841.

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Quatrième partie, Livre X, 1848

La rareté des sources manuscrites

Une raison très simple explique le peu de traces écrites : certes, Chateaubriand a été, comme Flaubert ou Proust, un écrivain perfectionniste, pour ne pas dire un maniaque de la correction ; en revanche, il a presque toujours eu soin de faire disparaître ses brouillons. Aucun fétichisme du premier jet chez ce professionnel de la littérature pour qui ne compte, en dernière instance, que le lecteur futur du texte imprimé, et qui, dans une perspective toute classique, privilégie le « produit fini  » destiné au public. Loin de vouloir, comme certains, constituer lui-même les archives de son œuvre, il a tendance au contraire à éliminer les « avant-textes », au point de souligner le caractère exceptionnel de ses propres infractions à cette règle.

Chateaubriand aux ruines de Carthage
Chateaubriand aux ruines de Carthage |

Bibliothèque nationale de France

Ainsi, après son pèlerinage en Orient, le voyageur avait conservé une liasse de notes prises en cours de route. En tête de ce manuscrit intitulé Journal de Jérusalem, nous pouvons lire ces lignes tardives : « J’ai détruit tous mes manuscrits ; le seul qui me reste est celui de mon voyage à Jérusalem, parce que je l’ai écrit au milieu de la mer et des tempêtes, dans l’année 1807. Je n’ai pas eu le courage de le brûler parce qu’il ressemble trop à toute ma vie. »

Chateaubriand a procédé de la même façon avec les Mémoires d’outre-tombe. Les rares manuscrits, copies ou autographes, qui sont parvenus jusqu’à nous sont des « rescapés », pour des raisons et selon des modalités diverses. C’est dire leur importance. Ils nous font pénétrer pour ainsi dire par effraction sur le chantier des Mémoires, et sont pour le critique-historien de la littérature des témoignages irremplaçables.

Les Mémoires de ma vie

La version la plus ancienne des Mémoires a pour titre Mémoires de ma vie commencés en 1809. Dans cette autobiographie « intimiste » à la Rousseau, le mémorialiste retraçait une histoire complète de sa jeunesse jusqu’à la fin de son émigration en Angleterre. Des onze livres déjà rédigés lorsque ce travail fut interrompu en 1822, nous ne connaissons plus que les livres I, II et III, achevés en 1817. Ce récit de son enfance à Saint-Malo, de ses années de collège, enfin de son adolescence à Combourg, revêtait pour Chateaubriand une valeur particulière, à la fois personnelle et familiale. Il renonça donc à le détruire, mais inscrivit après coup sur la première page la note suivante : « Seule partie qui me reste du Ier manuscrit de mes Mémoires écrit de ma propre main. Tout le reste, corrigé, raturé, a été brûlé après que Hyacinthe en a fait une copie complète (note écrite en 1840 au moment où j’achève de brûler tous mes papiers). »

Ces quelque trois cents feuillets furent partagés après sa mort entre les membres de sa famille, puis dispersés. Néanmoins, un nombre considérable de ces fragments a pu être retrouvé, puis répertorié.

Manuscrit autographe de Mémoires de ma vie
Manuscrit autographe de Mémoires de ma vie |

Bibliothèque nationale de France

Les Mémoires d’outre-tombe

Lorsque Chateaubriand, après la révolution de Juillet, décida de reprendre la rédaction de ses Mémoires, ce fut dans une perspective élargie qu’il devait formuler dès le mois de juillet 1832 dans une « Préface testamentaire » : « Si j’étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes de mon temps. »

Après avoir retenu un nouveau titre plus approprié à ses nouvelles intentions, le mémorialiste commença par réécrire entièrement les Mémoires de ma vie qui vont devenir la première partie des Mémoires d’outre-tombe, au total douze livres. Il leur ajouta en 1833 six livres supplémentaires qui allaient former le noyau de la quatrième. Enfin, de 1836 à 1839, il compléta le « corps central » du monument (Empire et Restauration). Il ne lui restait plus à rédiger qu’une conclusion générale à laquelle il mettra le point final dans les dernières semaines de 1841.

« Avenir du monde »
« Avenir du monde » |

Bibliothèque nationale de France

Au printemps 1836, une société en commandite avait réussi à se constituer pour acquérir par avance les droits de publication des Mémoires, moyennant une somme importante, complétée par une rente viagère qui devait être servie jusqu’à sa mort au vieil écrivain. À charge pour ce dernier, à mesure que son travail avançait, de faire reporter sur des copies-témoins toutes les retouches qu’il se réservait la possibilité de faire jusqu’à la fin sur son propre manuscrit. La première de ces copies serait déposée au siège de la Société propriétaire, la seconde chez un notaire. Ce système compliqué de garantie mutuelle entraîna une multiplication des copies parallèles ; il encouragea aussi Chateaubriand, au cours des années suivantes, à faire subir à son texte de nombreuses modi­fications. Il en résulta une certaine confusion qui aura sa part de responsabilité dans la désastreuse publication posthume de 1848-1850. 

Malgré les scrupules indéniables des exécuteurs testamentaires, cette édition originale en douze volumes ne reproduisait pas le texte du dernier manuscrit ; elle effaçait de surcroît toute trace de sa subtile architecture ; c’était trahir en profondeur les intentions « épiques » du mémorialiste. Il faudra néanmoins attendre la seconde moitié du 20e siècle pour qu’un recours systématique à tous les manuscrits permette enfin de revenir à un texte plus conforme à ses dernières volontés. Il ne suffit pas du reste de recenser tous ces avant-textes : encore faut-il préciser leur statut réciproque puisque leur nature, leur date aussi bien que leur provenance sont très diverses.

De transcription en transcription

La première copie de 1840

Un personnage obscur a joué dans cette histoire un rôle central : Hyacinthe Pilorge, le secré­taire de Chateaubriand. Demeuré à son service pendant vingt-cinq ans, il fut le principal artisan de la transcription des Mémoires d’outre-tombe dont il connaissait le texte mieux que personne. Il avait en effet pour mission de « mettre au propre » au fur et à mesure tout ce qu’écrivait ou dictait son patron ; il avait même fini par être le seul à pouvoir déchiffrer son écriture, rendue de plus en plus illisible par les rhumatismes. C’est à partir de sa « dactylographie » que Chateaubriand pouvait ensuite se relire, puis se corriger ; et lorsque la nouvelle page se recouvrait à son tour de trop nom­breuses ratures, Pilorge procédait à une nouvelle mise au net.

C’est lui qui exécuta en 1840 la pre­mière copie intégrale des Mémoires d’outre-tombe. Ce manuscrit représenta longtemps le texte de référence, dont les « doubles » furent ensuite envoyés à qui de droit. C’est alors un ensemble de plus de quatre mille pages, regroupées par livres dans des chemises de carton, et où chaque feuillet pouvait être corrigé, déplacé ou remplacé à volonté. Ce travail achevé (en 1841), le mémorialiste laissa « reposer » son œuvre pour quelque temps.

Les brouillons rescapés

Feuillet sauvé du feu
Feuillet sauvé du feu |

Bibliothèque nationale de France

On se rappelle que Pilorge avait reçu, parallèlement, la consigne de faire disparaître tous les brouillons ou versions intermédiaires, désormais inutiles. Mais ces « rogatons » qu’on lui enjoignit alors de brûler faisaient la fierté de Hyacinthe. Ce serait la preuve, plus tard, qu’il aurait été le collaborateur, voire le confident, du plus grand écrivain français. Aussi ne voulut-il pas se séparer de ces « papiers » condamnés au feu (près de six cents feuillets). Sans en rien dire à personne, il les réserva, puis les emporta avec lui lorsqu’il fut congédié, au mois de juillet 1843, pour des raisons obscures, mais indépendantes de ce « larcin » que Chateaubriand semble avoir toujours ignoré.

Ces brouillons dormaient oubliés dans un placard lorsqu’ils furent retrouvés par hasard dans une villa suisse, en 1938. Après de longues et difficiles tractations, ils finirent par être dispersés sur le marché des autographes au cours des années soixante, sans avoir pu être répertoriés ni collationnés dans leur intégralité. Exception faite de quelques séries acquises par des institutions accessibles (fondation Bodmer, bibliothèques universitaires suisses ou américaines), la plus grande partie de ce qu’il est aujourd’hui convenu de désigner sous le nom de « manuscrit de Genève » est retournée à la clan­destinité dans de très particulières collections. Du moins ce qui a pu en être publié suffit à démontrer son intérêt.

Le manuscrit de 1845

Une circonstance imprévue (le rachat par Émile de Girardin du droit de publier les Mémoires en feuilleton dans La Presse, son quotidien à succès, avant qu’ils ne paraissent en volumes) obligea en 1844 Chateaubriand à reprendre son manuscrit pour procéder à une relecture systématique. Secondé par son nouveau secrétaire Daniélo, il multiplia les corrections de forme, allant jusqu’à supprimer des séquences entières. Malgré le nom usuel de « manuscrit de 1845 » qu’on a coutume de donner à ce manuscrit révisé, il s’agit en réalité de la copie établie en 1840 par Pilorge, parfois demeurée intacte, parfois recomposée, et souvent surchargée de corrections autographes.

La révision de 1846

Au début de 1846, le mémorialiste se laissa persuader par son entourage qu’il fallait consentir à des sacrifices supplémentaires. Il procéda donc à une dernière révision qui entraîna cette fois une réduction importante du volume du texte, puisqu’il fut alors amputé de près de cinq cents pages. Furent successivement éliminés : le livre consacré à Mme Récamier dans la troisième partie, et dans la quatrième plus de la moitié du séjour à Venise, ainsi qu’un livre composite, rédigé à la demande du duc de Noailles, mais à vrai dire assez mal venu. Chateaubriand ne livra toutefois pas au feu son ancien manuscrit (la copie de Pilorge avec les corrections de 1845). Il en conserva au moins la quatrième partie dans sa totalité pour la donner à Mme Récamier ; il avait aussi tenu à lui offrir le dossier complet du livre qu’elle avait inspiré.

Livre VII consacré à Venise
Livre VII consacré à Venise |

Bibliothèque nationale de France

Cette copie de 1846 représente le dernier manuscrit que le mémorialiste a eu entre les mains, et qui servit de base à la première édition des Mémoires. C’est pourquoi on lui donne en général le nom de « manuscrit de 1848 ». Il ne nous est parvenu que sous forme fragmentaire (sept livres sur quarante-deux). Une deuxième copie fut achevée quelques mois plus tard pour être déposée chez le notaire. Cette « copie de 1847 » existe toujours : elle a été conservée pendant cent cinquante ans dans la même étude parisienne. Certes, elle est dépourvue de toute correction autographe ; mais elle est complète. Elle est donc la seule à pouvoir nous donner une idée précise de la dernière « organisation » du texte. En revanche, la troisième copie, qui devait appartenir à la Société propriétaire, a disparu sans laisser de traces.

Ce rapide examen des méthodes de travail de Chateaubriand aide à comprendre une chose : c’est que jamais le manuscrit des Mémoires d’outre-tombe ne se présenta comme un manus­crit autographe continu (comme, par exemple, pour les Confessions de Jean-Jacques Rousseau). Les uniques témoignages sur lesquels nous puissions compter pour analyser les différentes phases de leur genèse sont donc soit des fragments de diverses époques, éliminés en cours de route et retrouvés par hasard, soit des copies anciennes, plus ou moins étendues, et sur lesquelles la proportion des interventions directes du mémorialiste est très variable.