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Le monocondyle : un délire graphique

Traité d’arithmétique
Traité d’arithmétique

© Bibliothèque nationale de France

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« D'un seul trait », c'est ainsi que l'on pourrait traduire le mot grec savant monokondylos qui désigne à l'époque byzantine et postbyzantine une écriture enchevêtrée, faite de boucles et de courbes, et dont la caractéristique matérielle essentielle est précisément la continuité parfaite du trait : aucune séparation ne vient interrompre le tracé de la plume sur la page.

Affectant un espace extrêmement limité, le plus souvent quelques mots seulement à la fin d'un document ou d'un livre, le monocondyle semble apparaître dans le domaine byzantin vers le 10e siècle de notre ère. Sans jamais se généraliser, il devient plus courant dans les siècles suivants, au point d'apparaître comme une des caractéristiques les plus spectaculaires de l'écriture grecque médiévale. Ce lien avec la civilisation grecque chrétienne lui vaut d'être employé jusqu'à nos jours dans les diplômes ecclésiastiques grecs.

D'apparence mystérieuse, voire fantaisiste et désordonnée, souvent indéchiffrables au premier abord, les monocondyles déconcertent l'œil moderne, habitué à une écriture sobre qui distingue nettement les unités syntagmatiques. Le tracé semble perpétuellement partir à la dérive, et le monocondyle apparaît comme une sorte de folie graphique dont le scribe serait la victime, presque à son insu.
L'apparence néanmoins est trompeuse. Si irrationnel qu'il semble, le monocondyle a sa rationalité propre, il occupe un lieu et une fonction bien définis. L'origine de ce phénomène graphique doit être recherchée, semble-t-il, dans l'écriture documentaire ; dans les actes ou diplômes, qu'ils soient publics ou privés, ce sont le plus souvent les noms des signataires de l'acte qui apparaissent sous la forme de monocondyle. Celui-ci affecte essentiellement la signature. L'excentricité du tracé garantit l'authenticité de la signature et donc de l'acte. Cette fonction rend parfaitement compte des caractéristiques principales du monocondyle ; virtuellement illisible et donc inimitable, le monocondyle doit rester déchiffrable et visible. Autrement dit, ce n'est pas le signifié qui disparaît derrière un signe qui serait devenu parfaitement opaque, mais c'est bel et bien le signifiant graphique qui se soustrait à la compréhension sans pour autant tout à fait disparaître. Réduire la transparence du signe sans détruire sa signification, voilà la délicate opération que doit accomplir le scribe. L'exercice, on en conviendra, exige une virtuosité singulière.

Cette difficulté fondamentale a incontestablement constitué un obstacle majeur pour la diffusion du monocondyle et ce n'est finalement que sous une forme atténuée que celui-ci s'est répandu hors du champ de l'écriture documentaire. En pénétrant dans le monde du livre, domaine par excellence de la calligraphie, le monocondyle a perdu sa fonction première : employé dans le colophon, cet appendice qui clôture le livre manuscrit, il est devenu simple phénomène décoratif, une sorte d'emphase graphique corrélative aux artifices décoratifs (bandeaux, titres à l'encre rouge, etc.) qui marquent le début d'un livre. La localisation du monocondyle dans le livre manuscrit est, on le voit, une réminiscence du lieu qu'il occupe dans les diplômes : c'est tout d'abord à la signature ou souscription du copiste qu'il est affecté. Le parallèle avec l'écriture documentaire ne doit cependant pas induire en erreur : dans le livre, la signature du scribe n'a qu'une valeur énonciative, elle ne se réfère en rien à un acte ou à une transaction qui la transcende, elle n'a aucune fonction juridique. Nul besoin de garantir l'authenticité d'un écrit, en l'occurrence d'un livre, dont la simple existence vaut déjà preuve irréfutable d'authenticité. Le recours à un système graphique dont la principale fonction est d'occulter le signifiant ne s'impose donc plus dans le livre. Même si, par une sorte de calque de la pratique documentaire, le monocondyle s'applique encore au domaine de la signature, il n'est plus alors exclusivement attaché à ce lieu ; simple décoration, il peut s'appliquer à n'importe quel élément du colophon, au point parfois de n'apparaître que dans le tracé du mot telos, « fin ».

Le transfert du monocondyle d'un domaine de l'écriture à un autre modifie sa nature : en entrant dans le livre, le monocondyle se charge d'une nouvelle signification. Dans le corps du livre, le scribe s'efface derrière le texte qu'il copie : à Byzance et dans le monde grec en général, l'écriture occupe un statut mineur, celui de simple outil de transmission, la seule chose qui compte est le contenu de pensée qu'elle transmet. Cette vision intellectualiste est sans doute à l'origine de la relative unité, monotonie pourrait-on dire, mais sans connotation négative, de l'écriture grecque en général. Le scribe, dès lors, ne peut s'exprimer qu'en marge, qu'en dehors de son texte : dans le colophon, le caractère extravagant du monocondyle est l'expression, la seule possible et autorisée, de l'individualité du scribe.