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Les constituants du modèle héroïque

Achille traînant le corps d'Hector
Achille traînant le corps d'Hector

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Un certain nombre de passages obligés jalonnent la description des héros : la naissance, l'épreuve, la reconnaissance, le défi au divin. Ils constituent le socle d'un « modèle héroïque » qui connaît néanmoins de nombreuses variations.

Les récits dans lesquels s’est exprimé le désir d’héroïsme, d’arrachement à la banalité de la vie, de supériorité sur le reste du monde, d’élévation à une condition quasi divine, forment un genre littéraire reconnaissable entre tous, l’épopée. L’analyse de ces productions conduit à discerner sous les variations un thème fondamental, un « modèle » (en anglais, pattern) : la manifestation de plus en plus éclatante du héros par des naissances successives jusqu’à sa naissance immortelle. La progression est rythmée par l'alternance naissance-mort-renaissance.

Les séquences du modèle héroïque

Le héros naît en général de parents illustres : son père ou sa mère est de nature divine (Héraklès, Achille) ; ou du moins ses parents sont des reflets terrestres de la divinité : rois, princes, êtres proches des dieux. Dans bien des cas le couple parental a connu des difficultés, soit politiques, soit familiales (par exemple une longue stérilité de la mère : Samson, dans la Bible).

L'occultation du héros

La naissance de l’enfant a été précédée d’oracles ou de songes, accompagnée de merveilles (les « présages »). Souvent ces avertissements se révèlent menaçants pour le père : le nouveau-né est alors rejeté par sa famille, abandonné, « exposé », condamné à périr (Œdipe, Cyrus). La forme la plus répandue de cet abandon est l’exposition sur l’eau : il s’agit là de la mise au jour d’une terreur enfouie, la peur de refaire en sens inverse le chemin de la vie, qui a conduit chacun d’entre nous des eaux amniotiques du ventre maternel à l’existence dans le monde ; en vertu d’une interversion courante dans la vie fantasmatique, au lieu des eaux dans le coffret du sein surgit le motif du coffret perdu au sein des eaux. On reconnaît ici le déluge biblique, les débuts de la vie de Moïse, mais aussi l’exposition de Persée sur les flots dans un coffret en compagnie de sa mère Danaé et sous la protection de son père, qui n’est autre que le maître des dieux, Zeus lui-même.

Cerné par la mort, menacé dès sa glorieuse naissance par un univers hostile, confié aux caprices des eaux (comme encore le roi assyrien Sargon ou les fondateurs de Rome, Romulus et Rémus), l’enfant est sauvé par des pêcheurs (Persée), par des pâtres (Œdipe), par un bouvier (Cyrus), ou même nourri par des animaux secourables (Romulus et Rémus par une louve). Il va mener alors une existence obscure, bien différente de celle à laquelle sa naissance eût dû le faire accéder. C’est la période d’une vie cachée, d’une mort apparente.

Divers événements mettent fin à cette « occultation » du héros. Parfois il a gardé un « signe » de son origine, et on le « reconnaît » (Thésée, Cyrus). Ou il rencontre un jour ses vrais parents, s’attaque à son père, puis est reconnu (Œdipe). Mais le plus souvent il se révèle au monde par des « travaux » éclatants, des exploits. C’est l’« épiphanie » héroïque. Les exemples les plus célèbres de ces « travaux » sont ceux d’Héraklès-Hercule. Le plus typique est le combat contre le monstre. Le fait que, bien souvent, ce dernier veille jalousement sur une jeune fille (Andromède dans le mythe de Persée) suggère que, pour le héros masculin, l’adversaire à abattre n’est autre que le gardien de la mère désirée, une image paternelle. Quelquefois le dragon sera remplacé par un horrible colosse (Goliath dans la Bible, le Morholt dans Tristan et Yseut), ou par une multitude d’ennemis, le grand nombre apparaissant par lui-même comme monstrueux (Samson contre les Philistins, Roland contre les Sarrazins dans La Chanson de Roland). Il existe en effet une relation à peu près constante entre le monstrueux et le multiple : les monstres de la Fable sont généralement des êtres composites, à plusieurs têtes (le chien Cerbère), de plusieurs espèces (le Sphinx). Hugo « voit » dans les deux colonnes qui chargent à la bataille de Waterloo « deux immenses couleuvres d’acier » (Les Misérables, II, 1), ou, dans l’étendue marine aux innombrables reflets : « L’hydre Océan tordant son corps écaillé d’astres ».

Du sauveur au chef politique

Vainqueur de cette redoutable « épreuve », le héros apparaît comme celui qui délivre, le « sauveur » de tout un peuple. Sa grandeur devient telle qu’elle tend à l’imposer comme chef politique. C’est pourquoi ou bien le héros est originellement roi et reprend un trône qui lui est dû (Œdipe, Thésée, Cyrus), ou bien sa coexistence avec le pouvoir politique se révèle difficile, pleine de risques : dans L’Iliade (8e siècle avant J.-C.), Agamemnon a beau être le roi des rois, il fait pâle figure auprès d’Achille et ne s’aventure pas trop à le traiter en subordonné. Dans sa première tragédie, Le Cid (1637), Corneille, entraîné par son imagination de l’héroïsme, éprouve quelque peine à faire entrer Rodrigue dans le cadre politique qui devrait être le sien. Dans la dernière, Suréna (1674), le roi Orode a bien compris que la vie avec les héros est difficile pour les monarques : aussi fait-il assassiner Suréna. Dans certains cas, l’écrivain s’abandonne entièrement à la logique du « modèle » : alors le héros tue le roi, dont la faiblesse, comparée à sa gloire, est dérisoire. C’est ce qui se produit dans Tête d’or (1889), de Claudel. Ce conflit entre le héros et le chef politique reproduit, dans l’ordre de la guerre, celui qui oppose, dans l’ordre religieux, le prophète au prêtre, l’inspiré de Dieu au fonctionnaire, l’âme incandescente à l’être mesquin. Le héros, comme le prophète, tend à être asocial, à échapper aux lois, dans l’Iliade comme dans le western. De là une interrogation insistante dans les démocraties modernes : le régime républicain peut-il s’accommoder de trop « grands hommes » ? On en a beaucoup débattu en France après 1958, lors du retour au pouvoir du général de Gaulle.

Le défi à la divinité

Cette souveraineté du héros, ce flamboiement d’orgueil – le psychanalyste parlera de fixation au stade phallique et de persistance des désirs mégalomaniaques du « moi idéal » – vont finir par conduire à la « démesure ». Ivre de sa grandeur, le héros va défier la divinité elle-même. L’échec et le châtiment ne se feront pas attendre, par exemple sous la forme de la mise à mort du compagnon, du « double » du héros : c’est ce qui advient dans la plus ancienne épopée connue, l’Épopée de Gilgamesh, élaborée en Mésopotamie du 3e au 1er millénaire avant J.-C., avec la mort d’Enkidu, l’ami de Gilgamesh. Il en est de même avec Pirithoüs, compagnon de Thésée : tous deux, en proie au vertige de leur gloire, s’étaient imaginé pouvoir enlever l’épouse du dieu des morts, Hadès.

Tout autre s’avère l’épisode bien connu de la « descente aux enfers » : le héros, ici, n’affronte pas les dieux ; il se lance dans une de ces entreprises inouïes qui, à l’instar du combat contre le monstre, manifestent son être épiphanique. Il s’élance dans un royaume dont aucun des mortels ordinaires n’est jamais revenu, mais lui, il en revient (Ulysse dans l’Odyssée d’Homère, Énée dans l’Énéide de Virgile). Dans le western, les enfers antiques sont remplacés par ces « portes du diables » ou ces « déserts de la mort » que jamais personne n’a pu traverser, mais que le héros, lui, franchira pour ensuite reparaître dans le monde des vivants.

Le héros face à la mort

Un jour viendra où le héros, du fait de sa part humaine, devra affronter la mort physique, inéluctable. Essentiellement invulnérable dans ses conflits avec les hommes ordinaires, il ne saurait être vaincu. Pour assurer sa mort, l’imagination a recouru à deux solutions privilégiées : la première, c’est le traître. L’invincible sera frappé dans le dos, comme le racontent les magnifiques morts d’Achille et, dans la mythologie germanique, de Siegfried : tous deux ont été rendus invulnérables dès leur naissance en étant plongés dans une eau magique, à la réserve du talon pour Achille (puisque sa mère le tenait par l’arrière du pied) et de quelques centimètres du dos pour Siegfried (une feuille est tombée au moment où on le baignait, empêchant la peau d’être atteinte par l’eau). Tous deux seront frappés par derrière par des lâches (Pâris, Hagen). Héraklès est trahi par sa propre femme, Déjanire, qui lui fait endosser une tunique empoisonnée. La seconde possibilité est que le héros, par lassitude des insuffisances de la vie ou pour quelque autre raison, décide librement d’aller au-devant de la mort. Ainsi, dans Le Cid de Corneille, Rodrigue désespéré choisit de se laisser tuer dans le duel qui va l’opposer à Don Sanche, choix sur lequel Chimène seule pourra le faire revenir. Il est au moins un cas où les deux solutions – la traîtrise et la liberté – coexistent : la mise à mort du Christ. Une telle surimpression ne saurait surprendre à propos d’une personnalité qui se révèle une sorte de soleil de la symbolique humaine, ce qui contribue à expliquer sa séduction depuis deux millénaires. La vie de Jésus reproduit de façon originale le modèle héroïque. Il en sera de même de l’héroïne que Michelet considérait comme la plus parfaite imitation du Christ, Jeanne d’Arc.

Mais comment imaginer un héros en proie à l’horreur de la décomposition ? Sa mort apparente est au moins pressentie comme une victoire. Héraklès trahi élève son propre bûcher, mais à peine les flammes surgissent-elles qu’il est transporté dans l’Olympe. De même Jeanne d’Arc agonisante est imaginée par Claudel comme entendant déjà les voix célestes qui l’accueillent (Jeanne au bûcher, 1937). Le Christ, enfin, traverse la mort physique pour s’élever dans une suprême épiphanie, la Résurrection-Ascension. En mythologie, cette dernière victoire porte un nom : l’« apothéose » héroïque.

La fragmentation du « modèle »

Les récits héroïques n’offrent pas nécessairement la totalité des séquences qui viennent d’être évoquées. Si l’on veut bien considérer que ces séquences consistent en des oscillations effrayantes entre la vie et la mort et sont dominées par la loi du contraste, on découvrira que maintes œuvres se sont construites autour d’une seule des oppositions mises ici en lumière. Un enfant obscur devient héros et roi : David. Ou le héros, inconnu de tous, est reconnu à un « signe » : Ulysse par son chien, puis par sa nourrice, puis par les prétendants, à la fin de l’Odyssée. Comme on le voit avec cet exemple, la seule opposition inconnu-reconnu peut donner lieu à plusieurs variations, pour le plus grand plaisir du lecteur ou du spectateur. Ainsi s’expliquent non seulement les trois reconnaissances d’Ulysse, mais aussi les douze travaux d’Héraklès-Hercule, les innombrables combats singuliers de l’Iliade et des formes contemporaines de l’épopée dans la culture de masse. Ces redondances, ces redoublements sont extrêmement nombreux dans les récits héroïques, dont ils contribuent à expliquer la composition « en chapelet », où se succèdent toutes sortes de faits autonomes. Dans les siècles passés, cette autonomie des épisodes a permis à un Louis XIV d’inscrire dans une succession de médailles « l’histoire métallique » de son règne. De même les images d’Épinal ont fait beaucoup pour la diffusion du mythe napoléonien. Aujourd’hui la liberté de ces redoublements favorise la création de « séries » d’aventures, aussi bien dans les bandes dessinées que pour la télévision.

Achille traînant le corps d'Hector
Achille traînant le corps d'Hector
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Le compagnonnage héroïque

Quand l’imagination crée ou magnifie des figures héroïques, elle ne se borne pas nécessairement à présenter des êtres solitaires. Souvent le héros est accompagné d’un autre lui-même, d’un ami à toute épreuve. C’est le fameux thème du « double » : outre Gilgamesh et Enkidu, Achille et Patrocle, Roland et Olivier, Tête d’or et Cébès, Jean-Christophe et Olivier… De même, dans le roman policier ou le western, le héros est fréquemment assisté d’un ami fidèle : Sherlock Holmes n’est pas seul. Pourquoi ce « double » ? Cette amitié virile confère un nouvel attrait au protagoniste, lui permet de parler de lui-même ou d’accomplir de nouveaux exploits. Grâce à l’ami, certains hauts faits interdits à un seul deviennent possibles. Mais surtout ce couple errant de par le monde est plus attachant qu’un héros solitaire, même s’il s’agit d’une parodie de l’héroïsme, comme avec Don Quichotte et Sancho Pança.

Le créateur peut aussi constituer des groupes héroïques : les quatre fils Aymon, les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas, les sept samouraïs du réalisateur de cinéma Kurosawa ou leur transposition américaine, les sept mercenaires. Ces ensembles se retrouvent dans l’équipe sportive ou militaire (le commando de parachutistes, le groupe de résistants), l’équipage (Le Cuirassé Potemkine, du réalisateur Eisenstein), l’armée, le prolétariat messianique de tant d’œuvres épiques des socialismes soviétique ou chinois. Ainsi passe-t-on aisément de l’héroïsme individuel à l’héroïsme collectif.