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Focus

La Chartreuse de Parme face à la critique

À sa publication, La Chartreuse de Parme reçoit une critique dithyrambique de la part de Balzac, qui n’en profite pas moins pour suggérer quelques améliorations à son auteur. Un siècle plus tard, on continue de louer le style de Stendhal et sa capacité à peindre la société et les hommes qui l’entourent, à réunir politique et passion dans un roman au rythme inimitable. 

Honoré de Balzac

« Si j’ai tant tardé, malgré son importance, à parler de ce livre, croyez qu’il m’était difficile de conquérir une sorte d’impartialité. Encore ne suis-je pas certain de la garder, tant à une troisième lecture, lente et réfléchie, je trouve cette œuvre extraordinaire.
Je sais combien de plaisanteries excitera mon admiration. On criera, certes, à l’engouement quand j’ai tout simplement encore de l’enthousiasme, après le temps où il aurait dû cesser. Les gens d’imagination, dira-t-on, conçoivent aussi promptement qu’ils l’oublient leur tendresse pour de certaines œuvres auxquelles le vulgaire prétend orgueilleusement et ironiquement ne rien comprendre. Des personnes simples, ou même spirituelles et qui de leurs superbes regards effleurent les surfaces, diront que je m’amuse à des paradoxes, à donner de la valeur à des riens, que j’ai, comme M. Sainte-Beuve, mes chers inconnus. Je ne sais pas composer avec la vérité, voilà tout.
M. Beyle a fait un livre où le sublime éclate de chapitre en chapitre. Il a produit, à l’âge où les hommes trouvent rarement des sujets grandioses et après avoir écrit une vingtaine de volumes extrêmement spirituels, une œuvre qui ne peut être appréciée que par les âmes et par les gens vraiment supérieurs. Enfin, il a écrit Le Prince moderne, le roman que Machiavel écrirait, s’il vivait banni de l’Italie au dix-neuvième siècle.
Aussi, le plus grand obstacle au renom mérité de M. Beyle vient-il de ce que la Chartreuse de Parme ne peut trouver de lecteurs habiles à la goûter que parmi les diplomates, les ministres, les observateurs, les gens du monde les plus éminents, les artistes les plus distingués, enfin, parmi les douze ou quinze cents personnes qui sont à la tête de l’Europe. Ne soyez donc pas étonnés que, depuis dix mois que cette œuvre surprenante a été publiée, il n’y ait pas un seul journaliste qui l’ait lue, ni comprise, ni étudiée, qui l’ait annoncée, analysée et louée, et même y ait fait attention. Moi, qui croit m’y connaître un peu, je l’ai lue pour la troisième fois, ces jours-ci : j’ai trouvé l’œuvre encore plus belle, et j’ai senti dans mon âme l’espèce de bonheur que cause une bonne action à faire.
N’est-ce que faire une bonne action que d’essayer de rendre justice à un homme d’un talent immense, qui n’aura de génie qu’aux yeux de quelques êtres privilégiés, et à qui la transcendance de ses idées ôte cette immédiate mais passagère popularité que recherchent les courtisans du peuple et que méprisent les grandes âmes ? Si les gens médiocres savaient qu’ils ont une chance de s’élever jusqu’aux gens sublimes en les comprenant, la Chartreuse de Parme aurait autant de lecteurs qu’en a eus Clarisse Harlowe à son apparition. »

« Études sur M. Beyle », Revue parisienne, 25 septembre 1849, p. 273 (à lire sur Gallica).

Paul Valéry

« Victime de son père, victime de gens de bien et de gens sérieux qui l’enchaînent ou qui l’ennuient, esclave assez peu esclave de ces pesants travailleurs du Conseil d’État, les piliers de l’Empire, consulteurs, rapporteurs qui devaient fournir sans relâche à la fièvre du maître, aux besoins d’une France immense et d’une situation perpétuellement critique, leur aliment de réponses, de règlements de détail, de chiffres, de décisions et de précisions, il avait connu de très près, noté, percé, raillé les sottises et les vertus des hommes en place ; observé quelquefois leur vénalité, toujours leur soif de l’avancement, leurs calculs profonds et puérils, leur futilité méticuleuse, leur goût des phrases et de l’importance, les embarras qu’ils se faisaient et qu’ils faisaient ; leur courage incroyable devant ces montagnes de dossiers, ces colonnes de nombres qui écrasent l’âme sans enrichir l’intellect, écritures infinies qui donnent au pouvoir l’illusion d’exister, de savoir, de prévoir et d’agir… Beyle oppose toujours quelque jeune homme pur et quelque homme d’esprit à ces monstres de besoigne, de niaiserie, de cupidité, de sécheresse, d’hypocrisie ou d’envie, dont il a peint tant de fois les visages, les caractères et les actes. »

Variété II, Paris, Gallimard, 1930, p. 82.

Alain

« La Chartreuse, qui fut écrite en six semaines, offre sans doute en sa perfection cette improvisation qui s’accroît d’elle-même, et qui craint de finir. Ce roman n’a pu finir que par les sacrifices que l’on sent vers la fin et qui font que cette fin est une fin. Comme au terme d’une vie, tout se hâte ; et le souci d’agréger, que l’on sait qu’il avait alors, et pour des raisons de librairie, s’accorde avec la nécessité de dire adieu à tant d’amis. Cela même fait un style coupé, qui diffère du commencement, qui ne conviendrait point au commencement. Les premières pages de La Chartreuse prennent de l’air et de l’espace ; elles ressentent le pur bonheur de ne pas finir. Cet élan, cette négligence, ce cours de plume et ce bonheur recommencent en des épisodes qui ne veulent point de fin, et qui sont propres à cette manière de raconter, d’ailleurs inimitable. Je citerai les intrigues de la cour, le combat avec Giletti, l’aventure de Fabrice et de la Fausta, les ridicules de Gonzo le courtisan ; par-dessus tout je citerai la visite à l’abbé Blanès, dans son clocher de Grianta. Il semble que Fabrice interrompe ici sa vie, et presque la recommence. Tout est souvenir en ce grand examen ; tout y est aussi prévision, par l’artifice de l’horoscope ; tout y est contemplation, et invisible, et immobile, par cette prison du clocher. Aussi c’est là que je trouverai le plus haut sommet de la poésie stendhalienne. La procession, les mortaretti, le lac, le bruit lointain des lames, qui ne se souvient de ces pages proprement ravissantes ? Maintenant, que cette manière de se ressouvenir, et, en quelque façon, d’avancer, dépende d’une action d’écrire assurée elle-même par son propre souvenir si proche, et par l’attente, le trou du temps, que laisse la phrase finie, cela je voudrais le comprendre un peu. J’ai quelquefois dit qu’il y avait de l’épique au commencement de La Chartreuse, mais je fus d’abord trompé sur ma propre pensée par cette rencontre qu’il s’agit en effet des armées de Napoléon et de victoires adolescentes. Il faut faire grande attention au double sens qu’ont au moins toutes nos pensées. Et toutefois, lecteur attentif, fais attention à ceci que ma pensée ne montrera son double sens qu’après que le premier sens aura été fixé dans l’écriture. Car écrivant et relisant, je me sépare, comme d’une borne milliaire posée, ou mieux encore, comme d’un autel que j’aurais bâti au carrefour avec de beaux cailloux à la manière romaine. Et en effet ce qui est écrit je n’y peux plus toucher. »

« Stendhal », dans Les Arts et les dieux, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » 1989, p. 806.

Michel Crouzet

« C’est encore un secret de la Chartreuse que l’universel anéantissement de toute laideur et de toute vilenie. Tout se passe comme si l’auteur, délivré de l’indignation ou de l’ennui qui ailleurs menace de le submerger, pouvait évoquer tout acte, fût-il cruel et vil, sans se départir de son allégresse […]. Ici l’odieux, c’est-à-dire, pour l’essentiel, l’évocation de la politique, cette pierre au cou du roman, devient un contrepoint burlesque de l’action. L’anachronisme et la réduction liliputienne des hommes et des conflits suppriment l’odieux en supprimant la similitude de cette petite cour avec nous-même. […] Et la vie de cour, faite de trop impudentes coquineries ou de futilités laborieuses, est aussi, sur le plan affectif, ou sur le plan des valeurs, neutralisée. La politique devient lucide ; y réussit qui sait s’en moquer. Aussi est-elle sans cesse mêlée ou comparée au théâtre. Elle devient poésie comique, plongée allègre dans la fantaisie et l’irrévérence. Un prince, c’est une cérémonie : surtout si comme Ranuce-Ernest il se joue à lui-même la comédie d’en imiter un autre. Ainsi le contrepoint comique, loin de nuire à l’émotion tendre, la renforce ; pour expliquer son goût de l’opera-buffa, Stendhal avait cette remarque révélatrice : « je ne puis être touché jusqu’à l’attendrissement qu’après un passage comique ».
Il y a plus : ce monde injuste et faux n’est pas seulement neutralisé. Il est aussi indispensable à la tonalité heureuse du roman ; de la satire nous entrons dans l’utopie. Stendhal avait vu ce paradoxe de l’injustice politique comme climat humainement chaleureux. Et de fait tout désir y est à nu, et il n’est de relation humaine que selon la faveur. Comment règne et se venge la favorite, comment un ministre gouverne, et fort bien, pour s’enrichir, comment l’intrigue fait d’un prisonnier un archevêque exemplaire, comment un amoureux exalté provoque une révolution : ces actes ramènent la politique à la vie du cœur ; caprice, ou passion, l’arbitraire copie le désir. »

« Préface », La Chartreuse de Parme, Paris, Flammarion 1993, p. 29-30.