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Charles de Gaulle, héros ou grand homme ?

Le défilé triomphal
Le défilé triomphal

© Sasha Masour

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Si les dernières années de la présidence de De Gaulle ont été marquées par de fortes contestations, « Le Général » demeure avant tout dans la mémoire collective comme le sauveur de la France. Figure tutélaire pour les hommes de pouvoir, il fait l'objet depuis sa mort d'un véritable culte au héros.

Aux premiers temps de l’Occupation, dans leur masse, les Français se sentent vaincus et toute reprise du combat leur paraît impossible sous peine de souffrances accrues, d’où leur scepticisme, voire leur hostilité à une résistance en France. Ils n’en exècrent pas moins l’occupant et espèrent une libération venue d’ailleurs. Contrairement aux résistants de l’intérieur – dont quelques centaines peuvent revendiquer une même précocité de l’engagement – de Gaulle échappe à l’anonymat et de quelle manière : « Moi, général de Gaulle… », dit-il aux Français dès le 18 juin 1940, s’investissant de la mission de rassembleur et de libérateur. Ainsi peut-il en décembre 1942 sereinement rabrouer le principal chef de la Résistance intérieure, Henri Frenay  Charvet » dans la clandestinité], qui, à Londres, lui déclare son allégeance en tant que soldat, mais non en tant que citoyen entendant garder sa liberté de jugement : « Eh bien Charvet, la France choisira entre vous et moi ! » La question du choix ne se posera même pas !

L'acte fondateur de la France Libre
L'acte fondateur de la France Libre
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© Institut Charles de Gaulle

La figure du « sauveur »

Pour beaucoup, de Gaulle reste encore celui qui agit par procuration et symbolise l’espoir qui n’engage à rien, tandis que pour d’autres, plus rares, il va représenter l’exemple qui légitime le sursaut. Pris comme cible par les propagandes de Vichy et de l’occupant, de Gaulle n’en devient que plus populaire. Familier par la voix et mystérieux par le visage, parlant d’un lointain où s’enracine l’espoir, il est proche des familles et pénètre dans l’intimité des foyers par l’écoute clandestine de la radio de Londres, premier acte de dissidence sinon de résistance. Reconnu comme chef d’une Résistance unifiée en 1943, il devient une légende et incarne à lui seul la Résistance – ce qui lui vaut d’être couramment appelé « Le Symbole » par le fondateur du mouvement Libératon-Sud, Emmanuel d’Astier de la Vigerie. À la Libération, le général de Gaulle éclipse tous les autres, les précédant d’ailleurs symboliquement dans le cortège du 26 août 1944 aux Champs-Élysées. Il incarne parfaitement deux figures du mythe du « sauveur » décrites par Raoul Girardet : considéré à la Libération, et déjà auparavant, comme le Sauveur-Moïse – le prophète qui conduit son peuple vers la terre promise –, de Gaulle voit sa dimension mythique spontanément réactivée en 1958, cette fois sous la forme du Sauveur-Cincinnatus – celui du vieux sage qui s’est illustré en d’autres temps et dont le passé est garant de l’avenir.

Le défilé triomphal
Le défilé triomphal
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© Sasha Masour

« L’homme du siècle »

Les Français, peu à peu, l’ont reconnu pour tel, même quand l’unanimité affichée pour le « sauveur » dans l’enthousiasme de la Libération, dut céder la place à l’inquiétude de certains résistants face au danger d’un autoritarisme jugé menaçant pour la République, et même si les dix années de pouvoir à la tête de la République après 1958 n’ont pas vu disparaître la minorité opposante de gauche comme de droite. Le départ spectaculaire du Général, le 25 avril 1969, puis sa retraite austère et intransigeante à Colombey- les-Deux-Églises, sont à l’origine d’une véritable montée de sympathie. En 1970, sa mort est marquée par un courant profond d’émotion urbi et orbi, concrétisé l’année suivante par une souscription nationale pour l’édification d’une immense croix de Lorraine près de son village. En 1990, centenaire de sa naissance, cinquantenaire de l’Appel et vingtième anniversaire de sa mort, les manifestations publiques en font « l’homme du siècle ». Et en 2005, trente-cinq ans après sa disparition, une émission télévisée organise auprès des téléspectateurs le plébiscite du « plus grand Français de tous les temps », qui le fait arriver loin devant Louis XIV, Jaurès, Jeanne d’Arc, Napoléon, Hugo, Pasteur, Zidane ou l’abbé Pierre…

Moins spectaculaire et médiatisé, mais peut-être davantage installé dans les profondeurs du pays depuis 1944, le suffrage spontané et discret des conseils municipaux a inscrit durablement le Général au premier rang, toutes catégories confondues, des personnalités honorées sur les voies publiques. Dans une commune de France sur dix, on trouve une voie de Gaulle – « du général de Gaulle » pour les plus anciennes, témoignage d’une époque et d’une société où l’on révérait les grandeurs établies –, ou « Charles de Gaulle », en hommage intime à l’homme plutôt qu’à l’officier.

Le culte gaullien

L’historien Maurice Agulhon a le premier noté l’intérêt de la succession des dénominations odonymiques. Il a marqué combien ces actes symboliques modestes que sont les dénominations de rues par délibération municipale, sont porteurs de signification dès lors qu’ils sont répétés par centaines et milliers. Et, à plus forte raison, quand l’érection de stèles, de bustes et médaillons, voire de statues en pied, fait resurgir une mode commémorative qu’on avait cru disparue avec les excès de la statuomanie des débuts de la 3e République. Ainsi exprimé par leurs édiles sur les rues et places publiques, le sentiment des Français pour le héros gaullien en est venu à se décliner selon les modalités d’un culte, avec ses lieux, ses acteurs et son rituel civique. Chaque année des manifestations se déroulent aux dates commémoratives liées à la personne du Général, 18 juin, 9 novembre (anniversaire du décès), 22 novembre (date de la naissance), ou en écho aux fêtes nationales (8 mai, 14 juillet, 11 novembre), avec un pic lors des anniversaires décennaux. Dans chaque commune concernée, le héros gaullien a son ou ses lieux commémoratifs, parfois sur la voie dont il est l’éponyme, parfois aux abords de l’Hôtel de ville, ou près du monument aux morts. Certaines villes, et pas toujours très importantes, ont parfois deux ou trois voies de Gaulle auxquelles s’ajoute une place ou avenue du Dix-huit Juin. Leur importance symbolique est clairement attestée par leurs dimensions, leur centralité, leur proximité avec le coeur civique de la localité et parfois un environnement local de voies aux dénominations significatives (évoquant la Seconde Guerre, la Résistance et la Libération, la France Libre et les compagnons du gaullisme, etc.). Si leur multiplication est liée à l’évidence au phénomène général d’urbanisation, ce n’est pas la seule raison car nombre de communes n’ont aucun odonyme politique ou même évoquant des personnes. Les autorités décisionnaires sont parfois poussées par des associations gaullistes ou d’anciens combattants et résistants, par une personnalité influente ou par de simples habitants. La couleur politique joue un rôle, certes, mais de moins en moins prégnant plus s’éloigne le passé, comme en témoignent tous les monuments et voies de Gaulle inaugurés dans des communes dirigées par des majorités de gauche, montrant ainsi que la mémoire gaullienne n’appartient pas aux seuls gaullistes ou se disant tels. L’État tient aussi sa place dans ces manifestations locales, particulièrement quand elles ont lieu le 18 juin, décrété officiellement journée nationale commémorative depuis 2006. Cette date a l’avantage de mettre l’accent sur l’aspect héroïque et glorieux du geste d’un homme seul, rassemblant autour de lui ses compatriotes pour les conduire à la victoire.


Le héros entre mythe et histoire
Le héros entre mythe et histoire
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© Germa Belaychaw D.R.

L’essor de la mémoire et du sentiment de fidélité gaullienne se poursuit aujourd’hui avec la hausse du nombre des voies de Gaulle à travers le territoire. Une sorte d’émulation est perceptible, les communes déjà dotées estimant souvent nécessaire de compléter leur hommage initial en l’enrichissant de diverses façons. Parfois la voie retenue initialement est jugée insuffisamment prestigieuse (surtout quand elle a été choisie par un courant politique adverse) et on installe de Gaulle au centre civique, ou bien, de même qu’à la Libération on avait attribué au général de Gaulle les avenues du maréchal Pétain, on retire à Robespierre, à Lénine, à Maurice Thorez pour donner à de Gaulle. Et quand il ne s’agit plus des voies publiques, il reste les monuments : la plaque devient stèle, la stèle reçoit une croix de Lorraine, un médaillon, une reproduction de l’affiche de l’appel À tous les Français ; le conseil municipal ou une association lance une souscription pour un buste en bronze, un monument artistique, une statue en pied. Tout cela, multipliant les occasions d’inaugurations solennelles, alimente un cérémonial civique nouveau qui fait de juin et de novembre les temps forts de la mémoire gaullienne et patriotique. Ce n’est pas tout à fait une nouveauté dans notre histoire si l’on se souvient de la vénération pour le « Napoléon du peuple » au 19e siècle. Mais on observe chaque année l’expansion spontanée de ces manifestations, d’autant plus forte qu’elle correspond aux inquiétudes et aux désenchantements d’un siècle où la place de la France en Europe et dans le monde n’est plus ce qu’elle était.